Arrivée à Pont-Réan
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Vers dix heures, ce matin du 14 février 1950, six camions pénètrent dans le camp de Pont-Réan où est implanté un Centre de formation maritime. Dans chacun de ces véhicules, puant la fumée d’essence mal digérée, se trouvent une vingtaine de jeunes garçons qui viennent principalement de la moitié nord du pays. Ce sont de jeunes engagés dans la Marine, et moi, je fais partie de ce contingent. Personne n’en mène bien large et, si dans le train de Paris que j’ai pu pris au Mans, nous avons pu faire un peu les fous, la joie n’y est plus. Après que nous eûmes signé notre engagement à Rennes et avoir enfourné chacun en poche un papier sur lequel était inscrit notre matricule (78 L 50 pour moi), plusieurs qui avait la langue bien accrochées se sont fait remettre à leur place, ce qui a fait tomber l’ambiance de deux ou trois crans. En effet, joyeux, animés tels des collégiens se rendant en vacances, nous avions parcouru toutes les coursives du train en parlant fort, braillant presque, et assurément tous les voyageurs (qui devaient en avoir plein de dos à la fin) savaient que nous allions à Tahiti, et que un peu plus tard, nous irions à Saigon. En effet, on appelait, officiellement ou non : Tahiti, la partie de ce camp où se tenait les compagnies d’incorporation, en gros pendant quinze jours, et Saigon, le reste de cette grande surface remplie de baraquement en bois, au centre de laquelle trône un petit château bordé de douves pleines d’eau.
Les camions stoppent donc au lieu dit Tahiti, on nous fait descendre, avancer et aligner un peu, ce qui est tout à fait nouveau pour nous. Chacun a une valise à la main. Un gradé, un second maître dont je me souviens bien du nom, SM l’H… nous demande d’ouvrir ces valises pour inspection, car ajoute-t-il, ici, vous ne devez pas avoir d’alcool : c’est interdit. Effectivement, trois ou quatre bouteilles de calva ou autres eau-de-vie furent découvertes, offertes par un grand-père, sans doute, et immédiatement cassées sur le muret bordant un caniveau. Deux matelots du contingent précédent, pour qui nous étions des bleus, exerçant la fonction de rondier, le bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles, la jugulaire à poste, semblant rigoler, après avoir mis les bouchons dans leurs poches, ramassèrent les morceaux de verre, délaissant le bon jus qui, dans le caniveau, s’écoulait lentement en direction de Saigon.
« Alignez vous sur trois ! maintenant… » On commence à apporter un peu de précision dans l’alignement et plus personne n’ose piper….
- Mais monsieur, objecte l’un des arrivants…
- Y a pas de monsieur dans la marine ! Moi je suis le QM untel, et tachez de voir à partir d’aujourd’hui à apprendre les grades…
Et tout naturellement, quand l’un d’entre nous s’adressait à l’un des gradés, ne conaissant pas son grade, il l’appelait : monsieur ; ce qui attirait automatiquement le foudroyant : y a pas de monsieur dans la marine.
On nous dirige vers une baraque où l’on va nous attribuer un lit, et puis une assiette et un quart, ainsi que cuillère, fourchette et couteau à chacun. Et peu de temps après le repas, mon premier repas dans la marine dont je ne me rappelle pas le menu, ce sera l’épisode mémorable de la douche et la découverte des sabots.
La mémorable douche du 14 février 1950
Une heure après la fin du repas, nous nous rassemblons, nous reprenons notre alignement par trois et on nous informe que nous allons passer à la douche et ensuite préparer un paquet de nos habits civils qui retourneront chez nos parents respectifs.
Nous laissons dans la salle A, nos habits civils, puis, nus comme des vers, c'est le grand nettoyage : eau chaude, savon à profusion, une cinquantaine de pommes de douche. La grande lessive devant les gradés qui, sachant bien que pour beaucoup c’est une expérience toute nouvelle, expliquent à certains comment il faut faire pour se laver, se doucher ; ils se chargent aussi d'encourager ceux qui sont intimidés de se retrouver nus comme le jour de leur naissance. Et c'est bien vrai que la majeure partie d'entre nous n'a jamais pris une douche, et n'ont jamais montré leurs attributs en public. Moi, je ne m’étais jamais douché mais j'avais pu montrer mon zizi au Préfet du Loir-et-Cher lors du conseil de révision que j'avais passé l'année dernière ; un médecin avait même vérifié devant lui, tripotant avec ses doigts au bas de mon ventre pour constater si tout était conforme. Tout en tâtant, tout en triturant, il s'agissait que ce médecin puisse compter jusqu'à deux, afin d'être déclaré : bon pour le service.
En effet, quand il annonça : « deux ! », au préfet, à haute et distincte voix, le représentant de l’Etat me notifia que j’étais « bon pour le service », ce qu’un écrivain inscrivit en regard de mon nom, sur une feuille de papier qui était la liste des jeunes convoqués.
Je prends la douche et je barbotte et me savonne comme un fils de bourgeois détenteur d'une salle d'eau chez lui. La séance est assez comique, il y a des réfractaires qui restent les deux mains obstinément plaquées sur leur bas-ventre, et déjà de la part des forts en gueules, les quolibets fusent. Les Parisiens qui ont la langue bien accrochées se moquent d'eux, et c'est à qui en rajoutera et les gradés laisse faire.
C’est le grand récurage collectif, le savon mousse et fait des bulles ; comme des petits gamins, on forme ces bulles entre le pouce et l’index et on souffle dedans jusqu’à ce qu’elles éclatent. D’autres jouent à la gargouille, il s’emplissent la bouche d’eau et la font gicler à jet lent et continue en direction des apeurés. Mais certains n’ont pas encore osé enlever leurs mains de sur leurs attributs, ils ne se décident pas à les montrer, et n’osent même pas se placer sous une pomme de douche, restant désespérément dans un coin, alors qu’on leur jette de l’eau de partout et qu’ils sont autant mouillés que leurs camarades. On joue ; on leur donne des claques sur les fesses, ils ronchonnent, on les pousse, on leur met un savon entre les mains pour les encourager.
J’ai l’impression que je viens de me débarrasser d'une certaine enveloppe, je n'ai plus de lien avec le monde campagnard que je viens de quitter après avoir pris mon train ce matin à Blois. La date de ma première douche est inscrite à jamais : quatorze février 1950.
Comme c’est bon ce que je viens de découvrir là : une douche. Alors que je m’essuie, après être passé dans un sas ou pendouillent une centaine de serviettes accrochées à des patères, il me semble que je deviens aérien, léger comme un fétu de paille ; comme elle me pesait lourd cette crasse dont tous les pores de ma peau étaient colmatés !
Mes habits sont dans la salle A, je ne m'en vêtirai plus, c’est prévu ; serviette à la main, nous passons maintenant tout nus dans la salle B. Les garçons qui m'environnent ont l'accent de leur terroir, les Bretons et ceux du Nord emploient des mots que je ne connais pas, des mots de leur langue ou de leur patois. Il n'y a que la gouaille des parisiens, qui en rajoutent sur tout, que je pige à peu près bien. La-dessus, les gradés qui nous pilotent ont un langage dans lequel beaucoup de terme et de vocables de marine apparaissent. Mais attention, eux-aussi ont la langue bien accrochées et en quelques mots ils descendent en flamme les titis parisiens qui comprennent rapidement que, même si ce fut la fête à la douche que c'est bien fini le temps de rigoler, qu'ils sont déjà : en service ; et puis, ils apprennent en se l’entendant dire que l'on a pas été les chercher chez eux, qu'à Rennes ils ont signé leur engagement, qu'ils sont maintenant des militaires, qu'ils n'ont plus qu'à la fermer et obéir. En quelques minutes, après ce coup de gueule d'un quartier-maître chef grand comme une armoire, voici donc que ce profile un changement radical de mode de vie ; il faudra que quelques-uns en rabattent, je le sens bien, et pour plusieurs ce ne sera pas facile, et il y en a deux ou trois qui nous quitterons pour retourner chez « leur mère ».
Dans la salle B, c’est là que l'on commence à nous habiller en marin. Aux portemanteaux, se trouvent des sous-vêtements : tricots et caleçons, à chacun de se servir et de se vêtir de ces deux articles, un autre quartier-maître évalue les tailles et aide chacun d’entre nous pour le choix. Un caleçon ? comme la douche du reste, c'est quelque chose de tout nouveau pour beaucoup, et il y a même un tricot de peau, le fameux tricot rayé du marin ! c’est l’opulence.
Malgré cela, après cette séance de décrassage et ce changement d'habits, personne n'a l'air trop désorienté. On nous dirige ensuite vers une salle au fond d'un couloir :
- Vous trouverez des chaussures là-bas, disait un autre gradé aux galons dorés, qui fut vite surnommé « Mitraillette » par les Parisiens, parce qu'il bégayait un peu. En fait, ce gradé, un maître - je ne connaissais pas encore les grades, mais je m'en rappelle - Ce gradé disais-je, se fichait bien de notre binette et riait sous cape ; en fait de chaussures, il y avait dans un angle de la pièce, un énorme tas de sabots de bois en vrac ! tous sabots d'occasion et mélangés. Ils avaient servi aux apprentis matelots des contingents précédents qui en furent affublés pendant quinze jours, comme le nôtre allait y être pendant une même période correspondante au temps de l'incorporation. En fait, c’était un tas de demi-paires de sabots
Il nous fallut choisir dans cet amoncellement et chacun pour soi, deux demi-paires de sabots. Il nous fallut essayer de les marier afin d'en faire une paire à peu près convenable, deux sabots usés de façon identique. Et puis ce fut l'apprentissage. Dans notre groupe, la majeure partie n'avait jamais porté : ces « trucs en bois », comme disait l’un des Parisiens qui était désespéré et qui n’en avait peur-être jamais vu par chez lui ; certains d’entre eux avaient été incapables de choisir et pour beaucoup d'entre nous il était impossible de se déplacer ainsi équipé. Pourtant au bout d'une demi-heure, quand la séance d'habillement en sous-vêtement fut terminée et que chacun fut nanti de sa paire de sabots d'occasion, il fallut bien se rassembler. Personnellement, ainsi que cinq ou six paysans bretons, nous n'eûmes aucun problème, il n'y eut pas d'apprentissage, et ces pauvres parisiens qui nous traitaient de ploucs l’instant d’avant, nous enviaient ; ils en avaient le caquet un peu rabattu.
Personne n'a pris de photos à cet instant et c'est bien dommage, le tableau souvenir d'une centaine de garçons, marins depuis quatre heures, en caleçons blancs, tricots rayés et en sabots de bois, aurait été mémorable.
C'est le lendemain, après que nous eûmes le jour même perçu pantalon, vareuse, tricot et bonnet que commença l'apprentissage de la marche au pas comme tout militaire doit savoir faire. Dans cette partie du camp de Pont-Réan que l'on appelait Tahiti : Une, deux ; une, deux ; gauche, gauche, sous les ordres de « Mitraillette » et d'un ou deux quartiers-maîtres qui ne nous lâchaient pas (heureusement qu'ils ne bégayait pas pour les une-deux), la compagnie d'incorporation s'ébranlait dans un bruit plus ou moins rythmé et sabotant.
Mais on sème des apprentis marins tous les quinze ou vingt mètres ; bien que nous ayons une paire de chaussette, le contact entre le bois et le dessus du pied est insupportable ; la douleur, pour ceux qui bientôt ont la moindre ampoule, la moindre blessure, est intolérable. Ils rejoignent la compagnie les sabots en main, marchant en chaussettes sur le sol breton toujours mouillé, en ce mois de février.
Au bout de trois jours, un tiers environ de notre contingent était exempt de chaussures pour blessures aux pieds ou ampoules crevées qui ne guérissaient pas. A vrai dire, il n'y avait que quelques bretons et moi-même qui avons très bien résistés à cet affreux test des sabots de marin. A la mi-février, le temps était pluvieux, Les blessés devaient garder la chambre et rester les pieds nus, n'ayant rien d'autre à se mettre, puisque les chaussures de ville avec lesquelles chacun était arrivé ici avaient été renvoyées avec les habits, par colis postal, chez nos parents respectifs, le lendemain du jour qui suivit cette mémorable douche.
Cet emploi des sabots dura deux semaines, puis les formalités de rentrée dans la Marine étant terminées, notre compagnie d'incorporation fut habillée correctement et munie de vraies chaussures à tiges, toutes en cuir et bien à la taille de nos pieds. Le premier mars, nous quittâmes alors le lieu-dit Tahiti pour Saigon, inclus également dans ce camp de Pont-Réan. Et là se terminera pour moi comme pour les autres l'usage des sabots de bois. Ces reliques retourneront par demi-paire rejoindre le tas, et un peu plus râpés, en attendant l'arrivée d'un nouveau contingent de « bleus ». Commença aussi pour moi, à cette date, le port du bonnet à pompon rouge et du col bleu.[/spoiler]
André Pilon
Dernière édition par PILON le Mar 18 Mar 2008 - 21:33, édité 3 fois