Une autre mascotte...
que l'un de vous a peut-être connu ?
DISKO, un lorientais d’adoption.
L’année 1963, à peine débarqué d’un porte-aéronefs, je fus affecté sur l’Aviso Escorteur F740 Commandant Bourdais. Ce nouvel embarquement, une sacrée chance ! Je dis chance car je le savais tout droit sorti des chantiers du port militaire de Lorient. Lancé et baptisé en mars, j’allais servir trois ans sur ce bâtiment flambant neuf. Par un matin glacial de novembre, j’embarquais donc à son bord pour y exercer la spécialité d’armurier. Considérant les cent soixante six hommes d’équipage inscrits au rôle sur ce type navire, je le trouvais à dimension plus humaine. Plus en tous cas que le Clemenceau d’où je venais de débarquer. L’aviso était délégué pour assister la pêche hauturière déployée du Canada dans les eaux du Spitzberg. Pour assurer cette mission, les équipements et les infrastructures du Bourdais étaient très différents de ses sister ship Balny, Doudart de Lagrée et Victor Schoelcher. Son étrave, par exemple, avait été modifiée et renforcée pour résister à la pression des glaces voire faire office de brise-glaces en la morcelant sur son passage. Les locaux médicaux et hospitaliers avaient également été modernisés pour, en cas de besoin, accueillir les populations des navires de pêche avec lesquels nous allions naviguer de conserve. Evidemment, nous souhaitions tous ne pas avoir à les utiliser. Le vingt-cinq novembre, prêt et avitaillé pour la circonstance, le Commandant Bourdais était à la veille d’appareiller.
J’allais faire à son bord ma première campagne de pêche au-delà du cercle polaire arctique. Pouvais-je alors savoir que je n’allais pas en revenir seul ? Mais comment imaginer que chaque mille parcouru allait me rapprocher de lui ? Le lendemain à l’aube, l’aviso appareilla pour faire cap au nord et aller croiser dans les eaux glacées du Groenland. Chaque soir, dans ma bannette, je laissais au lancinant bourdonnement des moteurs le soin de m'endormir. Mission impossible tant me revenaient en mémoire les captivant récits des grands pionniers de l’Arctique. Incontournables, ceux de Paul Emile Victor avaient toujours eu ma préférence. Adolescent, je les avais littéralement dévorés. Ces terres arctiques, mes camarades et moi n’avions de cesse de les atteindre. Au matin, après chaque branle-bas, savoir que je ne rêvais pas me comblait d’aise. La seule perspective de mettre le pied sur ces étendues sauvages était terriblement excitante. A la cafétéria, la banquise et ses habitants, la faune et la flore, tout ce que nous espérions découvrir était au coeur de chacune de nos conversations. Quelques jours d’une navigation sans histoire et nous naviguions déjà en mer du Labrador. Sur le pont, nous nous laissions lentement pénétrer par les mystérieuses et impénétrables ombres grises de ces lointaines solitudes glacées. Fantomatiques, ice shelf et icebergs se rapprochaient dangereusement. Pour les éviter et atteindre sans incident notre première escale dans la Baie de Disko, la navigation dût se faire de plus en plus précise.
- Avant lent, intima le pacha au timonier.
Au fur et à mesure que nous progressions, nous effleurions d’encore plus gigantesques masses bleu-acier, icebergs sculptés et ciselés aux caprices du vent et des courants marins. Quelques grands oiseaux que je ne connaissais pas nous survolaient. De quelles terres inhospitalières nous venaient ces estafettes ? Au poste d'admiration, accoudé sur une filière près de moi, un jeune aspirant cru bon devoir se convaincre que lui aussi ne rêvait pas :
« Cette fois c’est sûr, on y est ! ». Je ne répliquais pas. Qu'importait après tout ! L’émotion esthétique qui transpirait de ces eaux noires me contraignait à la seule chose qui semblait s’imposer ici : le silence. Pour dire quoi d’ailleurs ! Seule me soulevait d’émerveillement la formidable énergie qui se dégageait du lieu. Quelques miles nautiques nous séparaient encore de notre destination finale. Ils me parurent interminables. Un jeudi matin, aux alentours de midi, le navire s’immobilisa enfin par 69° 13’ 03" de latitude Nord et 51° 06' 00" de longitude Ouest. Première escale en terre danoise, vaste territoire de l’hémisphère Nord, toujours le plus chargé d’icebergs. Parvenus au pays des monstres de glace, nous mouillâmes l’ancre dans la Baie de Disko. Sur les ponts et passavants, nous respirions à présent un air d’une pureté sans égale. Portant loin notre regard, nous distinguions parfaitement quelques habitations colorées dont les toits se détachaient sur le trait de côte. Spectrale, Ilulissat se dressait. Un quartier maître radio me dit : « Tu entends ça !? ». Sûr que je les entendais, ces aboiements qui résonnaient au loin ; hurlements qui attestaient que, nous aussi avions été vus. Les visites se faisant rares, les chiens s'impatientaient. Comme je les comprenais ! Savoir que moi aussi allais pouvoir les rencontrer rendait l’attente difficilement supportable. Au cœur de la rumeur qui montait, il était là !
Comment imaginer l'émotion qui allait m’envahir lorsque son regard allait croiser le mien ? A l’appel des permissionnaires, nul besoin de me faire prier pour me présenter à la coupée. Tout autant que mes camarades, je brûlais d’envie d’aller à la rencontre des autochtones. Trop lentement armée à mon goût, l’annexe fut mise à l’eau. Canotant et nageant ferme, il nous fallut peu de temps pour atteindre la place. Nous débarquâmes. Première halte, premières impressions groenlandaises à Ilulissat, un village de pêcheurs. Je marchais enfin sur les traces de Rasmussen, explorateur originaire du lieu. Avec force aboiements, un nombre considérable de chiens de traîneaux nous accueillit. Pour les avoir entendus, les voir était encore plus incroyable ; il y en avait partout ! Des centaines ? Non, des milliers ! Excepté les chiots laissés libres qui accouraient vers nous et se laissaient facilement amadouer et caresser, aucun autre n’était errant. Tous en effet étaient contraints par de longues chaînes arrimées sur un unique poteau. Quelques autochtones Inuit vinrent à notre rencontre. Notre première conversation porta naturellement sur les chiens groenlandais qui nous avaient fait escorte. Sourire entendu d’un pêcheur Inuk qui affirma des canidés qu'ils étaient là bien plus nombreux que les enfants du village. Quoique ne les ayant pas dénombrés, nous les croyâmes sans peine. Le repas partagé fut des plus convivial. L'après-midi, nous nous approchâmes d'une des meutes. Toujours libres d’aller et venir, les chiots nous pressaient de toutes parts, nous invitant à jouer avec eux. Impassible, le propriétaire de la meute guettait nos réactions du coin de l’œil. C’est alors que l’un des chiens attira plus particulièrement mon attention.
Pour moi, il était le plus beau de tous et il m’était impossible de détacher mon regard de lui. Mais pourquoi lui ? Pourquoi lui car il y en avait tant ? La scène n’échappa pas au bosco qui lança à la cantonade :
« Regardez donc ces deux là ! Ca sent l’histoire d’amour à plein nez ! »
C'est alors qu'une idée totalement insensée me traversa l’esprit. Sans hésitation, je m’en ouvris à ce camarade :
« Tu crois qu’ils en vendent ? Et si je l'achetais ? »
Considérant que je n’avais rien à perdre d’en faire la demande, j’allais à la rencontre du propriétaire, m’informant sur la possibilité de le faire. Quoique n'ignorant pas combien lui sont précieux ces chiens de traîneaux, je proposais de lui acheter le chiot. Contre toute attente, la négociation fut de courte durée car il accepta de troquer l’animal. Je dois avouer qu’à cet instant, j’étais très mal à l’aise. Cette cartouche de cigarettes ! Je trouvais, et je le dis à ma honte, que c’était fort peu cher payer l’acquisition d’un chien si exceptionnel. Honteux certes, mais fier aussi. Fier d'avoir si rondement su mener l'affaire. Ce soir là, je rentrais donc sur le Commandant Bourdais avec le chien. « Viens mon chien ! »
Trouver un nom à mon nouveau compagnon ne fut pas plus difficile. Considérant l'endroit d’où il venait et où je l’avais rencontré, j’optais logiquement pour Disko. A bord de l’aviso, j’étais le premier à avoir osé embarquer un chien. Très entouré, l’animal fit immédiatement l’admiration de tous. Toutes les nuits, je l’installais confortablement dans le local armurerie situé à l’arrière du bâtiment. Le jour au contraire, je lui appris à se tenir sous la tourelle numéro trois. Je faisais des envieux à bord. Mais comment rester insensible et ne pas craquer devant cette adorable petite boule de poils ? Sans doute la raison qui valût à Disko de ne pas rester longtemps seul à bord. Puisque j'avais acquis ce chien et avais pu l’embarquer, le quartier-maître cuisinier en acheta un à son tour. Enfin, pour ne pas être en reste, le capitaine officier des pêches emboîta le pas au cuistot. C’est ainsi qu’à la veille du retour du Bourdais vers Lorient, nous nous retrouvâmes avec trois chiens à bord. Lorsqu’il apprit qu’à son insu, l’équipage s’était enrichi de trois bouches supplémentaires à nourrir, le frégaton qui nous servait de pacha manifesta sans ambages son mécontentement. Nous fûmes derechef convoqués, nous retrouvant au garde-à-vous devant lui. A ma grande surprise, nous n’écopâmes que d’une simple admonestation. Il ne fit rien ni ne donna aucun ordre pour que nous nous séparions de ces passagers clandestins. Tout juste nous gratifia-t-il de quelques conseils avisés, déplorant pour la forme, que ces animaux eussent été embarqués sans son expresse autorisation. Bien inutiles recommandations. J’appris plus tard, de la bouche même de ce Capitaine de Frégate, qu’il vouait à la gent animale une admiration sans borne. Quelques semaines encore d’assistance à la pêche et la campagne de pêche s’acheva. Machines avant toutes, en route vers la Bretagne ! Un mois de navigation allait encore être nécessaire pour atteindre le célèbre port de guerre, berceau de la Compagnie des Indes orientales. Chaque jour que nous passions à bord avec les chiens était une fête. Nous allions de joies successives en nouveaux apprentissages. Attentionné à son endroit, j’étais toujours convaincu d’avoir fait le bon choix. Du reste, Disko me le rendait bien quoique son comportement laissa parfois à désirer. Une fête ai-je dis ? Pas si sûr ! Familiariser le chien avec la vie à bord, l’habituer à son nouvel environnement n'était en effet pas si simple. D’ailleurs, tant le quartier-maître que l’officier des pêches rencontraient les mêmes difficultés que moi avec leur animal respectif. Phénomène de meute aidant, les chiens ne facilitaient pas notre quotidien. Au cours d’une longue conversation que nous eûmes un soir dans le poste des armuriers, nous éprouvâmes quelques regrets de les avoir embarqués. La conclusion s’imposa, cinglante. N’avions nous pas arraché ces chiens à leur environnement, à leur meute, à leur famille ? Le comprendre et l’admettre était une chose seulement voilà, c’était trop tard !
Nous étions en vue des côtes françaises. Sur le bâtiment, la fièvre montait d’heure en heure. Après une longue campagne passée loin des siens, on sait de tout marin qu’il attend toujours avec impatience le retour de son navire au port. A Lorient, nous n’allions pas échapper cette règle immuable. A quelques miles de Groix, l’équipage fut appelé au poste de manœuvre. Passe des coureaux, avant lent, l’étrave du Bourdais fendait mollement les eaux vertes et transparentes de la rade. Comme le voulait la tradition, au moment où le bâtiment passa sous ses imposants bastions, l’équipage au poste de bande tribord salua la citadelle du Port-Louis. A peine une heure plus tard, nous nous amarrions au quai du Péristyle.
« Terminé pont ! Terminé machines ! »
A cet instant, j’étais soulagé. Nonobstant les difficultés rencontrées au cours du voyage, les trois chiens avaient finalement bien supporté l'épreuve. Nous étions arrivés à bon port et comme nous l’espérions, un nombre considérable de lorientais nous attendait sur le quai. Les familles des marins certes, mais aussi une flopée de chroniqueurs de la presse locale. Parmi eux se trouvait un journaliste qui me vit descendre la coupée avec le cuistot, chacun tenant en laisse son chien respectif. Intrigué, il nous interviewa avant de prendre de nombreuses photos. Comme ses congénères, Disko allait avoir l'honneur de paraître dans un article de l’édition du lendemain. Il faut dire que je n’étais pas peu fier de ma nouvelle conquête. Le soir même, une fois n’est pas coutume, pour sortir de l'Arsenal de la Marine, je passais par la porte Gabriel en compagnie de Disko. Le lendemain matin, devant regagner le bord, je décidais de laisser le chien à mes parents. Insouciant et heureux, j’étais à des lustres d’imaginer que les choses n’allaient pas en rester là. L’affaire des chiens ayant fait grand bruit dans le landerneau des rumeurs des pontons et coupées, j’appris de l’importation de chiens étrangers qu’elle était strictement interdite. Il est vrai que, depuis notre arrivée, l’affaire des chiens s’était répandue comme une traînée de poudre. A vrai dire, on ne parlait même plus que de cela. Avec le cuisinier et l’officier des pêches, j’appris que nous étions vivement recherchés par les sbires de la Gendarmerie Maritime. Peu après l’appel de huit heures, nous vîmes les douaniers monter à bord. Toute la matinée, de poste en poste et de coursive en coursive, l’oeil en radar, ils demandèrent aux matelots où étaient passés les chiens. Vaine enquête car, pour être de connivence, aucun à bord n’était sensé le savoir. C’était un truc du genre :
« Les chiens ? Quels chiens ? »
Je me félicitais secrètement d’avoir pris soin de confier Disko à mes parents. Aucun des chiens n’était à bord. En rentrant chez eux, tant le quartier-maître cuisinier que le capitaine officier des pêches m’avait imité. Le temps étant notre plus fidèle allié, l’affaire finit par se tasser. En quelques jours, plus aucune rumeur ne serpenta sur le devenir des chiens. De leur côté, pour ne pas les avoir aperçus et être rentrés bredouilles, les autorités maritimes les oublièrent également tout aussi rapidement. Je profitais de chacune de mes permissions pour emmener Disko dans un club canin dirigé par un ancien commando de marine. Evidemment, Disko y avait un succès fou ! Autour de moi, beaucoup de gens séduits par sa beauté, me demandaient de leur ramener un chien identique «…de traîneau du Groenland », précisaient-ils. A dessein, je faisais fi de ces demandes là ! Tant le souvenir des difficultés que j’avais rencontrées pour acclimater Disko à sa nouvelle vie que la maréchaussée qui m’avait troussé, je me gardai bien de promettre un chien à qui que ce soit. Je savais en outre que je n’allais pas retourner sur la banquise de sitôt, voire plus jamais. Pour ne rien promettre à personne, le chose m'arrangeait plutôt.
Epilogue.
Disko est mort deux ans après notre arrivée en France. Inconsolable, je ne parvenais pas à m’expliquer pourquoi. Il me fallut du temps pour comprendre que le seul responsable de cette disparition prématurée, c’était moi ! Du temps aussi pour admettre qu’adopter un tel chien avait été un acte insensé. Pour avoir refusé d’en ramener d’autres, j’étais maintenant totalement convaincu de ma stupidité. C’est précisément au cœur de ce refus que se trouvait la clé de l’énigme de la disparition subite de Disko. Enigme que je ne compris qu’au moment où me revînt en mémoire la conversation qu’un soir, j’avais eue dans le poste des armuriers avec le cuistot et l’officier des pêches. Nous avions eu raison. Comme eux, j’avais arraché Disko aux siens, à son environnement, à sa terre. Je l’avais empêché de vivre la vie à laquelle il était destiné. Pour vivre heureux, il devait être en meute, jouer avec ses congénères, tracter des traîneaux, dormir dehors recouvert de neige sous le blizzard. Me voulant responsable de sa vie, je l’avais égoïstement écourtée. Impardonnable et agoni de regrets, il me fallu admettre que c’est à dessein que la nature avait placé Disko sur la banquise, pas sur les plages de Bretagne, si belles fussent-elles. Comme beaucoup de gens, j’avais craqué pour Disko simplement parce qu’il était beau et qu’il flattait mon ego. J’avais compris de cette race de chiens qu’elle n’est pas faite pour vivre sous nos latitudes. Seulement voilà, pour le pauvre Disko, c’était trop tard ! Au cours de mon existence, si j’ai adopté d’autres chiens, jamais plus je ne commis une telle erreur !
Bien maritimes salutations.
Skagerrac