J'ai déjà écrit l'escale du Golo à Manille lors de sa grande traversée dans le post les LST, je vais vous la resservir ici;
24 janvier 1952, (appareillage escale terminée)
Poste de manœuvre pour l'appreillage à 8 heures ; pas de problèmes nous sommes rôdés ( Voici 40 jours que nous avons quitté l’Amérique avec notre Golo) et la mise en place se fait sur les chapeaux de roues et chaque fois que notre SM fusilier capitaine d’armes s’en vient rendre compte à la passerelle c’est dans les 10 à 15 minutes et c’est toujours RAS. Du reste, moi qui suis en communication avec mon téléphone portable (autour du cou et sur les oreilles) avec les deux machines et avec manœuvres avant et arrière, je sais que tout le monde est à son poste en ces lieux-là et je l’ai déjà rapporté au commandant qui l’a reçu à chaque fois d’un : Bien !
J’ai mal aux mains, depuis quatre jours j’ai des espèces de boutons qui forment une petite pustule de pus et qui me démangent, cela me gêne un peu pour travailler ; j’aurais pu être exempt, mais dans ce cas, un exempt n’a pas de sortie et pas d’excursion. Avant-hier matin donc, avec un LCVP, le QM infirmier m’a emmené à Subic bay ; il m’a présenté à un toubib américain de la marine, je crois, qui m’a gratifié d’une piqûre de je ne sais quoi, c’est de la pénicciline m’a-t-on dit, c’est nouveau et je suis peut-être le premier du Golo a avoir une piqûre de ce produit ? Tout ces bobos se passeront pendant les prochains jours de mer et on n’en parlera plus.
Pendant notre escale le premier jour, je suis allé en excursion, en fait nous avons surtout visité en car Manille et sa banlieue. Et j’ai noté, d’un air un peu étonné, - j’ai osé noter dirais-je - dans la banlieue çà ne sent pas toujours la rose, du ton du petit français, bien propre, et bien savonné. Je le sais maintenant, c’était les odeurs de l’Asie, il faut les connaître pour les aimer. Nous, on arrive on ne connait pas les villes comme Manille, Saigon ou Haiphong, et d’autres encore, où l’odeur des humains et de leurs activités dominent avec celle du poisson. On s’y fera, et bien sûr, et de l’Indochine, et de l'Asie, nous en resterons marqués pour la vie.
Il y a eu service du samedi pendant les trois jours. Dans la matinée il y a eu encore des trucs à embarquer, venant de Subic Bay : des caisses des bidons… Dans l’après-midi, à plusieurs, nous avons passé tout notre temps en ville. Bien sûr, nous n’avons pas visité le quartier des banques, du théâtre ou bien les musées, il y avait beaucoup d’autres lieux à voir et disons qu’il y avait plein de demoiselles abordables et toutes prêtes à vous dissuader d’aller au musée ou au jardin botanique.
Il est de bon ton de dire en parlant des marins qu’ils ont une femme dans chaque port. Je ne sais pas si c’est vrai mais assurément dans une ville portuaire comme Manille il ne faut pas faire beaucoup d’effort pour y trouver l’âme sœur. Nous savons ce qui se passe dans nombre de pays du Sud-Est asiatique avec le tourisme sexuel, alors c’était déjà ainsi à Manille en 1952. Et les membres de l’équipage du Golo pourraient être accusés d’avoir fait ce genre de périple.
Mais je me refuse à dire quoi que ce soit de mal pour toutes les demoiselles qui nous offrirent l’hospitalité pendant notre escale à Manille, elles étaient tellement gentilles. Etait-ce dans un quartier spécial que cela se passait ? je ne le crois pas. Quand un bateau fait escale, dans de nombreux ports c’est une forme de gagne-pain pour une frange de la population, je l’ai constaté dans cette ville.
Mais j’en suis reparti amoureux ! Comme elle était jolie cette jeune fille de Manille. Elle avait 19 ans ; comme toutes les autres : habillée simplement, un pantalon et caraco bien propres, de longs cheveux asiatiques, et du plus noir, comme nous les connaissons. Elle s’appelait Dolly Zamora ; Zamora était son nom de famille, un nom nouveau qu’avaient donné à ses ancêtres les colonisateurs et les religieux espagnols ; quant à son prénom : Dolly, comme c’est bien américain, ce devait être son prénom d’hôtesse. Elle était cultivée, elle avait été pensionnaire chez les religieux, chez les Maristes, si j’ai bon souvenir ; elle en était sortie il y a très peu de temps je crois ; elle parlait à peu près bien Anglais et comme j’avais pu apprendre quelques mots aux USA, on arrivait à se comprendre. Et puis, chacun le sait, les mots employés sur l'oreiller sont vite connus.
Arrivé à Haiphong, j’écrirai à ma première amoureuse asiatique, elle m’a répondu, de belles et gentilles lettres et sur du beau papier. Notre correspondance, un peu absurde, pour laquelle il me fallait un dictionnaire pour comprendre les mots ( et pas tous) dura plusieurs mois. Moi je lui écrivais en « p'tit nèg ». Et puis, loin des yeux, loin du cœur… mais je suis persuadé qu’elle était amoureuse aussi.
Enfin bref, en quittant Manille ce matin je suis amoureux et j’ai le cafard. Il est bien vrai que c’est la première fois que je serre dans mes bras une fille d’Asie ; il y en aura d’autres mais je me souviendrai toujours de celle-ci.
Nous quittons la rade de Manille vraiment au ralenti car il y a de jolis nombreux bancs de brume (jolis, si l’on peut dire) et les nombreuses épaves qui demeurent là nous regardent passer sinistres, tels des fantômes de navires perdus dans la brume du grand large. De temps à autres, quand ce brouillard devient un peu plus épais et dangereux on émet à coups de sirène les signaux réglementaires. Et puis Manille dont on n’a rien vu ce matin avec cette brume restera caché derrière nous et s’éloignera pour toujours.
André Pilon