Elle m’a présenté une motion m’informant qu’elle vous pardonnait les crimes et exactions commis par vous durant l’occupation de leurs villages.
En République Démocratique du Nord-Vietnam comme dans toutes les démocraties populaires, le peuple est souverain ; c’est la raison pour laquelle j’ai transmis cette motion à notre vénéré Président.
Sa réponse vient de me parvenir.
Vous bénéficiez une fois de plus de sa clémence.
Vous allez désormais suivre le sort des autres prisonniers et être dirigés sur des camps modèles, construits spécialement pour vous : le Camp N° 1 pour les officiers, le Camp 113 pour les autres.
Vous y serez bien traités et soignés ; de plus, si votre conduite est jugée satisfaisante, si votre persévérance et votre volonté à refouler vos idées actuelles deviennent réalité, et si, enfin, votre repentir des crimes et atrocités que vous avez lâchement perpétrés est considéré comme sincère par le chef de camp, vous pourrez éventuellement faire l’objet d’une libération anticipée. Beaucoup de vos camarades faits prisonniers en Haute Région et sur la R.C. 4 en 1950 ont déjà bénéficié de cette mesure de clémence".
Comme bourrage de crâne du genre naïf, on ne pouvait guère faire mieux. Ce discours devait, malgré tout, nous rassurer sur notre avenir immédiat. Précédés du chef de camp, encadrés par six gardes, les officiers furent mis en route sur-le-champ. Les adieux furent brefs mais touchants. Il est vrai qu’au cours des deux mois et demi passés ensemble dans ce camp de la désolation, nous avions, après avoir vécu côte-à-côte la même vie angoissante, appris à nous apprécier. Nous formions une équipe unie, soudée dans le malheur et la misère. Sur les trois officiers, le Lt Danel seul conservait un moral intact malgré sa faiblesse physique et semblait en mesure de supporter le même régime de privations encore un mois, et peut-être même plus. Quant aux Lts Hanns et dire, déprimés à l’extrême, sans réaction devant l’adversité depuis bientôt quinze jours, ils paraissaient irrémédiablement voués à une mort certaine avant d’avoir atteint le camp N’ 1, que nous situions aux environs de Cao-Bang, soit à plus de 500 km par les pistes. Et puis, les menait-on vraiment vers ce camp ? On ne le sut jamais, car nul ne les revit.
Le lendemain, ce fut notre tour. Portant chacun une charge de 30 kilos de riz sur les épaules, nous parvînmes en vue de Yen-Bay, ville située sur le Fleuve Rouge, à mi-chemin entre Han6i et la frontière de Chine, en cinq jours d’une marche harassante, par étapes successives d’une trentaine de kilomètres par jour. Non encore habitués à marcher sans chaussures sur une aussi longue distance, nous avions la plante des pieds à vif, usée et déchirée par les graviers des chemins et des pistes.’ Nous étions épuisés. Mais qu’importait cette fatigue à nos vainqueurs ! Nous étions attendus, et l’action psychologique avait, pour le Viet-Minh, la priorité sur l’action humanitaire. Un meeting était prévu en notre honneur dans cette ville, où une foule de plus de mille personnes était rassemblée.
Nous fûmes accueillis par des cris hostiles où perçait la haine. Bien vite séparés de nos gardiens, bousculés, malmenés, nous fûmes hissés sur une estrade, où nous restâmes exposés durant toute une après-midi en plein soleil, livrés aux injures, aux crachats d’une foule excitée. Affamés, à bout de force, nous subîmes cette nouvelle épreuve sans réagir, sans esquisser le moindre geste de défense, résignés, presque inconscients.
La fin de la journée fut toutefois marquée par une bonne action, qui nous rappela qu’il existait toujours et partout, sous toutes les latitudes, sous tous les régimes, des braves gens. Enfermés pour la nuit dans un local de la gare, nous reçûmes au crépuscule la visite de deux vieilles femmes. Pleines de déférence, elles posèrent devant nous deux feuilles de bananier remplies d’un riz bien blanc, chaud encore et sentant bon le nuoc-mam (condiment typiquement vietnamien), nous touchèrent les mains en prononçant quelques mots en vietnamien, firent le signe de croix avant de s’en aller, sans bruit, comme elles étaient venues. Quel contraste avec l’après-midi et quel réconfort aussi !
Ce geste de charité ne se renouvela pas. Le lendemain matin nous quittions notre gare pour nous trouver, en fin de journée, après avoir tourné en rond pendant plus de trois heures, dans un camp d’internement de prisonniers politiques vietnamiens. A mon sens, il ne pouvait s’agir que d’une simple halte d’un jour ou deux avant de reprendre la route du camp 113. Hélas ! Nous allions y demeurer un mois.
Seuls français parmi quelque trois cents détenus, nous devînmes très vite leur souffre-douleur. Pour eux - il n’y avait pas de doute - les français étaient bien les responsables de leurs malheurs : nous n’avions pas su les défendre. Etant en position de force vis-à-vis de nous, ils n’hésitaient pas à nous le reprocher et à nous le faire comprendre, par des procédés parfois malséants. Ainsi, par exemple, le détenu vietnamien préposé à la distribution du riz ne manquait jamais de rabioter sur notre maigre part (toujours de 300 à 400 g) pour son propre compte, ce qui donnait lieu à d’interminables discussions, et même altercations, provoquant l’intervention des gardes, qui le plus souvent prenaient fait et cause pour celui qui, malgré tout, demeurait leur frère de race.
Si depuis notre arrivée dans ce camp nous étions à l’abri des courants d’air et que nous dormions pour la première fois sur un bat-flanc, cela ne voulait pas dire que nos nuits étaient calmes. Relégués à l’écart. dans un des coins d’une cagna de trente détenus, nous étions les seuls à avoir, comme au camp précédent, les chevilles enserrées dans un carcan. Pour quel motif, encore, cette précaution ? A mon avis toujours le même : le risque d’évasion.
Il y avait en effet souvent songé, en particulier lorsque, certaines nuits, j’entendais tonner, dans la direction du sud-est les canons de 105. Nous n’avions réellement jamais été aussi près des lignes françaises. Le premier poste, Hung-Hoa, devait se trouver à quelque 60 km, Vietri à 80 tout au plus. Le Fleuve Rouge, la ligne de chemin de fer y menaient tout droit. Et si je n’ai rien tenté alors, c’est tout simplement parce que je ne me sentais physiquement pas capable de réussir.
J’en reviens à nos nuits. Quoique séparés des politiques par une cloison de ké-fen, nous nous tenions constamment sur nos gardes, craignant un mauvais coup. Aussi, chaque nuit, ce n’était qu’après épuisement complet les nerfs ayant lâché - que nous trouvions enfin le sommeil.
Ce fut donc sans aucun regret que nous quittâmes ce deuxième camp, vers la mi-février.
Nous n’allâmes pas loin. Un autre camp, en tous points comparable, par l’hostilité des pensionnaires à notre égard, à celui que nous venions de quitter, nous accueillit en fin de matinée. Il s’agissait d’un camp d’internement réservé aux militaires vietnamiens de l’armée de Bao-Daï faits prisonniers.
Nous avions cependant cette chance d’être, en dehors des appels et des corvées, séparés de nos compagnons. Notre baraque-dortoir attenante au corps de cagna pompeusement baptisé "infirmerie" nous plaçait à une distance respectable des cagnas occupées par les ex-militaires vietnamiens. De plus, nous trouvâmes un allié dans la place en la personne du "Vieux Docteur", ancien sergent infirmier d’un bataillon de tirailleurs tonkinois d’avant 1944, là non pas en raison de ses compétences, mais plutôt pour endosser les responsabilités en cas de mortalité. Il ne fit pas augmenter notre ration de riz ni abolir l’utilisation du carcan qui, depuis quelque temps, laissait ses traces circulaires sur nos chevilles gonflées par le béri-béri, mais il nous procurait en cachette les comprimés de paludrine et les boules d’opium (made in China) susceptibles d’atténuer nos accès de paludisme et soulager nos tripes.
Ce fut encore grâce à sa complicité qu’après quatre mois et demi de détention nous pûmes prendre une vraie douche et faire une première lessive de notre tenue de combat, seul effet qui nous restait. A cette occasion, il nous fournit le savon et la cendre de bois nécessaires. Il réussit même à obtenir du chef de camp l’autorisation de nous couper les cheveux et de nous raser.
Cette métamorphose externe et l’amitié de ce vieil homme eurent pour résultat, malgré notre profonde misère physiologique, de remonter sensiblement notre moral, pour peu de temps je dois le dire, car vers le 5 mars, nous reprenions la piste pour, cette fois, rejoindre le Camp 113, dont nos geôliers n’avaient cessé, depuis Nghia-Lo, de nous vanter les douceurs.
Ainsi donc, après avoir éprouvé l’humiliation de la défaite, enduré les souffrances physiques et morales du régime concentrationnaire réservées aux criminels de guerre, subi les sarcasmes de la population, goûté au régime et à la haine des internés politiques, il avait encore fallu nous exposer à l’hostilité de nos anciens compagnons d’armes pour mieux nous avilir, nous ôter toute personnalité. C’était désormais chose faite. Sous-alimentés, affamés, malades, meurtris dans notre chair et dans notre âme, à bout de résistance physique et morale, nous étions en fin de compte à point pour subir l’ultime assaut des théoriciens du parti, dont la mission était de faire de nous des hommes nouveaux, ou, en cas d’échec, des cadavres.