Un peu plus tard, d’autres «Dak» effectuent une autre livraison, d’un autre genre, mais aussi appréciable que les précédentes, l’Antenne Chirurgicale Parachutée n° 3 du médecin-lieutenant Résillot.
Avec lui sautent son sergent- major, Jean Chaumette, le sergent-chef Marie Pétri, les sergents Jean Chassier et Samba Babacar, le caporal-chef Guyollot, le quartier-maitre de 1ère classe (QM1) Jean Segalen et le 1ère classe Le Van Dang, tous largués sur le PC central.
Pourquoi ce marin ?
Celui-ci n’est pas tout à fait comme les autres, Jean Segalen, un Breton de Ploudaniel, qui, après avoir accompli son service militaire en 46 au 510ème groupe de transports, en Allemagne, décida de poursuivre une carrière militaire.
En mars 49, il s’engage dans la marine.
Après ses classes au Centre de Formation Maritime de Pont-Réan (Ille-et-Villaine), il choisit la spécialité d’infirmier, dont il suit les cours à l’hôpital maritime de Brest.
Sorti premier d’une série de 21 élèves, Jean demande au choix, une affectation en Indochine.
Il devra attendre un an.
Le 07 janvier 51, intégré à un détachement en partance pour l’Extrême-Orient il embarque sur le Cap Tourane, il mettra environ un mois pour arriver à Saigon.
Durant cette traversée, Jean n’est pas resté inactif.
Plusieurs fois, il a assisté le médecin-capitaine Jean Ollivier, officiant à bord du bâtiment.
Sitôt affecté au Service santé des Forces Terrestres, Jean se retrouve dans l’équipe chirurgicale du médecin principal de la marine Caer.
Il est rapidement dans le bain.
Le général de Lattre de Tassigny, commandant en chef en Indochine, a repris l’initiative sur le terrain.
C’est au moment où Segalen Jean rejoint son affectation qu’a lieu la troisième attaque contre le Delta, dite aussi la bataille du riz.
Les arrivages en quantité de blessés, ont mis le nouvel infirmier dans le bain.
Jean se rode, s’instruit encore et ne rechigne pas devant l’effort.
Depuis son arrivée, il a assisté durant plus de deux mille interventions au bloc opératoire de l’hôpital militaire Ciais de Haiphong.
Il est polyvalent, omniprésent.
Quand il a terminé, que ce soit de jour ou de nuit, il est à la réception des ambulances, pour le triage des blessés, afin d’avoir un aperçu rapide du degré d’urgences.
Suivant les cas, il administre les premiers soins.
En outre, il faut souligner qu’il a donné durant cette période, au moins quinze fois son sang pour ranimer des «arrivants» qui en avait perdu en abondance.
Plusieurs fois, ses chefs, ou même ses camarades, l’ont surpris transfusant son propre sang, de bras à bras, à un opéré dont la tension s’est brusquement effondrée.
Ces pratiques d’urgence ont permis de sauver de nombreuses vies humaines. Une citation à l’ordre de la brigade récompense le QM 1 Ségalen pour son dévouement.
Toujours plus fort
Toutefois, Jean a besoin de changer, comme s’il craignait de s’habituer à la facilité de la routine, il demande ainsi, une affectation dans une antenne chirurgicale parachutée.
Il lui faut pour cela suivre un entraînement spécial, au sol et en vol.
À peine admis au stage, début novembre 52, il décide de l’interrompre brusquement, en novembre 1952, après un premier saut.
Il juge plus utile de se porter volontaire pour rallier la base aéroterrestre de Na San.
C’est en plein travaux d’aménagements du dispositif de défense qu’arrive Ségalen.
Mais peu après son arrivée, le 04 novembre, qu’il apprend que le petit poste de Ba Lay, situé en pays thaï près de la rivière Noire, et défendu par des tirailleurs du II/4ème RTM est encerclé, sans médecin ni infirmiers.
Un hélicoptère le transporte à pied d’œuvre.
En janvier 53, une deuxième étoile de bronze est agrafée à sa TOE.
Rappelé à Hanoi, l’infirmier de choc rallie un autre stage para, où du 27 avril au 18 juin, notre infirmier «op», va en sortir breveté.
Pas de temps perdu, car l’hôpital Ciais le réclame déjà pour assurer le remplacement d’un second- maître infirmier, exempté de service, à la suite de surmenage.
Segalen n’est guère mieux.
À force de trop présumer de ses forces, d’oublier les temps de repos, de manger entre deux, de subir les conséquences du climat, il se « jaunit » à la suite d’un ictère, plus communément connu comme étant la jaunisse.
Il se fait soigner durant une quinzaine, mais refuse toute proposition de convalescence.
Il n’est bien que parmi les siens, les équipes médicales actives.
Une chance se présente avec une affectation définitive, comme anesthésiste, à l’antenne chirurgicale parachutée du médecin marine de 1ère classe Million, un autre baroudeur.
Jean regagne son nouveau poste dans la plaine des Jarres, au Laos.
Pendant huit mois, Segalen va se dépenser, prouvant son efficacité, acquise par son expérience assidue.
Une nouvelle citation à l’ordre de la brigade vient s’ajouter sur le ruban rouge et bleu de sa Croix de guerre...
Sur le Centre de Résistance « Isabelle »
Pour Jean Segalen, c’est encore une autre aventure.
Sitôt en place, I’ACP n° 3, comme l’infirmerie d’Isabelle, travaille au rythme oppressant des «entrées ».
Après les tentatives pour effectuer des évasan (évacuation sanitaire), les Dakota, frappés de la Croix-rouge, comme les hélicoptères, qui ont été abattus ou sérieusement endommagés, il était vraiment difficile d’envoyer les blessés à Hanoi ou au Laos.
Le quartier-maître chef prend des initiatives pour gagner de la place dans les galeries d’accès, tentant aussi de renforcer les parois, après les dommages causés par l’artillerie viêt.
Jean réussit à remplir son rôle, passant de l’un à l’autre.
En huit transfusions, il donne 2600 cl de son propre sang.
Quand il apprend que des copains ont été blessés et incapables de revenir par leurs propres moyens, il réagit.
C’est ainsi qu’un «sous-off », grièvement blessé entre les lignes, gît inanimé.
Jean fonce pas de temps à perdre et d’autant plus que ça siffle et explose de partout.
Une vie qui avait peut-être des chances en plus, pour cette fois.
Jean, durant cette période allait, comme les autres combattants, en subir les contrecoups et maigrir d’environ 10 kg.
Pourtant, rien ne semble affecter son moral. Marin et fier de l’être, il porte, parfois le dimanche pour faire la différence, son bonnet de marin.
Le pompon rouge est entré dans la petite histoire du CR «Isabelle».
Le 07 mai, les Viêts sont là, tout près, autour...
Les derniers pilonnages ont détruit l’antenne.
Segalen est blessé à la main gauche et à la jambe droite.
Il souffre aussi de brûlures, mais il continue à se soucier des autres.
Fait prisonnier le 08 mai à 04h00, il reste sur Isabelle, mais les bo doïs l’ont isolé des blessés.
Il y a eu encore des morts et des blessés, quelques-uns ont réussi à passer et disparaître dans la nuit.
La captivité n’a pas démonté notre infirmier.
Bien décidé à réaliser ce qu’il a prévu, il parvient à tromper la surveillance des Viêts qui déambulent de partout.
Il réussit à soigner des cas urgents, à leur apporter le réconfort par sa présence, puis en changeant rapidement les pansements, en leur filant des médicaments qu’il a subtilisés avant la saisie des Viêts.
Mais la suite sera plus pénible et certains n’y survivront pas.
La lutte pour survivre
Le 24 mai, tout le personnel de l’AC 3 est dispersé. Ségalen est intégré à un groupe qui est poussé sur la Route Provinciale 41 (RP 41) en direction de l’est. Ils vont avancer, à marche forcée.
Avant de quitter Isabelle, notre infirmier a encore prélevé quelques paquets de médicaments qu’il a cachés dans ses poches et même dans ses chaussettes.
Certains, comme les antibiotiques, sont d’autant plus précieux, car les vainqueurs, malgré les récupérations dans les antennes et les infirmeries, les parachutages assurés après la chute du camp retranché, ne délivreront aucun de ces produits au profit des prisonniers.
Il a également conservé son casque lourd, qu’il va utiliser comme récipient pour faire bouillir de l’eau, ou encore cuire la ration quotidienne de riz qu’il partage avec ses camarades d’infortune, les plus démunis, les plus faibles.
Le convoi s’étire, se traîne, puis est remis dans le « rythme », à coups de crosse.
Certains, épuisés, s’effondrent sur le côté de la route; toute assistance est interdite par les Viêts.
Le groupe, après 26 jours de marche, arrive à Tuyen Quang.
Les rangs se sont éclaircis, beaucoup ont été «oubliés» le long de la route. Ségalen, avec une dizaine de camarades, a brancardé durant 120 km, un sergent des tirailleurs, souffrant d’une mauvaise plaie infectée au pied.
A 70 km au nord-est de Tuyen-Quang, c’est la fin du calvaire en ce qui concerne la marche, car pour arriver le 22 juillet au camp 42, ils ont parcouru 350 km.
Ils sont 400 Tu Binh (prisonniers); ils seront beaucoup moins à être libérés.
La nourriture, se limite à l’éternelle boule de riz, agrémentée de quelques liserons d’eau. Segalen, encore robuste et volontaire jusqu’à l’entêtement quand on veut lui forcer la main, ne cède aux exigences des gardes que lorsque ça l’arrange.
Il accepte d’aller en corvée de riz, de se joindre aux équipes qui montent des paillotes, afin de ne pas rester inactif.
Il visite en cachette, les malades, se dépense sans compter auprès de ceux qui souffrent autant moralement que physiquement, assiste aussi les moribonds.
Il distribue de la Nivaquine aux fiévreux, des antibiotiques pour enrayer les effets néfastes de l’infection et de la dysenterie.
Plusieurs camarades de misère lui doivent ainsi la vie.
Deux autres marins, les seconds-maîtres Carpentier et Keromnès, rescapés du Privateer 28F-6, abattu le 8 mai, au-dessus de la RP 41, sont arrivés au camp 42 et ont été témoins de l’action salvatrice de Jean Segalen.
S’il y a quelque chose qui hérisse notre infirmier, ce sont les réunions de propagande, organisées par les can bô et autres commissaires politiques.
Avec d’autres, aussi décidés que lui, il fait front, passant d’un groupe à l’autre, menant la contre-propagande en ranimant les «tièdes».
Aux autres, déjà trop affaiblis, Jean renforce l’espoir, leur fait comprendre qu’il leur faut sortir de ce «merdier».
Le 03 août, retour sur Tuyen-Quang; puis une autre marche les mène vers un camp situé à une trentaine de kilomètres.
Les prisonniers ont appris, entre-temps que des accords ont été signés à Genève, mettant un terme à cette guerre d’Indochine.
Le 16 août, des camions «Molotova» les prennent en charge et les transportent en douze jours à Vietri, lieu d’échange prévu des prisonniers.
L’endroit a été choisi pour installer un camp de transit pour les prisonniers du Viêt-minh et des berges accessibles aux engins amphibies qui doivent les ramener à Hanoi.
Trop épuisés par le «Haute clémence d’Hô Chi Minh», des prisonniers vont encore mourir dans ce camp de transit.
Libéré le 28 août, amaigri après son séjour au camp 42, il est malgré tout content de retrouver des marins, ceux du LCM de la Dinassaut 12, qui l’accueillent à bord.
Après la descente du fleuve Rouge, c’est l’arrivée à Hanoi, où il va passer des visites médicales.
Le docteur You Ahong ne peut que constater un état général dégradé.
Comme d’autres, il y a amaigrissement, asthénie, dysenterie sanglante, les facultés intellectuelles amoindries.
D’autre part, le sujet est très nerveux, inquiet, émotif.
Il a encore des séquelles des brûlures des deux membres (1/3 inférieur) datant du 07 mai.
Quelques jours plus tard, un avion sanitaire le transporte avec d’autres à Saigon.
Le temps de reprendre des forces, en attendant d’être rapatrié sur la métropole.
Malgré sa spécialité d’infirmier dans la marine, où l’avancement ne semble pas toujours fulgurant, Jean Segalen passe second-maître pour faits de guerre le 24 septembre 54.
L’Algérie a fait sa «première», le 1er novembre 1954, la «Toussaint rouge» d’autres aventures se présentent à Jean Segalen.
En 57, il est affecté à la Demi-Brigade de Fusiliers-Marins (DBFM), dans l’Ouest-Oranais avec les fonctions d’infirmier-major au pavillon militaire de l’hôpital de Nemours.
Une autre citation s’ajoutera aux cinq précédentes gagnées en Indochine.
Médaillé militaire du 25 octobre 54, sa demande pour être fait chevalier de la Légion d’honneur ne sera pas acceptée...
Texte de René BAIL (journaliste-auteur) dont revoici l'entête de ses courriers :
Le bilan de l’antenne chirurgicale parachutée n° 3Il serait injuste de ne pas citer l’action bénéfique de I’ACP 3 et particulièrement de son chef qui a réalisé un véritable exploit, valable pour la chirurgie de terrain et pour l’histoire de la médecine.
En effet, le médecin-lieutenant Résillot, peu de temps avant l’arrivée des Viêts à l’antenne, a eu l’idée bénéfique de dissimuler son registre d’entrées de l’ACP 3 et ses relevés cliniques quotidiens, preuves incontestables de son emploi du temps en «circuit fermé», dans l’oreiller d’un de ses patients, dont l’état de santé pouvait être admis comme critique par les Viêts et permettre son évacuation.
Ces documents fournissaient les informations sur les interventions des praticiens d’antenne, œuvrant avec des moyens limités ou de substitution.
Avant le 13 mars, le poste de secours d’Isabelle ne disposait que de 60 lits.
L’arrivée de Résillot et de son équipe était une chance dont la portée va être réduite à cause de l’impossibilité d’évacuer les opérés graves.
La plupart des blessés ont été atteints par des projectiles identiques.
Par l’artillerie (coups directs et éclats) 64%, par balles 15,6%, mines 7%, grenades et éclats 5,2%, phosphore, engins explosifs divers 8%. Les opérations, les soins postopératoires ont été pratiqués dans des conditions épouvantables.
L’accès difficile à l’antenne, l’exiguïté des «locaux», les maigres approvisionnements quand les colis parachutés n’allaient pas tomber chez les Viêts, l’absence d’appareil de radiologie, celui existant avait été détruit, les difficultés de maintenir les instruments stériles, ainsi que l’hygiène.
Les pluies ne cessant pas de tomber, l’eau qui s’infiltrait, inondait les tranchées, les abris.
Le seul avantage résidait dans la concentration des points d’appui (PA) répartis sur «Isabelle», hormis «Isabelle 5», appelé aussi le «PA Wième», tenu par les compagnies thaïes.
Le ramassage des blessés était plus rapide que sur la position centrale et il y avait donc un gain certain de temps pour pratiquer l’intervention.
Sur les 2000 combattants d’«Isabelle», 400 ont été tués et enterrés sur place, 556 ont été blessés sérieusement, 200 ont été classés légers après des plaies superficielles, des polycriblages.
Ces derniers ont été traités par l’infirmerie du médecin-lieutenant Gérard Aynié, du 3/3ème REI ou à celle du médecin-lieutenant Émile Pons du 2/1er RTA.
Les soins apportés : antibiotiques, sérums
antitétaniques et anti-gangréneux, avec désinfection locale, permettaient aux blessés, après un court temps de repos, de rejoindre volontairement, les copains à leur poste de combat.
Chaque blessé soigné et sortant ne laissait pas de place vide ; elle était aussitôt occupée.
Sur les 556 blessés admis à I’ACP 3, Résillot en a opéré 331 dont 216 représentaient des cas graves, 71 d’entre eux ne survivront pas, 34 n’iront pas plus loin que la table, 37 vont décéder les jours suivant l’opération.
Il est évident que la mortalité était nettement plus importante qu’elle ne l’aurait été dans les hôpitaux installés et équipés.
Ceci n’est qu’un aspect premier.
Ceux, qui prisonniers, ont marché sur les routes des camps, perdront dans les quelques mois de captivité, 72% des leurs.
Les médecins de Diên Biên Phù ont été vite séparés de leurs patients et il leur était interdit d’intervenir, les «soins» étant prévus dans les promesses des chefs de camp et autres can bô.
C’est ainsi que les « toubibs » ne pourront que constater la triste, l’inhumaine efficacité de cet univers carcéral issu d’un autre monde qui aura une tendance à se généraliser.
Le but politique des Viêts était de chasser le «vieil homme» issu de ce pays colonialiste, au moyen de l’autocritique, de la délation provoquée par la tentation de nourriture.
Quant aux réfractaires, il fallait les isoler, les éliminer en les épuisant par des corvées répétées, en réduisant les rations au moindre motif.
Étaient surtout visés les réfractaires qui refusaient de signer les manifestes proposés, pour dénoncer cette guerre injuste, les «criminels de guerre» coupables d’assassiner les populations pacifiques du Vietnam.