" Et maintenant, une bordée en territoire douteux".
Long Xuyen, le fief des Hoa-Hao.
A la nuit tombée, une dizaine de "rombiers" bien cuits prennent idée d'aller chercher des filles dans les paillotes, sur les bords du Bassac.
Dans le coin, il n'y a pas de filles et certains, avinés au point de ne plus savoir très bien où ils en sont, s'en prennent aux malheureux habitants, saccageant plus ou moins quelques paillotes.
Bien que "bourré", je ne perds jamais l'esprit.
Je me rends compte que la bordée dégénère et sonne le rappel pour rentrer à bord.
J'ai toutes les peines du monde à convaincre ces soûlards de cesser leurs conneries.
Je les extrais un par un hors des lieux de leurs exploits et réussi à les regrouper sur la route du retour, sur la vague promesse que je leur fais, appuyé d'une femme d'âge mûr.
- Demain, c'est promis demain il y aura des filles.
Nous reviendrons demain.
La bande se décide à prendre la route en direction du bateau, tandis que j'essaie d'arranger la situation en tentant d'excuser les débordements de ces abrutis.
Il faut vous dire que nous, marins, n'étions pas seuls mais accompagnés par une bande de la coloniale.
Peu après, je prends la route à mon tour, seul.
La route passe devant un poste hoa-hao où, après avoir parcouru environ cinq cents mètres, je suis soudain encerclé par une dizaine de petits hommes en noir, la tenue des Hoa-Hao, mitraillettes au poing.
Je constate que les mitraillettes sont des Sten, bien connues pour leur faculté de partir toutes seules, au moindre choc.
Et les Hoa-Hao, une douzaine environ, ont tous armé leur mitraillette.
Je sais qu'il ne faut pas faire de geste brusque, ces andouilles ont le doigt sur la détente.
Je suis persuadé que la moindre tentative de fuite leur donnerait la raison de tirer.
Et ce n'est pas parce qu'un quartier-maître aura été tué par les Hoa-Hao que l'on assistera à un renversement des alliances.
Je reste debout, les mains sur les hanches, calme, mais je n'en mène pas large.
Je suis dans de sales draps.
Il est évident que ces gars-là, prévenus, réagissent au mini-scandale qui vient de se passer plus loin.
Les idiots de copains, à qui je dois tous ces ennuis, sont apparemment passés sans problème.
Loin derrière moi, dans l'obscurité, on distingue une femme, plutôt corpulente, qui interpelle mes agresseurs tout en courant.
Elle arrive à notre hauteur, haletante, et discute avec les petits hommes noirs.
Un grand moment après, celui qui semble être le chef se tourne vers moi et fait baisser les mitraillettes.
C'est dans un mauvais français qu'il me rassure :
- Madame dire : "Vous très bon, camarades mauvais, mais vous bon, vous pouvez aller".
Je remercie la femme qui s'est souvenue de mes efforts pour calmer les poivrots et qui s'est déplacée de très loin pour me secourir.
Le poste étant hors de portée de voix du village, je suppose qu'elle m'a suivi intentionnellement dans la crainte de ce qui allait arriver.
On pouvait tout craindre des Hoa-Hao, plusieurs précédents fatals s'étant déjà produits.
Ce ne sera pas la dernière fois qu'une femme me sauvera la mise.
Je ne serais pas non plus un cas unique.
Pendant cette guerre, nombre de mes compatriotes devront la vie à une annamite, ou aussi bien, à un annamite.
Les Ha-Hao m'ont laissé le passage et je continue ma marche vers le bord.
Je n'ai pas fais cinq cents mètres que je vois arriver à tombeau ouvert une jeep de la coloniale montée par huit gaillards armés jusqu'aux dents.
Toujours aussi saouls, l'un d'eux s'est avisé que je manquais à l'appel et ils volent à mon secours.
Ils veulent maintenant en découdre avec le poste Hoa-Hao.
Je dois les convaincre que tout va bien, qu'il ne m'a été fait aucun mal et qu'il faut impérativement rentrer à bord.
Mais les poivrots sont toujours aussi ronds et de ce fait, encore plus difficiles à persuader.
Après bien des palabres, ils consentent enfin à faire demi-tour.
Il ne manquait plus qu'un affrontement armé entre eux et le poste.
C'eût été là le véritable incident diplomatique.
Finalement et heureusement, tout s'est terminé par le vidage de quelques bouteilles supplémentaires.
Photo : Rencontre d'un soir à Mytho.