Après quoi, l’apprentissage se fera sur le tas, on pourra toujours changer de groupe si l’activité régnant dans celui choisi d’emblée ne convient pas à l’un ou à l’autre.
Et le frère leur décrit comment l’entreprise s’est déroulée dernièrement sur l’atoll d’Anaa, là d’où il vient.
C’est ainsi que l’on pourra voir les solides femmes paumotu de Reao, aussi fortes et autant volontaires que leurs hommes, en sueur, leurs longues chevelures noires nouées au-dessus du crâne, arracher des blocs de roches au récif, les charger et les rouler dans les chariots, et bientôt gâcher le mortier.
La collecte et la préparation des aliments vont être également réalisés par des équipes.
Les repas seront pris en commun.
Un immense bâtiment à tout faire, en forme de grand hangar recouvert de feuillage, dans lequel toute la population pourra se grouper servira d’une part d’église provisoire, et d’autre part de salle commune ou tous y prendront ensemble leurs repas dans une convivialité religieuse, avec prière collective avant et après ces repas.
Il va être également constitué des équipes de pêcheurs ainsi qu’un groupe de cuisiniers et de cuisinières.
D’autres encore iront, comme par le passé, sur le rivage du lagon, dans les faibles fonds, ramasser les bénitiers pour l’alimentation des cochons et des chiens, et occasionnellement pour les humains.
Les fillettes garderont les bébés et les petits enfants ; les plus grandes iront puiser l’eau et ramasseront aussi les bénitiers dans le lagon.
Les tout petits assisteront, dans les bras de leurs aînées aux leçons de catéchisme et à l’apprentissage du calcul ; car les travaux scolaires et l’éducation ne vont pas être arrêtés, ils seront ralentis seulement.
Pour les grands comme pour les petits, adultes intéressés et enfants mêlés, il n’y aurait rien de changé, on dessinerait et on écrirait toujours les signes et les chiffres sur le sable avec un bâtonnet.
Le père leur avait dit que le prochain bateau apporterait pour chacun d’eux, un ou deux cahiers et peut-être plus, ainsi que des crayons.
Les écoliers connaissaient par cœur les noms de ces fournitures qu’ils avaient pu observer entre les mains du père et des catéchistes, ils les attendaient avec impatience.
Ils allaient les percevoir et par la suite, ils ne voudraient plus retourner sur les marae, là où ils ne trouveraient pas ce que leur procurait le Dieu du père Roussel.
Ah ! mais c’est que l’école est devenue très intéressante depuis que le frère Amete est arrivé.
En effet, il joue du vivo, son vivo est une clarinette.
En voilà une curiosité !
Ici certains hommes ou femmes jouent du vivo, cette flûte que l’on peut construire rapidement avec le pétiole creux de la feuille du papayer.
La population - enfants comme adultes - est intéressée au plus haut point par ce nouvel instrument et par sa musique qui a beaucoup plus de volume que les vivo locaux.
Du reste, on va apprendre à chanter des cantiques et d’autres morceaux religieux, et la clarinette jouera des airs qui seront vite appris par tous et que l’on chantera en groupe.
Toutes les réunions, qu’elles soient scolaires ou religieuses, commencent maintenant par un cantique joué à la clarinette ; les élèves de tous âges accourent aux premiers accents et se mettent instinctivement à chanter pendant que le frère joue.
Et bientôt, ces chanteurs qui sont vraiment doués, trouvent instinctivement les harmoniques et chantent à plusieurs voix.
Cette grande « flûte », que l’on ne jette pas après usage, comme on le fait de la queue de la feuille de papayer, les subjugue, car après s’en être servi, elle est démontée en trois morceaux.
Elle est alors, à chaque fois, nettoyée et enveloppée dans un chiffon, ensuite, elle est logée avec soin par son propriétaire, telle un de leurs dieux anciens, dans un petit coffret de bois ; ils se demandent alors si ce vivo est un atua, un dieu.
Mais si c’est un dieu, alors selon eux, il est bien mal loti et certains ont pensé et ont dit que quand l’église sera construite, le vivo d’Amete y trouvera sa place dans une niche, comme celles des marae et spécialement conçue pour lui.
A cet instrument de musique, Amete y apporte une attention constante, car il sait, il s’en est rendu compte, lui aussi, que les Pomotu sont aussi chapardeurs que farceurs, il a déjà subi, quelques piratages d’objets.
La clarinette est un instrument de précision qui pourrait souffrir de quelques dégradations en subissant un tel rapt, cela nuirait à son fonctionnement.
Il n’y aurait pas moyen d’y remédier, il n’y pas de luthier au fond des îles Tuamotu et la musique jouée par cet instrument est un des facteurs majeurs permettant de garder l’assiduité des Paumotu aux leçons pour l’enseignement de la religion.
En un mot : un facteur de l’évangélisation de cet atoll.
Frère Amete a donc la tâche, avec les Mangaréviens, de diriger la formation de tous ces travailleurs bâtisseurs néophytes.
Et l’on s’attaquera de suite à l’éducation des carriers qui auront la charge d’arracher au récif, côté océan, les blocs de roches dont les uns seront taillés, les autres fragmentés pour la construction, et d’autres encore, débités en plus petits morceaux et cuits afin d’en tirer la chaux.
Les Reao savaient déjà arracher au récif de gros quartiers de roches pour les besoins de leur marae, en employant des leviers de bois ; le frère les initiera à l’usage des pics, des pioches, des barres et des leviers métalliques.
Et puis, pendant que d’autres, hommes ou femmes, à la masse, casseront ces blocs, apporteront sur les lieux du chantier ces pierres à bâtir ainsi que des brouettées de sable blanc de corail qu’ils auront tamisé, on en viendra à la fabrication de la chaux qui sera cuite en plein air.
Il faudra donc couper quelques gros arbres, des tohunu principalement, pour alimenter les foyers ; ces beaux arbres sont nombreux et vont faire les frais de l’entreprise.
C’est alors que serpes, scies, haches, maillets et coins entrent en action et encore une fois après que le frère, en soutane, en sandales, qui est partout, qui voit tout, qui suit tout et qui sait tout, ait encore donné des conseils pour l’emploi de ces outils afin d’éviter les blessures comme celle que Keha s’était faite avec la scie « empruntée » et dont il ne savait pas se servir.
Par contre, quelques anciens ont demandé au père de préserver les tohunu qui se trouvent sur les points hauts, ces beaux arbres aux feuilles duveteuses, car ils peuvent servir de refuges en cas de violentes tempêtes ou de montée des eaux quand survient un cyclone.
On se rappelait y avoir quelquefois grimpé, et que les ancêtres s’y étaient réfugiés, afin de ne pas être entraînés par les vagues gigantesques qui peuvent submerger l’île à ce moment-là ; des histoires légendaires, racontaient ces catastrophes lointaines.
Et c’est ainsi que les tohunu de la région côtière de Tapu Arava furent tous épargnés et conservés ; puisque c’est ici le point le plus haut de l’atoll, il sera automatiquement le lieu de refuge pour tous à partir d’aujourd’hui si une tempête survient, le regroupement de la population étant en grande partie maintenant effectué.
Avec tout ce monde au travail, une grande animation règne dans le pays comme cela ne s’est jamais vu. Metua Rute est satisfait pour le moment, mais il sait aussi que les Polynésiens se conduisent comme de grands enfants : tout nouveau, tout beau, dirait-on, et que l’ambiance pourrait retomber bientôt, on l’a vu par ailleurs, sur d’autres îles, lors de travaux identiques.
Aussi, le frère est parfois obligé de les freiner, leur ardeur ne pouvant correspondre à l’allure normale de travailleurs qu’il faut que chacun adopte afin de ne pas être essoufflé, de ne pas se retrouver en manque d’énergie.
En fait, c’est à qui roulera une brouette de sable le plus vite ; c’est à qui aura arraché du récif la plus grosse roche dans le minimum de temps, à qui manœuvrera la hache et la scie le plus rapidement.
Les missionnaires expliqueront à leurs ouvriers que la meilleure façon de travailler est d’aller lentement, toujours au même rythme et de faire, de temps à autre, en parlant entre eux par exemple, quelques pauses, quelques très courts arrêts de relaxation.
Quinze jours après le début de ces travaux, un dimanche, le père baptisa la majeure partie de la population qui habitait à Tapu Arava, excepté les sorciers et ceux qui se tenaient encore plus ou moins souvent dans leur entourage, ainsi que ceux - mais bien peu - qui ne désiraient pas participer aux travaux collectifs.
Une grande fête eut lieu, les catéchumènes chantaient alors qu’Amete jouait les chants et les cantiques avec sa clarinette ; une longue procession, sur un chemin spécialement balisé, s’étirait depuis le lagon jusqu’au village où était bâtie l’église provisoire.
Chacun reçut sur la tête les eaux du baptême, accompagnées de la formule rituelle.
Dans le milieu de l’après-midi, eut lieu un grand et joyeux kai kai.
Le dimanche suivant, ce fut la communion pour presque tous ceux qui avaient été baptisés et qui étaient correctement instruits dans la religion catholique - katorika, comme disaient les katekita tahitiens - selon les appréciations du père après interrogation, et non seulement sur les rapports de ses catéchistes.
Une semaine plus tard, ce fut le mariage de nombreux couples, une centaine peut-être.
Le père avait jugé que, pour les mariages, il ne fallait pas perdre de temps puisque les couples existaient déjà ; beaucoup s’étaient récemment formés, après la seconde épidémie, il lui fallait confirmer rapidement ces unions.
Mais ceux qui fréquentaient encore les tahunga peu ou prou, même instruits, n’eurent droit à la réception d’aucun de ces trois sacrements : baptême, communion, mariage.
Après quoi, comme les travaux de construction de l’église en pierre avaient bien démarré, laissant la direction de l’entreprise au frère Amete et la partie religieuse une nouvelle fois aux katekita, le père Roussel prit la décision de partir en pirogue vers Puka Rua afin d’établir sur cet atoll une nouvelle mission évangélisatrice identique.
Il choisit cette fois-ci, comme catéchistes, deux personnages de Reao, parmi les plus instruites dans la religion et qui présentaient les meilleurs gages de stabilité dans leur foi.
Ils iraient sur l’île « d’en face », choisis mais aussi volontaires, avec leur épouse et leurs enfants.
Cela ne posait aucun problème puisque nous savons que les habitants de Puka Rua et ceux de Reao sont en famille.
André Pilon