Ils disposaient d'un puits derrière leur maison. Une épaisse maçonnerie le protégeait du soleil et des poussières, l'entourant de tous les côtés, formant toiture, descendant en auvent, montant jusqu'à la haute margelle. Elle ne laissait de libre que l'ouverture parcimonieuse prévue pour un seau de bois cerclé de fer à la façon d'un tonnelet. L'au fraîche, symbole de vie, était disponible en été comme en hiver. Les femmes ne s'en privaient pas. Leurs bras se musclaient à retirer cette eau bienfaisante.
Elles lavaient au savon de Marseille les parquets de bois blanc, décapaient à la brosse à chiendent, stérilisaient à l'eau de javel.

Ce que les mères accomplissaient avec le plus grand soin, c'était la toilette des enfants.
Des enfants, il y en avait dans trois des familles de l'immeuble et seulement des fillettes. Ma sœur et moi au rez-de-chaussée, Titine au premier étage, Hélène et Anne-Marie au second. Nous étions toutes les cinq d'âges voisins, toutes blondes, sauf Titine dont les longs cheveux noirs flottaient librement sur le dos.
Nos tabliers de coton étaient changés une ou deux fois la semaine. La mode était d'habiller les enfants de tissus sombres. ../...
.../... On prenait grand soin de nos cheveux. La découverte d'un hôte indésirable valait aux petites voisines une friction au vinaigre chaud.
On traquait quotidiennement les petites bêtes au peigne fin, au-dessus d'une feuille de journal que l'on brûlait ensuite. Le gibier était minime sur les terrains de chasse, sauf dans la chevelure de Titine. .../... La vermine semblait raffoler de sa tête. Sa mère eût trouver sacrilège de réduire une si belle parure. Elle la mouillait de quelques gouttes de vinaigre. Il n'y avait apparemment rien à faire.

.../... Les logements avaient de simples parquets de bois blanc. Il fallait voir les ménagères accroupies, les mains rougies, les ongles cassés.

.../... Ceux qui n'avaient pour vivre que le prix de leur travail tenaient énormément à la santé. Pas de santé, pas de travail.
La misère multipliée par le nombre d'enfants. Pas d'aide financière légalement prévue pour la femme au foyer et les enfants à charge. Pas de sécurité sociale. Le chef de famille usait ses forces jusqu'au bout du rouleau. Même les commerçants du quartier payaient tribut à la mort. En l'espace de seulement deux ans et à quelques mètres de distance moururent un boucher, une boulangère, un quincailler. Tous trois avaient la trentaine et laissaient une famille. Il n'existait pas de divorces mais d'assez nombreux veufs et veuves. Mais que pouvait-on y faire ?

Une famille sur cinq avait son malade tuberculeux, poitrinaire disait-on.
Cela tenait essentiellement à une trop pauvre nourriture parmi les jeunes, à un travail excessif parmi les adultes. Des hommes mouraient avant trente ans, des femmes aussi, usées par de nombreuses grossesses ou des avortements interdits.

Chacun dans son logis faisait pour le mieux avec les moyens du bord. Ainsi, les denrées périssables étaient abritées des insectes à l'intérieur d'une caisse grillagée nommée pompeusement "garde-manger".
Lorsque les mouches se réfugiaient en foule dans les logis, attirées par la chaleur ou la nourriture, on s'en débarrassait avec des rouleaux de papier tue-mouches. On les suspendait au plafond, parfois même au-dessus de la table. Ils se noircissaient rapidement d'insectes grouillants. Il fallait faire bien attention de ne pas se prendre les cheveux dans la glu écœurante. On l'enlevait chaque jour pour le remplacer.

En hiver, quand le beurre glacé ne collait pas à la tartine, maintes femmes réchauffaient le morceau dans la bouche et le régurgitaient à la manière d'un pélican sur le pain qu'elles enduisaient facilement.

Brest 1912, quartier de Saint-Pierre où résidaient mes grands-parents maternels
Carte postale écrite par ma grand-mère à mon grand-père en 1912

Un p'tit coup d'zoom sur les personnages, le tramway, les publicités d'époque.