On imagine l'excitation à bord. Quelle joie, quel honneur d'être de la der.
Pensez : Lisbonne, Dakar, Rio de Janeiro, Buenos Aires, le Cap Horn, Valparaiso, Panama, les Antilles, New York, Saint-Pierre-et-Miquelon...

Sur le Quai des flottilles, la foule, venue de toute la France et, bien sûr, de Brest, sera scotchée. Comme d'habitude, les gens n'auront pas envie de partir, pas envie de se quitter.
C'est la dernière fois qu'ils partageront cet instant unique, magique : le départ de la Jeanne d'Arc.

Après plus de 2,5 millions de kilomètres parcourus, après des centaines d'escales, la « vieille », la « grosse », comme l'appellent amoureusement ses servants, tire sa révérence.
En mai, après un périple de cinq mois et demi, elle rentrera à Brest pour se faire désosser...
Clap de fin pour une star discrète.

La Jeanne, c'est un bateau unique au monde. Porte-hélicoptères (l'un des premiers de l'histoire de la marine mondiale).
Université, qui a formé 6 400 officiers supérieurs depuis 1964, les « amiraux de demain ».
École de la vie qui a donné leur chance aux mômes en quête de repères.
Ambassade flottante qui porte haut les couleurs de son pays.

La Jeanne, tout le monde la connaît.
C'est un nom qui parle.
Aux marins et aux vivants, ceux qui ne vont pas sur l'eau, comme dit Aristote.
Et heureusement, qu'ils ne vont pas sur l'eau.
Car ils seraient surpris. La Jeanne, elle roule, bord sur bord, quand le vent la prend de travers, quand il soulève son cul.
Là, il faut avoir le coeur bien accroché.
Mais ses marins (630 pour ce dernier voyage, dont 103 officiers élèves) ont l'habitude.
Ils traînent rarement sur le pont.
La vie est à l'intérieur, dans la bête, rythmée par les lumières, blanches le jour et rouges la nuit.
La vie, c'est la promiscuité (certains dortoirs accueillent jusqu'à cinquante personnes) et en même temps une grande solitude, quand il faut faire le quart à la machine, dans la « mine », par une température de 60°.
C'est un bout d'Hexagone flottant.

Mais la vie, c'est celle d'un village, son coiffeur, son épicerie, ses carrés où vous n'entrez que si vous êtes invité, ses soirées « ciné » sur le pont d'envol, sa paroisse, avec une petite messe tous les jours et une grande le dimanche, sa salle de sport à côté des hélicos, sa poste, qui permet de rester en contact avec le monde.

Un monde qui attend des nouvelles de la Jeanne, cette mère, cette fille, cette sœur, cette compagne, qui est entrée dans la famille comme ça, sans faire de bruit.
Assise à la table, on n'a pas envie de la voir se lever et partir.

Parfois, elle fait parler d'elle.
Quand les sunlights de l'info éclairent son pont arpenté par des people ou des politiques.
La Jeanne reçoit avec la même chaleur Jean Gabin, Albert de Monaco, Dee Dee Bridgewater, Yves Mourousi, Bernard Pivot, Paul-Émile Victor, Fidel Castro, Hussein de Jordanie.
Elle peut être aussi le théâtre de rencontres plus discrètes.
Là, c'est la diplomate qui est à la manœuvre quand, par exemple, elle accueille en terrain neutre les factions rivales d'un pays africain en guerre.

Elle n'hésite pas non plus à enfiler son bleu de chauffe.
Navire militaire opérationnel, elle va au charbon.
L'équipage du Ponant, voilier de luxe français kidnappé par des pirates au large de la Somalie, en avril 2008, s'en rappelle avec émotion.
Comme les rescapés du tsunami à Sumatra, en 2004, à qui elle a apporté de l'aide.
Comme les boat people vietnamiens recueillis en mer de Chine en 1988.

En retour, elle est accueillie dans n'importe quel coin du monde avec joie et fierté.
Une escale de la Jeanne, ce n'est pas n'importe quoi.
C'est un événement, que l'on attend pendant des semaines et des semaines et dont on se souvient toute sa vie.
Car on reçoit la représentante du pays des droits de l'homme, des Lumières et d'une sacrée cuisine...

La Jeanne, c'est tout ça. Un mythe français, comme le France, comme le Concorde.
C'est un bout d'Hexagone flottant qui, pendant quarante-cinq ans, a transporté valeurs et rêves d'un pays pas franchement maritime.
La « vieille » n'en a eu que plus de mérite.
Chapeau bas, Madame.

Même un Aéro ne peut rester insensible à un tel évènement.

Amicalement

CAODAI