Les leçons de l’Océan: (4) L’empire maritime des Grecs
Par l'Amiral Guy Labouérie, membre de l'Académie de Marine (1). Brest, le 30 avril 2005 (©).
Il n’est plus culturellement correct de s’intéresser aux anciens Grecs... et pourtant!
Vivant dans un espace fermé, maritime et immense pour leurs moyens, celui de la Méditerranée, leurs cités indépendantes, héritières des Phéniciens, vont développer, indépendamment de leurs concurrences internes allant parfois jusqu’à la guerre, une stratégie commerciale astucieuse pour étendre leur influence à tout cet espace. Face à l’immensité du monde “barbare” qui les entoure elles ne peuvent pas s’appuyer sur leur démographie insuffisante et leurs forces limitées. Aussi, plutôt que de conquérir de vastes territoires dont elles n’auraient que faire et où elles risqueraient de se perdre, faute de pouvoir les contrôler en permanence, elles comprennent et mettent en œuvre que la condition pour réussir leur expansion aux moindre frais financiers et humains repose sur le choix d’implantations de cités-filles devant les rendre attirantes pour l’extérieur et faciles à défendre par le contrôle des voies de communications maritimes correspondantes. Dès ce moment-là émerge la pensée stratégique maritime qui fera la force des véritables nations maritimes qui prendront la suite de ces cités des siècles plus tard. Ce n’est pas la conquête physique des territoires qui est importante, mais l’investissement commercial et culturel permettant de les “gouverner” à partir de quelques emplacements privilégiés.
Cette vision de l’usage de la mer ne peut qu’aller dans le sens d’un accroissement de ses propres richesses par un juste retour d’investissement et une expansion de sa culture qui ne peut que les renforcer.
Les Grecs iront bien au-delà. Sur une carte, l’ensemble des cités grecques, leurs filles et leurs liaisons maritimes, ce n’est rien d’autre que ce que nous appelons un réseau, simple application du filet du chasseur et du pêcheur permettant depuis des siècles d’attraper oiseau ou poisson sans les voir dans des buissons ou des eaux troubles. D’autre part, ce qui sous-tend le choix de cette politique c’est l’intelligence de la situation que l’on retrouve aussi bien dans leur mythologie que dans les aventures d’Ulysse. Il faut avoir cette intelligence pour réaliser ses objectifs au meilleur coût, humain et matériel avec les actions et procédés correspondants, et seule “métis” la donne. Cette notion de métis fut ressentie comme tellement importante qu’elle a été déifiée dans la mythologie correspondante. Métis est l’intelligence, le discernement, la capacité de toujours revenir aux objectifs recherchés par le Projet, en orientant et réorientant l’action. Pourtant on n’en parle guère et certains grands auteurs, y compris Homère, n’ont pas un mot pour elle. Aussi est-il d’autant plus significatif que ce soit dans la recension probablement la plus ancienne de la naissance des dieux et du monde, celle d’Hésiode, qu’elle apparaisse en tant que déesse.
Sans entrer dans leurs détails passionnants, rappelons qu’à la suite de la naissance de Zeus contre la volonté de son père Chronos, le “Temps”, une guerre éclate entre tous les dieux pour assurer la stabilité du monde sous un règne définitif. Les Cyclopes vont fournir à Zeus la Foudre, la force directe, qui va faire des ravages mais insuffisamment pour emporter la décision. Aussi sur le conseil de sa mère, Zeus va-t-il s’allier avec Métis, l’Idée, la fille d’Okeanos, “l’Océan” , pour profiter des capacités et des ruses de son intelligence. C’est l’intelligence d’une déesse marine, capable “chaque fois que nécessaire d’inventer un plan adapté aux circonstances, de trouver l’issue pour sortir des situations difficiles” (Détienne et Vernant), procurant à Zeus toutes les ressources de la force indirecte et des procédés adaptés, particulièrement les ruses et métamorphoses. Ce faisant, Zeus dispose désormais pour mener son combat de ce que quelques siècles plus tard Sun Tse appellera le Chen’g et le Ch’i. Grâce à ce mariage de la force directe et indirecte, il gagne contre Chronos et ses alliés et la paix s’établit chez les dieux. Comme remerciement pour son aide, il fait de Métis “qui en sait plus long que tous, dieux et humains mortels” sa première épouse. Toutefois lorsqu’il apprend qu’elle attend un enfant de lui, les ennuis des deux générations précédentes des dieux avec leurs pères respectifs lui revenant en mémoire, il avale Métis enceinte pour résoudre définitivement le problème. Dès lors, cumulant en lui la force directe et la force indirecte et ayant vaincu Chronos, il manifeste que, dans quelque organisation que ce soit, le Stratège est celui qui maîtrise le Temps et dispose des ressources des forces directe et indirecte alliées à l’Intelligence des choses et des êtres. Il est la tête et ne peut déléguer cette fonction stratégique sans disparaître au profit de celui qui l’assurerait à sa place. Le désordre c’est fini, et lui, Zeus, est le Stratège du monde. On est très loin des multiples prétentions à la stratégie que l’on constate à travers la littérature et les déclarations et les échecs d’aujourd’hui.
On pourrait développer considérablement cette analyse. Toutefois le plus intéressant c’est la naissance, non sans mal mais significativement par la tête, du « bébé » de Métis, Athéna. Elle naît armée de la lance ( la force directe) et du bouclier à figure de méduse (animal à métis, super pieuvre de la force indirecte), et sera la protectrice de toutes les cités grecques et de bien d’autres choses encore, en particulier de la maîtrise et de la conduite à travers les dangers et les difficultés du “cheval et du navire”, les deux moyens avec lesquels l’Europe conquerra plus tard le monde. C’est la déesse de la conduite intelligente, dans les mers et les tempêtes, dans la nuit, le brouillard, le flou, les courses de chevaux, les affrontements et guerres de toute sorte et comme telle, digne fille de sa mère l’oubliée, elle dominera toute l’histoire des cités grecques.
Même s’il n’apparaît pas clairement que les Grecs aient développé l’idée de Projet au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est ainsi, néanmoins, que l’établissement de leur empire commercial s’est réalisé dans la pratique. C’est un triomphe de l’esprit maritime qui permettra à leur culture de se répandre dans tout le bassin méditerranéen et d’avoir une influence globale très au-dessus de ses capacités matérielles. La supériorité de leurs idées est telle que lorsqu’un peuple, plus nombreux, plus puissant, celui de Rome, prendra le dessus dans cette mer fermée pour conquérir et créer un empire qui durera des siècles, c’est la mythologie grecque à peine modifiée qu’il adoptera. Il deviendra également, en détruisant Carthage (146 av. JC), la première puissance navale de l’Antiquité occidentale faisant de la Méditerranée le centre de gravité de sa puissance, de sa richesse, de sa sécurité intérieure et de sa stratégie générale.
Qui se souvient de tout cela aujourd’hui? ... Il faudra attendre la Grande Bretagne pour qu’une telle intelligence de la situation se dessine avec, dans un premier temps, une série d’OPA hostiles sur les conquêtes des autres Européens en s’emparant de points remarquables, qu’elle prolongera ensuite en établissant un véritable empire mondial. mais sans jamais s‘y investir à la façon des Portugais ou des Français. Cela lui donnera à partir de 1763 une supériorité sans égale sur le commerce mondial qu’une phrase de Fernand Braudel à la télévision (A2) en 1982 résumait parfaitement en pensant à la France, l’Allemagne et la Russie:
“Seuls les ratés de l’économie et du commerce se dotent toujours d’armées formidables, tandis que les maîtres de l’économie se contentent de contrôler les voies et moyens de communication”.
Quelle est notre situation aujourd’hui sur notre planète fermée, hétérogène où se croisent et se multiplient des réseaux de toutes natures et finalités?
Quelle est la situation de chaque entreprise et de chaque nation?
Ont-elles à leur tête l’équivalent du “Zeus” d’autrefois?
Quelles sont leurs forces directes et indirectes?
Quelle Intelligence?
Que contrôlons-nous vraiment ?
Qu’apprenons nous dans nos écoles et nos universités?
Qu’en est-il de l’Union Européenne?
Et les Chinois de rire !
On peut toujours rêver...
Guy Labouérie
(1) L'Académie de Marine a été fondée en 1752. Dissoute comme toute ses consoeurs pendant la Révolution, elle n'a été réactivée qu'en 1921. Son siège est à Paris.
Lire également du même auteur, dans la série "les leçons de l'Océan":
Les leçons de l’Océan: (3) la navigation
Les leçons de l’Océan: (2) le Temps
Les leçons de l’Océan: (1) le Projet
Par l'Amiral Guy Labouérie, membre de l'Académie de Marine (1). Brest, le 30 avril 2005 (©).
Il n’est plus culturellement correct de s’intéresser aux anciens Grecs... et pourtant!
Vivant dans un espace fermé, maritime et immense pour leurs moyens, celui de la Méditerranée, leurs cités indépendantes, héritières des Phéniciens, vont développer, indépendamment de leurs concurrences internes allant parfois jusqu’à la guerre, une stratégie commerciale astucieuse pour étendre leur influence à tout cet espace. Face à l’immensité du monde “barbare” qui les entoure elles ne peuvent pas s’appuyer sur leur démographie insuffisante et leurs forces limitées. Aussi, plutôt que de conquérir de vastes territoires dont elles n’auraient que faire et où elles risqueraient de se perdre, faute de pouvoir les contrôler en permanence, elles comprennent et mettent en œuvre que la condition pour réussir leur expansion aux moindre frais financiers et humains repose sur le choix d’implantations de cités-filles devant les rendre attirantes pour l’extérieur et faciles à défendre par le contrôle des voies de communications maritimes correspondantes. Dès ce moment-là émerge la pensée stratégique maritime qui fera la force des véritables nations maritimes qui prendront la suite de ces cités des siècles plus tard. Ce n’est pas la conquête physique des territoires qui est importante, mais l’investissement commercial et culturel permettant de les “gouverner” à partir de quelques emplacements privilégiés.
Cette vision de l’usage de la mer ne peut qu’aller dans le sens d’un accroissement de ses propres richesses par un juste retour d’investissement et une expansion de sa culture qui ne peut que les renforcer.
Les Grecs iront bien au-delà. Sur une carte, l’ensemble des cités grecques, leurs filles et leurs liaisons maritimes, ce n’est rien d’autre que ce que nous appelons un réseau, simple application du filet du chasseur et du pêcheur permettant depuis des siècles d’attraper oiseau ou poisson sans les voir dans des buissons ou des eaux troubles. D’autre part, ce qui sous-tend le choix de cette politique c’est l’intelligence de la situation que l’on retrouve aussi bien dans leur mythologie que dans les aventures d’Ulysse. Il faut avoir cette intelligence pour réaliser ses objectifs au meilleur coût, humain et matériel avec les actions et procédés correspondants, et seule “métis” la donne. Cette notion de métis fut ressentie comme tellement importante qu’elle a été déifiée dans la mythologie correspondante. Métis est l’intelligence, le discernement, la capacité de toujours revenir aux objectifs recherchés par le Projet, en orientant et réorientant l’action. Pourtant on n’en parle guère et certains grands auteurs, y compris Homère, n’ont pas un mot pour elle. Aussi est-il d’autant plus significatif que ce soit dans la recension probablement la plus ancienne de la naissance des dieux et du monde, celle d’Hésiode, qu’elle apparaisse en tant que déesse.
Sans entrer dans leurs détails passionnants, rappelons qu’à la suite de la naissance de Zeus contre la volonté de son père Chronos, le “Temps”, une guerre éclate entre tous les dieux pour assurer la stabilité du monde sous un règne définitif. Les Cyclopes vont fournir à Zeus la Foudre, la force directe, qui va faire des ravages mais insuffisamment pour emporter la décision. Aussi sur le conseil de sa mère, Zeus va-t-il s’allier avec Métis, l’Idée, la fille d’Okeanos, “l’Océan” , pour profiter des capacités et des ruses de son intelligence. C’est l’intelligence d’une déesse marine, capable “chaque fois que nécessaire d’inventer un plan adapté aux circonstances, de trouver l’issue pour sortir des situations difficiles” (Détienne et Vernant), procurant à Zeus toutes les ressources de la force indirecte et des procédés adaptés, particulièrement les ruses et métamorphoses. Ce faisant, Zeus dispose désormais pour mener son combat de ce que quelques siècles plus tard Sun Tse appellera le Chen’g et le Ch’i. Grâce à ce mariage de la force directe et indirecte, il gagne contre Chronos et ses alliés et la paix s’établit chez les dieux. Comme remerciement pour son aide, il fait de Métis “qui en sait plus long que tous, dieux et humains mortels” sa première épouse. Toutefois lorsqu’il apprend qu’elle attend un enfant de lui, les ennuis des deux générations précédentes des dieux avec leurs pères respectifs lui revenant en mémoire, il avale Métis enceinte pour résoudre définitivement le problème. Dès lors, cumulant en lui la force directe et la force indirecte et ayant vaincu Chronos, il manifeste que, dans quelque organisation que ce soit, le Stratège est celui qui maîtrise le Temps et dispose des ressources des forces directe et indirecte alliées à l’Intelligence des choses et des êtres. Il est la tête et ne peut déléguer cette fonction stratégique sans disparaître au profit de celui qui l’assurerait à sa place. Le désordre c’est fini, et lui, Zeus, est le Stratège du monde. On est très loin des multiples prétentions à la stratégie que l’on constate à travers la littérature et les déclarations et les échecs d’aujourd’hui.
On pourrait développer considérablement cette analyse. Toutefois le plus intéressant c’est la naissance, non sans mal mais significativement par la tête, du « bébé » de Métis, Athéna. Elle naît armée de la lance ( la force directe) et du bouclier à figure de méduse (animal à métis, super pieuvre de la force indirecte), et sera la protectrice de toutes les cités grecques et de bien d’autres choses encore, en particulier de la maîtrise et de la conduite à travers les dangers et les difficultés du “cheval et du navire”, les deux moyens avec lesquels l’Europe conquerra plus tard le monde. C’est la déesse de la conduite intelligente, dans les mers et les tempêtes, dans la nuit, le brouillard, le flou, les courses de chevaux, les affrontements et guerres de toute sorte et comme telle, digne fille de sa mère l’oubliée, elle dominera toute l’histoire des cités grecques.
Même s’il n’apparaît pas clairement que les Grecs aient développé l’idée de Projet au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est ainsi, néanmoins, que l’établissement de leur empire commercial s’est réalisé dans la pratique. C’est un triomphe de l’esprit maritime qui permettra à leur culture de se répandre dans tout le bassin méditerranéen et d’avoir une influence globale très au-dessus de ses capacités matérielles. La supériorité de leurs idées est telle que lorsqu’un peuple, plus nombreux, plus puissant, celui de Rome, prendra le dessus dans cette mer fermée pour conquérir et créer un empire qui durera des siècles, c’est la mythologie grecque à peine modifiée qu’il adoptera. Il deviendra également, en détruisant Carthage (146 av. JC), la première puissance navale de l’Antiquité occidentale faisant de la Méditerranée le centre de gravité de sa puissance, de sa richesse, de sa sécurité intérieure et de sa stratégie générale.
Qui se souvient de tout cela aujourd’hui? ... Il faudra attendre la Grande Bretagne pour qu’une telle intelligence de la situation se dessine avec, dans un premier temps, une série d’OPA hostiles sur les conquêtes des autres Européens en s’emparant de points remarquables, qu’elle prolongera ensuite en établissant un véritable empire mondial. mais sans jamais s‘y investir à la façon des Portugais ou des Français. Cela lui donnera à partir de 1763 une supériorité sans égale sur le commerce mondial qu’une phrase de Fernand Braudel à la télévision (A2) en 1982 résumait parfaitement en pensant à la France, l’Allemagne et la Russie:
“Seuls les ratés de l’économie et du commerce se dotent toujours d’armées formidables, tandis que les maîtres de l’économie se contentent de contrôler les voies et moyens de communication”.
Quelle est notre situation aujourd’hui sur notre planète fermée, hétérogène où se croisent et se multiplient des réseaux de toutes natures et finalités?
Quelle est la situation de chaque entreprise et de chaque nation?
Ont-elles à leur tête l’équivalent du “Zeus” d’autrefois?
Quelles sont leurs forces directes et indirectes?
Quelle Intelligence?
Que contrôlons-nous vraiment ?
Qu’apprenons nous dans nos écoles et nos universités?
Qu’en est-il de l’Union Européenne?
Et les Chinois de rire !
On peut toujours rêver...
Guy Labouérie
(1) L'Académie de Marine a été fondée en 1752. Dissoute comme toute ses consoeurs pendant la Révolution, elle n'a été réactivée qu'en 1921. Son siège est à Paris.
Lire également du même auteur, dans la série "les leçons de l'Océan":
Les leçons de l’Océan: (3) la navigation
Les leçons de l’Océan: (2) le Temps
Les leçons de l’Océan: (1) le Projet