Je ne vais pas dire que je saute de joie. Ce serait mentir, mais puisque l'on me confie un boulot, faut assumer.
L’organisation de la défense, je ne vous l'apprends pas, est un sujet très vaste qui concerne non seulement la défense militaire, la mobilisation, mais aussi la défense civile avec les plans nationaux (plans rouges, Orsec ou autre Polmar...), internationaux (Biscay plan en Atlantique, Lion plan en Méditerranée...), la défense économique, sans oublier la diplomatie et le respect des traités internationaux.
Je parcours le dossier pédagogique. Je tombe rapidement sur des sujets bien ténébreux. Si on me pose des questions, je ne vais quand même pas botter en touche. Il faut que je reprenne tout ça. Lors de mon premier séjour à l'école j'étais un jeune maître qui devait faire où on lui disait, quand on lui disait, comme on lui disait. Surtout pas d'initiatives. Aujourd'hui je suis major dans ma dernière affectation, je fais comme je veux. De plus, cette fois, j'ai la chance d'avoir un (bon) chef de service qui n'est pas frileux et me laisse carte blanche.
Dans l'organigramme de l'Ecole il y a maintenant un colonel. Pour ce qui concerne l’armée de terre (la défense inclut évidemment cette arme), je me fais expliquer par lui les points qui me paraissent obscurs.
A la Préfecture maritime c'est un peu comme le mystère de la Sainte Trinité, un Dieu en trois personnes, non pas qu'il y ait le Père, le Fils etc.. mais cette autorité cumule trois casquettes, commandant en chef, préfet maritime, responsable territorial. Bien sûr il a des adjoints et, justement, en quoi consite le boulot du général adjoint territorial ? A l'occasion d'une permission, je me rends à la préfecture maritime de Brest. Je ne rencontre pas Dieu mais ses saints. Ils me reçoivent avec courtoisie. Le général adjoint territorial, notamment, m’explique avec beaucoup d'amabilité son rôle.
Je rends visite également au colonel délégué militaire départemental auprès du préfet de du Finistère, à Quimper afin qu'il m'explique sa tâche. Lui aussi me reçoit fort bien. Il vient de faire une conférence sur les sujets qui m’intéressent aux stagiaires de l’Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale de passage à Quimper. Il s’enquiert de la nature de mes élèves. Il est fort surpris que je tienne ce même discours à des seconds maîtres. Nous parlons un peu des points sensibles à surveiller dans le département en cas de montée en crise. Il s'étonne lorsque j'évoque la station du pays bigouden sud où arrivent tous les câbles sous-marins de communications en provenance de l'autre côté de l'Atlantique. Tout le monde connait ça ici, mon colonel ! Quoi qu’il en soit, il me confie une copie de tous les documents qui lui ont servi pour sa conférence. Bonne pêche.
Je rencontre des autorités chargées de la défense côtière, de la mobilisation… Je découpe dans la presse, pour en faire des aides pédagogiques, tous les articles annonçant la réunion du comité de défense sous la présidence du président de la République (tension en Irak ou ailleurs), les réunions en préfecture lors de grands catastrophes industrielles, routières, maritimes dans lesquelles on voit intervenir tous les acteurs de la défense, militaires, gendarmes, protection civile, pompiers, ministres des finances et de l’économie, de l’Intérieur, des Affaires Etrangères. Ce sont des sujets qui parlent à tout le monde.
Cette fois mon dossier tient la route. Cette matière était une nature morte. En faisant parler les élèves de la chute du mur de Berlin, de la dernière marée noire, de la guerre du flétan sur les Grands Bancs de Terre Neuve qui se traduit par une tension entre le Canada et la France (nous sommes au milieu des années 1990) ou des conflits du moment dans le monde, j’espère les faire participer activement au déroulement de la leçon.
Mes jeunes collègues instructeurs suivent avec curiosité mes démarches. Je teste auprès d’eux mes formules destinées à accrocher l’attention de mon auditoire. Pour ma "première", l'un m’assure que tous les instructeurs de la division seront présents à mon cours. Ce n'est pas une chose qui se fait (cela peut être déstabilisant pour l'instructeur). Paroles en l'air, nous travaillons à flux tendu. Ils ne seront pas disponibles.
C’est cet après-midi que j’essuie les plâtres. Je n’en ai parlé à personne.
Les cours débutent traditionnellement par l'OG. Mes BS viennent donc tout juste d'arriver à l'école. Ils n'ont pas encore eu le temps de bien prendre leurs marques. Tout le monde prend place derrière sa table. Et, derrière le dernier élève, entrent... tous les instructeurs accompagné du lieutenant chef de division. Ils l'ont fait ! Ils sont venus, ils sont tous là ….
Ce beau monde s'installe au dernier rang et, le sourire aux lèvres, attend le début du "spectacle". Je crois que, en dehors de cette heure-là, ça n'a dû jamais arrivé que toutes les autres classes aient Français ou Anglais, sports ou bureautique... laissant les instructeurs de spécialités tous libres.
Les élèves, eux, sont mal à l’aise. Ils sont impressionnés par ce déploiement et se demandent ce que font là tous les gradés de la division. Ils restent de marbre. Pas un n’ose ouvrir la bouche. J'ai beau lancer le bouchon, ça ne mord pas. Là, mon affaire a du plomb dans l'aile. A cette allure le cours, au lieu des échanges escomptés, risque d’être un monologue soporifique. Tout ça pour ça. C'est trop bête. Il faut faire quelque chose. Ah, si Johnny Hallyday était à ma place, il dirait : "je suis seul, désespéré" fais-je, en imitant l’artiste chantant “Noir c’est noir”. La classe éclate de rire. Cette fois la glace est brisée. Le dialogue s’instaure. Les questions et réponses fusent. La partie peut commencer. Ouf !