Le 19 janvier, la mise au point terminée et les formalités administratives réglées, le LV Morange prend la décision de partir rejoindre les deux autres avions, en vain car le temps est exécrable. Le lendemain, malgré une tempête de neige, Morange maintient sa décision. En début de matinée, le PM Yonnet procède au démarrage des moteurs. Les moteurs avant droit et arrière droit, puis le moteur avant gauche démarrent sans rechigner. Vient le tour du moteur arrière gauche qui ne parvient pas à se lancer. Le mécanicien volant, debout à côté du pilote, insiste. C’est alors qu’explose la bouteille d’air comprimé, située sous le siège du pilote, qui sert à la mise en route des moteurs. La violence du souffle est telle que Yonnet est projeté au plafond de l’appareil et se cogne violemment la tête. Il reste néanmoins conscient, tandis que le mécanicien gît inanimé sur le plancher après avoir traversé la cloison du poste avant. D’instinct le pilote coupe immédiatement les moteurs et bien qu’il soit encore étourdi, se porte au secours du mécanicien. Celui-ci, très sérieusement atteint et commotionné, est dirigé immédiatement vers l’hôpital militaire du Val-de-Grâce où il restera six mois. Malheureusement le Farman 10E-2 est très endommagé : de nombreux éclats d’acier ont sectionné les diverses tuyauteries et câbles qui parcourent le fuselage. Quelques semaines sont nécessaires pour remettre l’avion en état de marche. Privé d’appareil, Morange s’est arrangé pour que l’équipage continue son entraînement et celui ci, qui a reçu le renfort d’un nouveau mécanicien, part pour Reims retrouver une formation de l’Armée de l’Air équipée de Farman. Au cours d’un de ces vols d’entraînement, où les marins sont répartis avec les aviateurs, le PM Yonnet se blesse à la cheville gauche en descendant d’un appareil rentrant de mission et est obligé, lui aussi, de quitter ses camarades pour l’hôpital. - Le PM Yonnet hospitalisé avec la cheville plâtrée ne peut rejoindre à temps l’équipage du 10E-2 avant son départ. N’étant pas encore rétabli, il est affecté à l’escadrille B5 du CC Daillière et participera comme pilote à l’épopée du
Jules Verne sur l'Allemagne.
Dès les premiers jours suivant leur arrivée au Maroc, Brard, mais surtout Joffre, qui connaît bien la région pour l’avoir fréquemment survolée aux commandes d’avions civils, se mettent à la recherche d’un terrain d’opération dans le sud marocain pouvant accueillir un détachement de trois avions et étendre le champ d’action de l’escadrille. Pour ce faire, ils empruntent un Potez 25 TOE à une section de servitude pour parcourir cette région. Finalement, ils choisissent le terrain de Goulimine, situé à près de 20 km de la côte, à la hauteur de l’enclave espagnole d’Ifni, et à 170 km au sud-ouest d’Agadir. C’est un excellent terrain, qui peut être utilisé sans aucun aménagement préalable, et en toutes saisons. Les conditions météorologiques y sont satisfaisantes, toutefois le voisinage des montagnes est une gêne quand le plafond nuageux est bas, ce qui se produit fréquemment en été au début de la journée. Malheureusement, les ressources locales sont à peu près nulles, le personnel doit loger au camp militaire dans des locaux sommaires devenus vacants par le départ pour la métropole d’un escadron de chasseurs d’Afrique. Des travaux sont entrepris au voisinage du terrain, avec l’aide du Cne Méric, des Affaires indigènes, avec dépierrage et installation de réseaux de fils barbelés pour permettre une mise en oeuvre dans des conditions acceptables et une relative protection des appareils vis-à-vis de l’action possible de saboteurs allemands. Chaque soir, les appareils sont poussés dans un enclos où ils sont sous la surveillance de gardes indigènes. Quelques semaines plus tard, un mur en croix est érigé pour protéger les Farman du sable amené par le simoun.
Malgré la demande du LV Brard pour obtenir le prêt de l’un des deux hangars du terrain de Casablanca, l’Armée de l’Air ne peut en mettre aucun à disposition pour abriter un des Farman en révision. Dans ces conditions, Brard est obligé de modifier ses plans, et envisage le déploiement d’un appareil en opérations sur le terrain de Goulimine, où le logement du personnel ainsi que la constitution d’un stock d’essence et de munitions sont en bonne voie d’aboutir. Faute de mieux, les deux autres Farman restent à Casablanca, l’un en attente et l’autre en révision. Le personnel de l’escadrille est logé par la Marine, avec transport par car pour la mise en oeuvre des avions, et peut établir un atelier dans un hangar affecté à la révision des LeO H257Bis de Port-Lyautey. Mais cette solution ne satisfait pas le LV Brard, qui craint que des appareils aussi délicats à entretenir que les Farman 222 ne puissent résister longtemps aux intempéries. Pour la construction d’un hangar et d’un embryon d’atelier, le choix se porte sur Tiznit, parce que c’est le terminus de la route carrossable, et que les communications avec le reste du Maroc sont faciles en toutes circonstances.
A Casablanca, le 10E-1 a commencé sa visite, alors que le 10E-3 subit un dégroupage partiel du moteur arrière droit, qui a mal fonctionné pendant le trajet Oran-Casablanca. Le 8 février, un convoi de voitures et de camions chargés de matériel part pour Goulimine et arrive à destination trois jours plus tard. Le 15, le Farman 10E-1 sort de révision et quitte Casablanca pour rallier Goulimine via Agadir, où il rejoint le personnel au sol présent depuis le début de ce mois. Brard procède aussitôt avec le 10E-1 à des vols de reconnaissance autour du terrain. Du 18 au 19, un second convoi en provenance de Casablanca amène du matériel destiné au fonctionnement de l’escadrille. En cette fin du mois de février, le ravitaillement de la 10E en outillage spécial pour l’entretien des Farman est en cours au parc de Casablanca, et l’E.G.A.N. d’Orly s’occupe du reste du matériel aéronautique à fournir. Désormais, les équipages de la 10E sont à la disposition de l’amiral Sud pour les différentes missions qu’il leur demande, comme la surveillance des pétroliers allemands qui se sont laissé interner à Las Palmas aux Canaries pour pouvoir ravitailler les raiders, et aussi la protection des convois qui apportent le matériel aéronautique américain à Casablanca.
Le 25 février, le 10E-3, qui a rejoint lui aussi Goulimine, piloté par le LV Brard, commence les premières missions, en effectuant une reconnaissance de 6 h 50 autour des îles Canaries, renouvelée le 3 mars par le 10E-1. Le 6 mars, le détachement reçoit un message lui ordonnant de se mettre en alerte pour être prêt à partir le lendemain dès le lever du jour. Le 7 à 7 h 15, ayant reçu des instructions complémentaires, le 10E-1 reste en alerte, moteurs non réchauffés, et pleins déjà réalisés à la pompe Japy, car il est dans l’impossibilité de décoller à cause d’une brume épaisse sur le terrain, qui limite la visibilité horizontale à 100 mètres. Brard achève le déchiffrement des ordres d’opérations, et transmet l’accusé de réception. Un peu plus tard, il signale que les conditions météorologiques rendent pour le moment l’envol impossible.
A 9 h 10, la brume commence à se dissiper, et les moteurs du 10E-1 sont lancés, l’un après l’autre. Le 10E-1 décolle à 9 h 40, survole la couche nuageuse jusqu’au Cap Draa, puis se dirige au sud vers la pointe Jandia en direction de l’île Fuerteventura. A 11 h, l’équipage reçoit un signal lui ordonnant de regagner Goulimine. Pendant le demi-tour, Brard aperçoit un cargo à 8 milles dans le sud, et met le cap sur lui. En arrivant à proximité, il lui demande par signaux optiques de montrer ses couleurs et de hisser son indicatif international, car aucune inscription n’est visible sur la coque de ce bâtiment. Quelques minutes plus tard, le cargo est identifié, il s’agit du P.L.M. 16. Puis c’est la mise de cap vers Goulimine, où le 10E-1 se pose à 13 h 15. Le compte rendu de cette mission fait ressortir la difficulté d’opérer sur deux bases séparées par une grande distance :
-les messages chiffrés transmis par téléphone avec le préambule “Extrême Urgent Officiel”, mettent environ 1 h 15 à passer entre Casablanca et Goulimine.
-les délais de mise en oeuvre de l’appareil stationné sur le terrain de Goulimine sont de 2 h 30 environ, soit 30 min. pour conduire l’équipage et le personnel au sol vers le terrain, avec le mouvement prévu la veille ou dans la nuit, 90 min. pour décapoter l’appareil, désaisiner puis effectuer la visite avant vol, 30 min. pour lancer et réchauffer les moteurs.
-pour cette mission, la composition de l’équipage est la suivante :
LV Brard (pil. et cdb), EV Darbieux (nav.), PM Mouchy (2ème pil.), Mt Lemoine, (1er radio), Mt Schreyeck (méc.), SM Lecul (2ème radio), QM Kerdraon (mit-bo).
Du 12 au 15 mars, un nouveau convoi quitte Casablanca pour Goulimine afin d’y transporter le matériel nécessaire à la mise en œuvre des Farman. Les opérations se succèdent avec régularité entre explorations et recherches de navires. Pour optimiser l’utilisation du terrain de Goulimine, le LV Brard demande une amélioration des infrastructures, quasiment inexistantes, avec la construction d’une baraque en bois démontable pour y abriter un magasin, un atelier et un bureau, l’érection d’un mur coupe-vent en X, la construction d’un abri à bombes, la pose d’un réseau de protection de fil de fer barbelé autour du terrain, et la construction d’un parc à essence avec une soute pour l’escadrille.
La 10E est en opérations, loin de toute base organisée, et avec du matériel inconnu jusqu’à présent dans l’Aéronautique navale. La base de Goulimine se trouve éloignée à 700 km de l’unité de rattachement à Casablanca, et de toute organisation aéronautique. Brard estime que, pour la conduite des opérations, il doit être le plus souvent présent à Goulimine, et que pour la gestion administrative, il doit aussi se trouver à la base arrière, ce qui est pratiquement impossible à réaliser, en raison de l’éloignement des deux terrains. De plus, les Farman 222 ont peu d’endurance entre chaque visite et ont besoin d’une révision sérieuse au terme de 30 heures de fonctionnement. Or, pour rejoindre la base de repos, l’aller et retour demande huit heures de vol, ce qui diminue d’autant le potentiel des heures utilisées à des fins strictement militaires. Afin de diminuer l’éloignement de Casablanca, Brard demande l’aménagement des terrains de Tiznit ou d’Agadir. Le choix du terrain de Tiznit présente de nombreux avantages dont une absence de relief entre le terrain et la mer, un accès par mauvais temps plus aisé que celui de Goulimine entouré de collines, et la présence de l’excellente station gonio d’Air France. Ce gonio et l’absence de relief assurent des retours de missions facilités, même par un temps bouché, et permettent de diminuer la marge de sécurité en essence à conserver par les avions. Un autre point intéressant est l’absence de brume, alors qu’à Goulimine, en été, elle est fréquente jusqu’à 9 h du matin. La présence sur le terrain de Tiznit de l’escadrille 10E au complet, permet le cas échéant de remplacer de suite un appareil sur lequel une avarie se révèle au moment de partir en mission, et d’autre part d’effectuer plus aisément et rapidement la remise en état de cet appareil. Ce choix nécessite cependant l’aménagement de la partie ouest puis l’allongement de la piste de 650 à 1000 mètres.
Agadir est occupé par l’Armée de l’Air, qui y dispose de quelques baraquements. Comme à Tiznit, ce terrain n’est utilisable qu’après la construction de locaux d’habitation pour le personnel, l’érection d’un hangar de grandes dimensions et d’appentis. Toutefois, comme à Casablanca en période hivernale, de fortes pluies peuvent rendre ce terrain inutilisable pour l’atterrissage d’un Farman 222, même allégé, car il n’est parfois même pas praticable pour un Potez 25. Le changement de Casablanca pour Tiznit ramène la base de rattachement à 25 minutes de Goulimine, et à une heure d’Agadir. Plus tard, Tiznit ou Agadir peuvent devenir une seule base regroupant les moyens administratifs et militaires, car les liaisons terrestres entre ces terrains sont précaires.
Le 14 mars, le 10E-1 participe pendant huit heures à l’éclairage de la Force X - composée du cuirassé
Bretagne, des croiseurs
Algérie et
Colbert, et de l’aviso
Victor Schoelcher - qui escorte des cargos transportant des avions américains.
A Casablanca, le détachement de la 10E peut disposer bientôt d’un hangar pour abriter un Farman. Après quelques semaines d’utilisation, la consommation en huile moteur des Farman se révèle plus forte que prévue. Ce fait vient très probablement des températures notablement plus élevées que celles qu’ils ont subies au cours du convoyage de France au Maroc, et également que les vidanges sont faites plus fréquemment qu’en France, le sable présent dans les basses couches de l’atmosphère rendant cette mesure indispensable. En conséquence, Brard demande que le stock d’huile Texaco 120 soit porté de 1000 à 1500 litres, puis à 1800 litres lorsque l’escadrille sera au complet.
Les liaisons terrestres entre Casablanca et Goulimine continuent puisque du 21 au 23 mars un nouveau convoyage de matériel a lieu.
Fin mars, la base de Goulimine est toujours sans voiture radio, ce qui gêne l’activité opérationnelle. Les travaux entrepris pour améliorer l’infrastructure du terrain se termineront fin avril, et il ne restera à faire qu’une installation sommaire d’éclairage de la piste, permettant le décollage de nuit d’un appareil en opérations et peut être des vols d’entraînement.
A Orly, les travaux de remise en état du Farman 222.2 10E-2 sont menés avec célérité. Dès le 29 mars, le LV Morange procède aux essais de l’appareil, ceux ci étant satisfaisants, il décolle le 7 avril. Après une escale à Marignane, il atteint Casablanca le 9, puis rejoint le reste de l’escadrille sur son terrain d’opérations huit jours plus tard. Désormais au complet, la 10E possède ses trois équipages commandés par les LV Brard, Morange et Joffre et, grâce à leur ancienneté et leur expérience, l’escadrille est apte à effectuer toute mission d’exploration et de reconnaissance.
La composition des trois équipages de la 10E est la suivante :
-10E-1 : LV Brard (1er pil. et cdb), EV Darbieux (obs.), PM Mouchy (2ème pil.), Mt Lemoine (1er radio),
Mt Schreyeck (méc.), SM Lecul (2ème radio), QM Kerdraon (mitbo).
-10E-2 : LV Morange (1er pil. et cdb), EV1 Pestel (obs.), Mt Fernet (2ème pil.), Mt Pierre (1er radio), SM Leriche (méc.), QM Marian (2ème radio), QM Poinot (mitbo).
-10E-3 : LV Joffre (1er pil. et cdb), EV Barrois (obs), PM Klopp (2ème pil.), Mt Leroy (méc.), SM Paquet (radio), SM Simon (mitbo).
Les autres personnels navigants sont l’ingénieur mécanicien Clerc et le Mt Rémy, pilote. Pour l’état-major, la demande du LV Brard conduisant à créer de toutes pièces à Tiznit une base complète de l’Aéronautique navale, est d’un intérêt indiscutable si l’emploi des avions terrestres pour les opérations dans l’Atlantique central doit se développer. Cependant, la création de cette base demande un délai important, pendant lequel il faut faire vivre et opérer l’escadrille. La décision est prise de s’en tenir à la première solution, avec Casablanca comme base d’affectation et Goulimine comme base d’opérations.