Seul désormais, le chien passe le plus clair de son temps à errer dans la brousse. Lui n’avait pas oublié son maître.
Famélique, il rôdait souvent autour de la maison de son ancien maître, en vain.
Un beau jour, alors qu’il était parvenu à la périphérie de la station de Yeumbeul, un quartier maître radio eût la bonne idée de nourrir le chien en sortant du réfectoire.
Méfiant Blacky gardait ses distances, mais chaque jour qui passait, il se rapprochait un peu plus, se laisser approcher et caresser valait bien quelque nourriture.
En peu de temps, le chien ne quitte plus l’équipage de la station et en devient la mascotte.
Sans que l’on sache pourquoi, il arrivait à Blacky de prendre la poudre d’escampette, il réapparaissait après deux ou trois jours.
Ces impromptues échappées ne laissaient de surprendre l’équipage.
Comment, alors qu’il était bien traité et avait trouvé une nouvelle famille, pouvait-il à ce point trahir ses bienfaiteurs ?
Sans aucune certitude, tous pensaient qu’il allait certainement rendre visite à ses anciennes petites copines.
Reste que Blacky revenait toujours et reprenait son rythme de vie avec les matelots et quartiers maîtres de la base.
L’un d’eux justement se mît en quête d’observer l’animal et découvrit que Blacky avait une sainte horreur de l’eau.
D’où les fugues répétées de Blacky chaque fois qu’il était lavé.
Quant à devoir rencontrer un chat, mieux valait à ce dernier fuir le chien.
La disparition du chien reste une énigme.
Habitué à accompagner les matelots en bordée, il fut perdu dans le centre de Dakar, on ne le retrouva jamais.

BLACKY CAUSE UN INCIDENT DIPLOMATIQUE.
Un beau jour de 1962, c’est au cours d’une mission dans le pacifique que Blacky est embarqué sur l’Aviso Hydrographe A791 La Pérouse.
Chien d’exception prêt à mille facéties et volontiers indiscipliné, il ne reste pas longtemps seul.
Koï-Koï, une belle et robuste femelle embarque à son tour quelques temps plus tard.
Les deux mascottes du bord sont à maints égards très différentes mais se complètent parfaitement.
Autant l’un est indocile et récalcitrant, toujours prêt à tenter l’aventure, autant l’autre est discipliné et d’un calme qui force l’admiration de tous.
Lors, il est manifeste que la petite femelle a été embarquée pour tenter d’assagir Blacky.
Reste que les deux chiens s’entendent merveilleusement quoique Blacky continue souvent à n’en faire qu’à sa tête.
Mais quelle chose étrange que cet équipage là !
A y regarder de plus près, le nombre d’animaux inscrits au rôle semble être plus important que l’effectif des hommes d’équipage.
A la vérité, ce n’est pas d’un bâtiment opérationnel qu’il s’agit mais de l’Arche de Noé !
A bord du navire, les chiens cohabitent en effet avec un assemblage hétéroclite d’animaux de toutes sortes tels des caméléons, des tortues, des perruches et autres lémuriens.
Évidemment, ces animaux ne sont pas à bord par hasard, tous y ont été introduits par des matelots en retour de goguette qui, de rencontres successives en coups de cœurs se les sont appropriés.
Acceptée, la présence de ces animaux ne pose un problème à personne, mais il en va tout autrement de certains autres qui s’invitent à bord.
Disons le tout net, il s’agit de bestioles plus ou moins ragoûtantes.
Présences muettes dont la seule évocation suffit à donner la chair de poule.
Pour s’en rendre compte et pour devoir faire le tour du propriétaire, on comprend aisément pourquoi.
L’aviso est de ces bateaux dont la vétusté des équipements ferait frémir bien des marins d’aujourd’hui.
Là, pas de bannette confortable mais de spartiates hamacs.
Une couverture faisant office de couchage, nul drap frais où pouvoir se glisser et abandonner sa vie dans les bras de Morphée.
La distribution d’eau y est un cauchemar.
Pour ce qui est de la climatisation, autant rêver.
Non, rien de tout cela à bord du La Pérouse.
Seule l’humidité, la chaleur étouffante et l’accablante moiteur que l’on connaît aux tropiques y règnent.
Mais c’est précisément de ces conditions idéales que se nourrissaient les indésirables bestioles.
Une armée de cafards s’est emparée de la moindre surface du navire que l’équipage laisse sans surveillance.
Ça grouille littéralement dans le moindre interstice, le moindre angle mort.
Là encore, rien à voir avec les cafards qui sévissent sous nos latitudes.
Ceux-là sont des monstres !
Quant aux rats, largement aussi nombreux, ils pullulent.
Pour tout dire, ça suinte de partout ; dans les tuyauteries, sur les chemins de tables, derrière les cloisons, sur les plafonds.
Il arrive fréquemment que ces charmantes bestioles se laissent tomber dans les hamacs.
Manifestement le temps leur importe peu.
Alors, elles se chargent du branlebas au cœur de la nuit.
Voilà donc l’univers dans lequel Blacky et Koï-Koï ont étés introduit.
Avec le temps, les deux mascottes s’en accommodaient parfaitement. Blacky prend rapidement ses marques, laissant à l’équipage le soin de se débrouiller avec les indésirables bestioles embarquées.

C’est ainsi que d’instinct, il sait toujours que l’heure d’appareiller est venue.
A peine cinq minutes avant le dédoublement des aussières, lui et sa compagne de bonne fortune Koï-Koï passent la coupée et embarquent.
Koï-Koï a élu domicile dans le poste des seconds maîtres.
Blacky, lui, niche dans le poste deux du bâtiment, une aubaine pour Blacky.
Pas moins de quarante matelots y vivent, exposant à l’envi les bidons de vin rouge que, s’ils ne les garent pas, le chien lape avec délice.
Aux escales, à peine le bâtiment s’immobilise-t-il au quai que, sans même emprunter la coupée, la jeune mascotte s’en va faire les quatre cent coups.
Pour avoir des goûts de luxe, il sait quel parti il peut tirer à fréquenter le carré des officiers.
Certes, l’accès lui en est interdit, mais il sait comme personne faire craquer le maître d’hôtel qui consent à lui donner les reliefs des repas servis au carré.
Pourtant, chaque jour, le commis aux vivres lui propose une gamelle que le brave toutou refuse systématiquement.
Élevé au grade de quartier maître de première classe, ses frasques lui valent pourtant d’être dégradé à plusieurs reprises.
A terre, on ne le voit pas de la journée, il passe son temps à courir et gambader par monts et par vaux, le soir venu, il accompagne matelots et quartiers maîtres permissionnaires en ville et tire des bords avec eux.
Si d’aventures officiers mariniers et officiers l’oublient, Blacky sait parfaitement les retrouver dans les nombreux bars de la ville.
Chaque occasion est bonne pour faire encore la différence.
Ainsi, s’il sirote de bonnes bières avec l’équipage, le pastis est de rigueur avec les officiers mariniers et le whisky avec les officiers.
Chacun sa solde !
Il arrive que le pauvre toutou se trouve dans un tel état d’ébriété que matelots et quartiers-maîtres, pourtant rompus à ce type de manœuvres, soient battus à plates coutures.
C’est qu’il encaisse bien le bougre !
Puis vient le jour où, en escale à la Réunion, Blacky rate l’appareillage, la décision est prise d’attendre le retour du chien, mais, heure de la marée oblige, l’ordre d’appareillage est finalement donné après une demi heure d’attente.
A bord de La Pérouse la tristesse fait place à l’euphorie du départ, mais que peut-on faire d’autre ?
La navigation se déroule donc sans sa mascotte du bord, au retour sur base, la vérité éclate sur l’absence que tous ont déplorée.
Blacky avait en réalité, fait une bordée bien plus arrosée que d’ordinaire.
Compagnon d’infortune du commis, le pauvre chien aussi était rentré ivre.
L’un et l’autre se supportant tant bien que mal pour rentrer à bord, la montée de la coupée ne fut pas une mince sinécure.
Le commis tenant en bandoulière le pauvre Blacky, inerte et bien calé sur son dos.
Le factionnaire de garde à la coupée n’aperçut même pas le chien.
C’est seulement le lendemain matin que l’on retrouva les deux compères dans le hamac du commis.
Il faudra deux jours aux deux compères pour récupérer totalement.
Évidemment, peau de bouc aidant, la sanction fut à la hauteur du délit commis. Blacky fut immédiatement consigné pendant l’escale de retour à Diégo Suarez.
Une chaîne autour du cou, il mordit même par trois fois des hommes d’équipage.
Un beau jour, beau enfin il faut voir, les mécaniciens du poste ont la chance de gagner un lot d’importance à la loterie de Joffreville.
Et ce lot, rien de moins qu’un bien grassouillet porcelet, mais que faire ?
Que faire de lui sinon gagner le bord en si charmante compagnie.
C’est ainsi qu’à l’insu de son plein gré, le cochon vient grossir les rangs du rôle de l’équipage.
Dès lors, le cochon est mis en liberté et va comme il veut dans le poste, au grand dam des matelots qui voient la propreté du lieu se dégrader de jour en jour.
Vient un jour l’idée aux matelots du poste des mécaniciens de descendre dans le poste 2 dans l’idée bien arrêtée de vendre le brave animal.
Il flotte dans l’air comme une idée de méchoui.
En un rien de temps, pendant toute la discussion, le cochon en profite pour vider gamelles et contenants de toute nourriture.
Tant que le navire est à quai, la présence du cochon ne porte pas vraiment à conséquence mais en mer, il en va tout autrement.
C’est ainsi qu’un jour, l’escadre annonça sa venue à Diégo.
La Pérouse dut appareiller d’urgence, chacun convenant qu’une telle Arche de Noé faisait tache dans le décor.
Qu’importe, le navire appareille avec à son bord le porcelet.
Un matin, le commandant du bâtiment s’apprêtant à effectuer une visite officielle à terre, porcelet ne trouve pas mieux que de se laisser aller sur le pantalon blanc du Pacha.
On imagine sans peine la réaction du commandant qui intime l’ordre de se débarrasser séant de l’animal, invoquant qu’il n’était pas question de le voir entrer sur le territoire français.
Voilà pourquoi le brave porcelet fut vendu dès que le navire arriva en escale au Pirée.

By Skagerrac