Après mon embarquement en février 52 à Rouen comme Radio sur le S/S Joseph Blot, une petite traversée nous conduisit à Dunkerque.
Je profitais de l’escale pour découvrir mon nouveau lieu de vie.
Ma cabine était située sous la passerelle de navigation à coté du local radio mais sans porte de communication.
Pour aller de ma cabine au local radio, il fallait passer par une coursive extérieure : cela n’était pas très pratique mais c’est ainsi sur les navires fabriqués par les Anglais…
- Spoiler:
- Cette cabine était équipée d’un lit de 90 cm avec bordure haute en bois pour éviter d’en être sorti quand il y a du roulis : en langage maritime, c’est la « bannette » !
L’équipement de cette cabine était complété d’un lavabo, d’une petite commode qui servait de bureau, d’un canapé et d’une bibliothèque vitrée pour contenir les livres prêtés par l’Union sociale maritime.
En effet, traditionnellement, c’est le Radio du navire qui est chargé de la gestion de cette bibliothèque, cette gestion consiste à prendre une cinquantaine de livres avant chaque voyage dans une succursale de l’U.S.M. (union sociale maritime) et à en tenir comptabilité lors des prêts à l’équipage.
Cette bibliothèque était composé de livres de toutes sortes dont on avait vite fait le tour.
Aussi les Officiers se cotisaient pour acheter des livres récents avant le départ : le Radio devait récupérer les sommes, noter les desiderata de chacun en matière de lecture ; muni d’une jolie somme, il fallait trouver un libraire, négocier un rabais (un achat regroupé d’une trentaine de livres méritait un effort du libraire).
J’accomplissais volontiers ce bénévolat, mais n’en étais pas toujours récompensé : il y avait toujours des grincheux pour critiquer mes choix ou me soupçonner de taper dans la caisse, bien que je prenais toujours la précaution de demander une facture...
La cabine était éclairée par un hublot du type « escape » : en effet sur les navires fabriqués pendant la guerre, il y avait deux sortes de hublots : les petits hublots usuels et des « grands » qui permettaient le passage d’un homme en cas de blocage de la porte de sortie.
Les portes intérieures étaient également équipées d’un panneau « escape panel » qui s’ouvrait d’un simple coup de pied et permettait le passage d’un homme.
Ces dispositions judicieuses furent prises quand on constata à l’usage que l’ébranlement d’un navire lors de son torpillage, bloquait les portes et condamnait à mort les malheureux occupants.
Je constaterais plus tard que tous les Liberty ships étaient équipés de même manière.
Le local radio était situé sous la passerelle, à coté de la chambre des cartes.
Ce local était très petit avec un seul hublot ouvrant sur le fronton.
(J’ai remarqué ultérieurement que les Anglais avait le génie de réaliser des aménagements ridiculement petits même sur de gros navires : les espaces étaient inutilement occupés par des coursives extérieures et intérieures démesurées au détriment des espaces intérieurs utiles).
Quand on entrait dans ce local, on était surpris par le nombre de tuyauteries en cuivre tenues au plafond par de gros isolateurs en porcelaine ; tout cela aboutissait à un tableau avec des contacteurs « couteaux » permettant d’effectuer les raccordements des antennes principales et secours aux différents émetteurs.
Ces tuyaux en cuivre sont nécessaires pour véhiculer les courants en hautes fréquences à cause de l’effet pelliculaire…
Les équipements étaient relativement modernes, il ne restait aucune trace des appareils anglais d'origine (sauf le radiogoniomètre qui était à la passerelle).
Heureusement d’ailleurs, car les appareils anglais que j’ai eu l’occasion de rencontrer ultérieurement étaient plutôt ringards ; on trouvait encore des émetteurs à étincelles et des récepteurs à réaction.
Récepteurs à réaction … ces matériels étaient dignes d’entrer au musée plutôt que d’être encore opérationnels.
Sur la cloison, juste en face du siège de l’opérateur, se trouvait la pendule du local radio qui avait deux particularités : elle indiquait toujours l’heure GMT et son cadran possédait deux secteurs rouges de H+ 15 à H+18 et de H+ 45 à H+48 ; tant que l’aiguille des minutes était dans ces secteurs, il était rigoureusement interdit d’émettre sur 500 kcs.
Il y avait également deux secteurs de couleur de H+ 00 à H+03 et de H+30 à H+33 qui interdisaient d’émettre sur 2182 kcs, ces deux fréquences de détresse devant rester libres pour permettre de recevoir des SOS ou des MAYDAY de faibles puissances.
A coté de la pendule, sur une plaquette étaient gravées 4 lettres F P P O ; c’était l’indicatif du navire « Joseph Blot ».
Chaque navire dans le monde entier porte un indicatif particulier constitué toujours de 4 lettres :
Cet indicatif permet l’identification du navire en telegraphie et telephonie sur les ondes.
Tous les navires possèdent le répertoire de tous les navires du monde entier.
L’indicatif sert également à attribuer les fréquences de travail en ondes courtes.
C’est ainsi que j’ai eu ultérieurement un indicatif malchanceux qui se terminait par X avec des fréquences aux extrémités de la bande.
Quand j’appelais une station terrestre, j’étais toujours le dernier servi étant trop excentré sur la fréquence d’appel.
Un jour j’en ai eu ras le bol et j’ai piqué le quartz de l’émetteur d’embarcation calé au beau milieu de la bande soit 8364 kcs.
Cette fois ci j’étais le premier à passer !
Au retour de voyage je prétendis que le quartz de l’émetteur d’embarcation était défectueux et on m’octroya un deuxième quartz 8364 kcs.
Par la suite je gardais toujours ce quartz dans mes bagages : la première chose que je faisais quand je changeais de navire, était de mettre MON quartz en service ! surtout ne le répétez à personne...
Tous les avions ont également un indicatif mais il est constitué de 5 lettres.
Les stations terrestres ont un indicatif en 3 lettres.
Il n’y avait pas d’émetteur ondes courtes : le local radio était tellement petit qu’on n’aurait pas pu lui trouver une place …
C’était un minimum pour un navire armé au long cours.
L’absence d’émetteur Ondes courtes est très gênant pour effectuer les liaisons avec la terre surtout dans les régions tropicales et équatoriales ou l’orage permanent perturbe la réception des ondes moyennes (chaque éclair de foudre est audible dans la gamme ondes longues et moyennes mais inaudible sur ondes courtes).
Ce brouillage est tellement intense qu’il couvre totalement les signaux utiles et rend impossible les communications = seules, les ondes courtes permettent des liaisons normales.
Pour donner une idée de la puissance des charges d’électricité statique présente sur l’antenne d’un navire (antenne tendue entre mats avant et arrière soit une centaine de mètres de fil de cuivre) = des arcs électriques se forment parfois entre la sortie antenne et la masse.
Ces arcs font jusque cinq ou six centimètres de long et sont capables de percer une feuille de papier ! dans ces cas là il vaut mieux ne pas mettre sa main sur l’antenne !
On est prévenu de cette situation par un bruit particulier, un bruit continu ressemblant à une porte qui grince !
Dans ce cas mieux vaut mettre l’aérien principal à la masse car les tensions envoyées sur les récepteurs sont capables de griller les circuits d’entrée…
Dans les années 50 la navigation en dehors des côtes étaient assurées par des points astronomiques à l’aide d’un sextant et de chronomètres donnant l’heure exacte à la seconde près.
Les « gardes temps » étaient constitués de deux chronomètres mécaniques montés sur cardans dans des coffrets capitonnés.
Ils devaient être remontés chaque jour à la même heure et avec le même nombre de tours de clé.
Pour ne pas les perturber ils n’étaient jamais remis à l’heure ; chaque jour, ou très souvent, le Radio « donnait le top » en écoutant certaines stations prévues à cet effet.
Au moment précis du top il fallait relever l’heure du chrono et la noter sur un carnet affecté à chaque instrument.
On trouvait sur ce carnet, les informations permettant d’avoir l’heure en temps universel à tout moment à la seconde près :
Heure T.U. du top - heure du chrono = écart du chrono
Quand on voulait l’heure exacte, il suffisait d’ajouter cet écart à l’heure lue sur le chrono.
Dans la pratique il fallait également tenir compte de la dérive journalière de ces chronos :
Cette dérive appelée « marche diurne » était calculée a chaque prise de top et notée sur le carnet.
En général cet écart était de l’ordre de deux ou trois secondes par jour.
Une anecdote me revient en mémoire au sujet des chronomètres :
Un jour, lors d’une escale le 2e Lieutenant vient me voir tout affolé : Sans – Fil ! (surnom donné au Radio sur les navires de commerce), il m’arrive une catastrophe ! j’ai complétement oublié de remonter les chronos et ils sont tous les deux arrêtés ! si le Tonton s’en aperçoit cela va être ma fête !
Sur ce navire, c’était la fonction du 2e Lieutenant de s’occuper du matériel de la passerelle et de la mise à jour des instructions nautiques et des cartes marines.
Après réflexion, nous mimes en place une procédure pour redémarrer les chronos sans que cela apparaisse sur le carnet de relevés de top :
Nous décidâmes de redémarrer les chronos à l’heure théorique qu’ils devaient afficher : après avoir calculé cette heure il fallait introduire la clé, remonter de quelques tours le ressort et donner un mouvement à l’appareil pour faire repartir l’échappement, le tout en l’espace de une a deux secondes ; notre combine fut une réussite sauf que la marche diurne en fut un peu affectée ; pour masquer ce problème je pris le top tous les jours pendant une semaine de manière à remplir les lignes du carnet et à tourner la page.
Personne ne s’aperçut de la supercherie, l’honneur du 2e Lieutenant était sauf !!
Il existait également à la passerelle une pendule qui affichait l’heure normale, mais cette pendule avait une particularité : la grande aiguille était affublée à son extrémité d’un contact électrique et le cadran était équipé d’une couronne sur laquelle on pouvait déplacer des contacts : le tout était relié à une sonnette !
Cet instrument servait parait il, dans les convois pendant la guerre : chaque navire en était équipé et avant le départ, le Commodore (chef du convoi), faisait régler les contacts de manière identique sur tous les navires du convoi : les sonnettes retentissaient à la même heure sur tous les navires et c’était le signal pour changer de cap de façon à zigzaguer de manière cohérente sans risquer l’abordage avec ses voisins.
Les navires en convoi devaient également rester en ligne avec le précédent et tenir une distance relativement précise.
Pour ce faire chaque navire remorquait un « cochonnet » au bout d’une ligne de longueur appropriée = le cochonnet provoquait un petit geyser visible par l’homme de barre même de nuit.
Il fallait de bons yeux et régler sans cesse le nombre de tours machine pour obtenir la vitesse adéquat !
Ce devait être une navigation très éprouvante pour l’Officier de quart.
Pas question d’allumer la moindre lumière.
Un autre instrument inattendu se trouvait également à la passerelle : une cloche !
Cette cloche servait à « piquer » les quarts.
PIQUER L'HEURE
Afin de permettre les relèves dans les meilleures conditions, l'heure de la montre d'habitacle sur la passerelle est signalée de la manière suivante :
Une heure : fin de la première heure de quart 1 coup double de cloche
2 heures : fin de la deuxième heure de quart 2 coups doubles de cloche
3 heures : fin de la troisième heure de quart 3 coups doubles de cloche
4 heures : fin de la quatrième heure de quart 4 coups doubles de cloche.
Un quart d'heure avant la fin du quart un tintement de la cloche avertit le timonier de courses d'aller appeler au quart.
Un seul coup dix minutes plus tard annonce qu'il est moins cinq.
Un coup de la cloche à tout instant est le signal pour le timonier de courses de se rendre immédiatement sur la passerelle dans le cas où il se trouverait occupé ailleurs.
De quatre à huit qui constitue un nouveau quart on recommence comme ci-dessus.
De huit à midi ma même chose et ainsi de suite.
Si les quarts sont réglés en partant d'une autre heure, on respecte cependant la règle ci-dessus seulement l'appel au quart et moins cinq se piquent au moment qui correspond aux besoins de la relève.
Sur les navires il existe une deuxième cloche tout à l’avant, qui est actionnée conjointement avec la corne de brume par un homme de veille sur le gaillard, pour se signaler dans le brouillard.
Cette cloche servait également au moment du mouillage à signaler la longueur de chaine d’ancre à l’eau : un coup pour un maillon, deux coups pour deux maillons etc…
Je découvris l’organisation du travail et la hiérarchie sur un navire de commerce.
Cette organisation remonte au temps de la marine à voile, à une époque ou il n’y avait pas de différence entre marine militaire et marine de commerce.
Comme on est très conservateur dans la marine, une vieille hiérarchie paramilitaire subsiste même s’il n’y a plus de canons sur les navires de commerce de même que les marins ne sont plus armés de la « cuiller a pot » (sabre d’abordage) pour faire face aux pirates.
(Quoique cela revienne d’actualité sur la cote des Somalis).
Un uniforme subsiste ressemblant à celui de la marine militaire sauf le macaron de la casquette qui est différent, (l’ancre de marine est spécifique à la marine marchande).
Le nombre de galons est le suivant :
4 galons pour le Cdt
3 pour le second
2 pour le 1er lieutenant
1 pour le 2e lieutenant.
Système identique pour les Officiers mécaniciens.
Les galons des Officiers Radio sont bordés d’un parement « bleu électrique » = 2 galons pour le Chef Radio et 1 pour les suivants.
Je dois dire que cette histoire d’uniformes et de galons est assez ténébreuse = en 10 ans de marine marchande je n’ai jamais vu de règlement concernant ce sujet... ?
Tout cela est théorique et à-peu-près respecté sur les navires à passagers = par contre sur les cargos rares sont ceux qui portent l’uniforme à part le Commandant pour ses relations avec les autorités portuaires.
L’escale à Anvers fut l’occasion de procéder à la dératisation complète du navire.
En effet, c’était devenu indispensable car les rats proliféraient à bord : ils nous rendaient visite la nuit dans nos cabines, mangeaient le savon du lavabo et certains affirmaient avoir eu la peau des pieds rongés !
Je me suis toujours demandé comment ils pouvaient venir à bord = dans les ports, la coupée était décollée du sol et le Bosco mettait toujours en place les garde-rats sur les aussières…
Le navire était également infesté de cafards = les petits jaunes qui prospéraient dans les doubles cloisons et que l’on retrouvait souvent noyés dans son verre de pinard.
Une autre race était surtout visible la nuit : ils étaient énormes 3 ou 4 centimètres de long ! on les appelait les blindés tellement gros qu’on les entendait marcher...
Dans les matelas des bannettes on trouvait de minuscules bestioles qui n’étaient pas agressives.
Ce n’étaient pas des punaises et j’ignore encore de quoi il s’agissait mais c’était très désagréable de dormir dans un lit plein de ce grouillement.
Certaines personnes n’étaient pas dégoutés par les insectes.
Témoin, ce lieutenant (Bourdais) qui, pour amuser la galerie gobaient les cafards tout vivants !
Par la suite devenu Commandant, je me suis demandé s’il continuait à picorer les cafards à table devant les passagers ?
Un soir, l’équipage fut envoyé dormir à l’hôtel et les spécialistes de la dératisation se mirent à l’œuvre : tous les hublots et portes furent fermés hermétiquement et des bandes adhésives complétèrent l’étanchéité.
Des récipients pleins d’acide furent disposés partout dans les compartiments du navire.
Une personne munie d’un masque ajouta un produit dans chaque récipient d’acide pour provoquer un dégagement gazeux de cyanure de potassium.
Il fut le dernier à sortir en refermant soigneusement les issues.
Un gardien, installé au pied de la coupée interdisait l’accès au navire ; il fallait laisser le « Joseph Blot » mijoter dans son cyanure pendant au moins 24 heures pour l’efficacité du traitement.
Ce gaz était très violent : on raconte qu’un Commandant avait laissé son chien à bord lors d’une dératisation.
Il l’avait attaché à l’extérieur dans un endroit bien ventilé.
Malgré cette précaution, on retrouva le chien mort le lendemain.
C’est dans ce contexte que les membres de l’équipage eurent une journée de vacance dans cette bonne ville d’Anvers.
Deux graisseurs, les frères RIO, deux jumeaux d’une force colossale en profitèrent pour faire une virée dans les bistrots.
Ils étaient tellement alcoolisés qu’ils oublièrent la dératisation et rentrèrent à bord : par malchance le gardien s’était absenté ; ils grimpèrent la coupée et allèrent se coucher … quelques heures plus tard quand l’équipage réintégra le navire on les découvrit en pleine forme après un sommeil réparateur !
Le plus étonnant était que ces frères résistants en Bretagne pendant la guerre, avaient été arrêtés et envoyés dans les camps de concentration.
Ils échappèrent de justesse à la chambre à gaz pour quelques années plus tard, s’introduire malencontreusement dans une autre chambre à gaz dont ils se sortirent par miracle !... quelle destinée !