Dans le poste, Chauvet regarde autour de lui. Dans l'obscurité il arrive à distinguer nettement ses camarades. Le panneau étanche est resté ouvert afin de renouveler l'air chargé d'odeurs sui generis. Il revit ces instants inoubliables : “Dans un coin, je devine la silhouette de L…, un type très jeune, qui ne s'est fait remarquer que depuis peu.
Quelques jours avant d'entrer au camp de Fareham, il a posé une demande pour se marier ; sa petite amie allait être mère. La voie hiérarchique lui a répondu : "Trop tard, on va partir !" Alors il est allé trouver le colonel et lui a expliqué, avec la persuasion des simples, qu'il savait qu'il serait tué le premier jour et que son fils devait avoir un père. Les Anglais se sont débrouillés avec l'Intelligence Service, et il s'est marié la veille d'entrer au camp…(8)
Il est certain qu'il mourra à l'aube, il le sait, je me demande si, dans d'autres guerres, des soldats ont su comme cela qu'ils allaient mourir et s'ils y sont allés pour ne pas lâcher leur unité…
A côté de lui, souriant presque, Reiffers le Luxembourgeois(9) se tient immobile comme une statue, perdu dans ses pensées ; comme avant guerre lorsqu'il était à l'affût du gros gibier en Afrique. Peut-être songe-t-il à l'ironie de se retrouver en ligne de mire, comme un gibier, après avoir été chasseur.
Une conversation a lieu derrière moi. A mi-voix, un grand type, sergent à la Troop 7, que je reconnais son intonation, donne l'adresse de sa femme pour "prévenir en cas d'accident". Le camarade sollicité demande où il l'a connue et, pour meubler, l'autre lui raconte toute son histoire. Il s'est marié en 1943, en Afrique du Nord. En 1940, il était matelot-léger, débarqué en Australie, il s'est engagé dans les "Marines" australiens, a embarqué pour l'Angleterre et, après des aventures sur lesquelles il passe rapidement, s'est retrouvé un an plus tard propriétaire d'un "Fish and Chips" au Cap. Récupéré par la France Libre, il s'est marié à Casablanca et de là est venu au commando. Son interlocuteur donne l'impression de découvrir la vie aisée et tranquille qu'il ignorait. C'est un jeune dur de 19 ans, arrivé au commando depuis la prison maritime de Dundee, entre deux gardiens et les menottes aux mains. Je l'ai souvent entendu raconter complaisamment l'histoire, mais aujourd'hui, il ne plastronne plus. Peut-être a-t-il des regrets, et pourtant il risque de mourir pour la société, son véritable ennemi…”
Tandis que Chauvet s'abandonne à ses pensées, d'autres font peut être comme lui, ou bien prient en silence. Se souviennent-ils seulement des prières qu'enfants, ils ont appris ? Qu'importe, d'ailleurs ! Ils ont, en agissant ainsi, l'espoir de se dédouaner un petit peu de leurs “fautes”, dans le cas où, demain, ils devraient remonter à… la “grande base arrière” !
Le temps passe et l'échéance du destin va bientôt se présenter. A l'horizon, sur bâbord, une zone claire commence à pointer malgré la grisaille du ciel. Il est déjà possible de distinguer les bateaux les plus proches. Quand il fera jour, cela fera beaucoup de monde à voir, plus qu'il n'en faudrait d'ailleurs, si on y ajoute les Allemands à l'arrivée. A l'aube du 6 juin, l'histoire va tourner plusieurs pages d'un seul coup.
Devant, la visibilité est limitée par un écran de brume et, de temps en temps, des éclairs zèbrent le ciel, tandis que des roulements sourds d'explosions se font entendre dans le lointain.
Il est 6 heures, beaucoup d'hommes sont montés sur le pont. La mer est mauvaise et ne leur accorde guère de repos. Des bateaux sont là, tout autour, placés comme des pions sur un gigantesque damier invisible. Chacun regarde en s'imprégnant de cet impressionnant spectacle lorsque, brusquement, l'enfer se déchaîne ; les hommes sont saisis de stupeur. Sur un ordre du commandement, tous les bâtiments de soutien se mettent à tirer vers la terre. Dans un tonnerre assourdissant, des bouches à feu sortent des flammes et, des traces lumineuses strient le ciel avant de le maculer de sombres panaches de fumée. Derrière les bâtiments d'assaut, les “gros culs”(10), H.M.S. Nelson et Warspite crachent de toutes leurs pièces de 16 pouces. Cela doit faire mal à l'arrivée, des “pénauds”(11) pareils.
Puis ce sont les bâtiments lance-roquettes (Landing Craft Rockets) qui attirent l'attention, lorsque de leurs ponts partent, sans discontinuer, à une cadence infernale dans un bruit indéfinissable et crispant, des projectiles dont les trajectoires sont matérialisées par des traits multiples de feu qui rayent la nuit. Ce sont tout d'abord des sifflements très forts, suivis aussitôt de ronflements de plus en plus graves, comme des à-coups de lampes à souder, mais en plus intense.
Avant de grimper sur le pont, quelques hommes se sont laissé tenter par des boissons chaudes, mais les estomacs fatigués par une nuit pendant laquelle ils ont été mis à rude épreuve, les obligent à “arroser le jardin du commandant en second”(12).
Les ordres arrivent : “- Les hommes à aligner leurs sacs sur le pont”, puis “- Parés à s'équiper”. Chacun s'exécute. L'un vérifie une sangle, l'autre soupèse son sac qui fait quand même trente-cinq kilos. Les plus prévoyants glissent les cigarettes dans les poches supérieures, une précaution utile pour augmenter les chances de les garder au sec. Enfin tous ces “trucs” qui ont l'avantage de vous absorber les pensées, afin d'éviter de réfléchir à tout ce qui va suivre !
Les ordres se transmettent par des gestes, ou de bouche à oreille, car les canons tirent sans discontinuer et ce n'est pas de sitôt qu'ils s'arrêteront.
Il est maintenant 7 heures, de temps à autre, à travers quelques déchirures de brume, la terre apparaît. Sur bâbord, dépassant les vagues successives d'engins de débarquement, un contre-torpilleur lancé à toute vitesse, en direction de la côte, vire à angle droit “à gauche toute”, puis lâche un épais rideau de fumée destiné à masquer la visibilité aux batteries allemandes de la Baie de Seine.
7 heures 30… La terre est maintenant proche. Des gerbes d'eau s'élèvent de la mer, l'artillerie côtière est entrée en action. Les L.C.I. (S) qui jusque là naviguaient au ralenti, remettent “la gomme”. Les Français aperçoivent, juste à quelques encablures derrière eux, les L.C.A. qui transportent leurs camarades des troops britanniques.
Kieffer semble inquiet. Est-ce que les L.C.I. (S) toucheront terre au bon endroit ? La moindre déviation à droite ou à gauche les exposerait directement aux tirs des blockhaus que l'on a repérés.
Soudain sur bâbord, en contraste avec le mouvement général, un torpilleur norvégien(13) paraît se figer dans le paysage, puis il sombre lentement. Peut-être une mine ? L'explosion n'aura même pas attiré l'attention dans ce fracas d'apocalypse.
La brume s'étant estompée, comme un rideau qu'on aurait tiré brusquement, devant, on voit distinctement la terre. Les tirs allemands se font plus précis et les obus encadrent les premières barges d'assaut. Sur le rivage, se dresse une multitude d'obstacles : “Asperges de Rommel”, chevaux de frise, trépieds en ciment munis de mines, reliés entre eux par d'innombrables fils.
Sur les L.C.I. (S), les Français sont accroupis sur le pont, tendus mais parés. Ils voient déjà ce qui se passe à terre, des L.C.T. ont débarqué des chars démineurs qui sont sérieusement pris à partie ; ils n'auront d'ailleurs guère de chances de s'en tirer.
Le bon vieux Pinelli est à l'avant du L.C.I. 527, les yeux braqués cherchant à situer exactement l'objectif, mais il y a tellement de feu, de fumée et ce bruit infernal qui l'empêche de se concentrer… “Oui, voilà, elles sont là !”, crie Pinelli. En effet, leur premier objectif, les baraques de l'ancienne colonie de vacances sont juste devant. Kieffer est satisfait, les gens de la Navy les ont menés sur l'objectif.
7 heures 55… Un choc ! Les L.C.I. (S) stoppent net ; ils viennent de talonner. Les marins font glisser rapidement sur l'avant les deux coupées parallèles. Blessé, l'un d'eux s'écroule sur place puis se traîne de côté afin de ne pas gêner la manœuvre. Le tir de l'ennemi se concentre, plus précis et meurtrier. La grève se trouve à une centaine de mètres. Pinelli se laisse dégringoler, emporté par le poids de son sac. L'eau lui arrive à la poitrine et, pourtant, il est grand ! La poisse et la tasse pour les plus petits ! Les commandos glissent, sautent, surnagent et foncent vers la plage.
Tout un groupe est déjà descendu lorsqu'un projectile fauche une coupée projetant les hommes à la mer. Le “Pacha” hurle des ordres, mais dans le vacarme, les hommes obéissent plus au geste qu'à la voix.
Il y a déjà beaucoup de corps qui flottent, inertes, d'autres se débattent encore ; un dernier sursaut pour vivre. Mais nul n'a le droit de s'arrêter, tels sont les ordres. Il faut d'abord s'assurer des positions de combat dans un minimum de temps.
Un des L.C.I. (S) a perdu ses deux coupées, mais, aidé par le courant, il a réussi à se mettre à couple de l'autre, permettant ainsi de débarquer ses troupes.
Malgré les rafales d'armes automatiques qui se croisent parmi eux, les commandos qui ont eu de la chance, parviennent sur la plage. C'est dur dans tous les sens du terme. D'abord, la mitraille ou les salves d'obus, puis les battle-dress mouillés qui sont lourds à porter et les bretelles des sacs qui compriment la poitrine, coupant la respiration. Qu'importe ! Les hommes ne prennent pas le temps de réfléchir. Ils foncent, axés sur la seule idée de parvenir jusqu'aux baraques, là-bas à cent cinquante mètres.
Le blockhaus de gauche change soudain d'objectif et “balance la sauce” en enfilade sur la plage, juste au moment où les premiers éléments de la Troop 7 arrivent sur le sable. Un obus de mortier fauche un groupe d'hommes. Ceux qui ne sont pas atteints continuent, pour les blessés on verra plus tard. Il y a aussi plusieurs mourants…
Blessés, le capitaine Vourch, le lieutenant Pinelli, Flesch, un grand Alsacien dont le frère, un “malgré nous”, combat peut être en face, Casalonga qui vient d'avoir vingt ans ce matin même. Il y a aussi le petit Rousseau, Bobby Piaugé et puis, blessé plus gravement, mortellement même, le second-maître “Pépé” Dumanoir. Il mettra vingt minutes pour quitter à nouveau sa terre de France.
Pinelli, touché aux jambes et à la main, rampe jusqu'à “Pépé” et l'entend dire des mots qu'il ne pourra jamais oublier : “Je suis foutu… Hein ?… Mais c'était quand même beau !…” Pinelli a envie de gueuler, de pleurer de rage devant la mort de ce vieux “Pépé”, un des plus anciens… Il n'y a pas de bon Dieu ! Et le sort injuste qui l'accable, c'est tout de même lui qui a passé trois ans à faire de ces garçons des “racers” et c'est lui encore qui reste sur cette plage, alors qu'il aurait tant voulu continuer avec eux.
D'autres encore gisent sur le sable : Laventure, Lahouze, Léostic, Cabellan, Beux et Bucher. Les infirmiers et le “Toubib” auront du boulot.
Ayant eu plus de chance, la Troop 8 se présente la première devant les rouleaux de barbelés. Derrière, il y a un champ de mines. L'officier des équipages “Alex” Lofi, d'un geste rapide ordonne à Thubé d'ouvrir le passage dans le réseau. Pour les mines ?… on verra bien. De toutes façons, s'ils ne franchissent pas rapidement le champ de mines parce qu'ils hésitent, c'est un obus qui va leur tomber dessus.
Le “Pacha” est là aussi, allongé et blessé, observant la progression de Thubé. Gwenn-Aël Bolloré, l'infirmier, découpe la jambe du pantalon ; c'est un éclat à la cuisse. Soins rapides, pansement et morphine. Il pourra continuer.
Le passage ouvert, les gars foncent dans les dunes et parviennent jusqu'aux murs de la colonie de vacances, sans que personne n’ait sauté. Maintenant ils sont hors d'atteinte des pièces de la plage. Les hommes valides ou légèrement blessés sont presque tous arrivés et chacun pose son sac le long des baraques. Un détail attire leur attention ; celles-ci n'ont plus de toit. Cela doit dater de peu, car sur les plus récentes photos aériennes examinées lors des briefings à Fareham, les baraques les avaient encore.
Sur la plage, malgré les salves qui pleuvent, le mouvement de débarquement est continu. Les barges vomissent les hommes, puis reprennent aussitôt la mer pour aller en chercher d'autres. Un char D.D.(14) du 2ème bataillon du East Yorkshire Pionneer est en train de flamber, des hommes, transformés en torches humaines, ont essayé de “gicler”, mais en vain…
Le “Pacha” demande à ses gradés de lui rendre compte de la situation et de l'état des effectifs encore valides. La deuxième phase de l'assaut va commencer.
Du côté des commandos anglais, on déplore également de la casse. Le colonel Dawson, grièvement blessé, n'en dirige pas moins ses hommes.
Chez les Français, le bilan est sévère ; à la Troop 7 particulièrement, on compte 5 tués et 23 blessés dont plusieurs graves. En ce qui concerne la Troop 8 et la section K-Guns, rien de bien sérieux pour le moment. Comme le dernier officier de la Troop 7, le lieutenant Mazéas, vient de se faire blesser au bras, Kieffer décide de partir à l'assaut avec cette unité. Le maître-principal Faure ayant comme une sorte de dépression, le commandement échoit au second-maître Lanternier.