Alors que leur fier vaisseau faisait escale en Nouvelle Calédonie, deux permissionnaires en goguette aperçurent au loin la jeune chienne.
Petite boule de poils aux tons clairs, la tête couronnée d’oreilles noires, elle était là qui errait et gambadait joyeusement.
Impossible pour les deux compères de ne pas fondre devant cette petite chose, toute petite, minuscule.
Justement, ils craquent !
Peu farouche, la jeune chienne se laisse maladroitement approcher puis caresser.
Les deux matelots revinrent le lendemain, elle était toujours là.
C’est alors qu’une idée totalement folle jaillit.
Et s’ils emmenaient l’animal et l’embarquaient sur l’aviso ?
Manœuvre délicate s’il en est car l’un et l’autre sont parfaitement conscients qu’ils n’en ont aucunement l’autorisation.
Convaincre l’équipage d’accueillir la chienne à bord n’allait pas être, ils le savaient, une mince affaire.
Associés dans leur coupable activité, les deux matelots décidèrent donc de mener jusqu’au bout leur coupable activité.
Il leur fallait, dans un premier temps, cacher à bord leur clandestine petite passagère.
L’un d’eux étant responsable de la coopérative du bord, la chose fut plutôt facile.
Une aubaine que ce local pour planquer et soustraire l’animal aux yeux de tous.
Dès le lendemain, ils décidèrent de lui donner un nom.
Cherchant lequel, un livre de Queneau est là sur la table dont le titre leur crève les yeux.
Ils optent donc de baptiser Zazie leur mystérieuse passagère.
Seule différence avec l’héroïne du célèbre roman et faute d’étouffants sous-sols de métro, leur protégée se retrouve, elle, sur un bateau.
Profitant des heures calmes de la nuit, c’est planquée dans la poche d’une vareuse que la petite mascotte peut enfin aller prendre l’air.
Chaque jour, les deux marins doivent déployer des ruses de Sioux pour éviter que l’on découvre le pot aux roses.
Ils se sont attachés à elle et il n’est maintenant plus question de la débarquer.
En cas de besoin, ils se battront contre vents et marées pour la maintenir à bord.
Plus facile à dire qu’à faire car tant que le navire stationne à quai, il est de plus en plus pénible de dissimuler Zazie.
C’est dam qu’elle grandit à vue d’œil, la bougre !
Si le temps de garder leur secret est insupportable à nos deux matelots, que dire de Zazie, séquestrée et contrainte dans ce local exigu.
Un beau matin, l’ordre d’appareillage est enfin donné.
Les deux complices n’attendaient que cela.
L'aviso quittait son quai pour aller croiser au large. Le poste de manœuvre fut pour nos deux matelots d’une telle lenteur qu’il en devenait insupportable !
Mais quelle aubaine que ce départ !
Zazie allait enfin être révélée et sortir du secret.
C’est en effet en haute mer que la jeune chienne fit connaissance avec le reste de l’équipage.
Contre toute attente, aucun ne manifesta un quelconque rejet à son endroit.
Le bâtiment croisant en haute mer, qui d’ailleurs aurait oser jeter Zazie par-dessus bord pour s’en débarrasser ?
Loin d’être anecdotique hélas, il faut dire que la chose s'était produite sur d'autres navires.
La crainte des nouveaux maîtres de Zazie était donc fondée.
La parade était prête : Essaye un peu pour voir !
Pour Zazie, ce ne sera pas le cas.
Dans tout le bord, elle fit au contraire l’unanimité.
Le quartier-maître armurier du bord se proposa même de lui confectionner un uniforme.
Voilà comment, en octobre 64, la nouvelle mascotte sera officiellement inscrite au rôle de l'équipage, solennellement élevée au grade de matelot.
Appréciée et choyée par tous, à elle la belle vie, à elle les grands horizons et la belle aventure !
A bord, très rapidement, Zazie prît ses marques et ses repères, s’adapta à la vie militaire, assista aux nombreuses manœuvres du bâtiment.
Chaque jour, quasi consciencieusement, elle rendait une visite de courtoisie aux marins de chaque poste.
Printemps 65, Zazie fut promue au grade de quartier-maître.
Comme si elle avait compris ce que l'on attendait d'elle, elle intégra ses nouvelles fonctions avec un sérieux qui en imposa à tous.
Elle aussi veillait à la coupée, aboyant à l'envi sur toute personne étrangère au Doudart qui oserait pointer le bout de son nez et monter à bord sans montrer patte blanche.
Fin mars 65, le bâtiment aborda le quai à Wallis et s’y amarra pour une courte escale.
Nouvelle occasion pour la jeune mascotte de profiter des permissionnaires pour aller librement gambader en compagnie de ses nouveaux amis.
Avec les marins certes, mais aussi quelques congénères de bonne fortune avec qui elle sympathisa rapidement.
C'est dam qu'elle avait fière allure, Zazie !
Comment pouvait-on lui résister ?
Pour preuve le lendemain où, sur la place du village, l’équipage du Doudart convia les autochtones à une séance de cinéma.
Pendant la projection, tous avaient évidemment les yeux rivés à l’écran.
Les matelots du Doudart aussi qui, emportés par l’action, finirent par oublier Zazie.
Laissée sans surveillance, elle vaquait à ses occupations, gambadant de conserve avec ses amis et nombreux prétendants.
Trop d’ailleurs, au goût des autochtones.
Zazie se laissa séduire par le tombeur du coin qui lui comptait fleurette.
Emportée par le mouvement, ivre de liberté et insouciante, ce qui devait arriver arriva, Zazie connut à son tour le grand frisson.
Hélas, toutes les bonnes choses ont une fin.
L’équipage retrouva sa mascotte et le Doudart appareilla quelques temps plus tard.
C’est à regret qu’il leur fallait quitter Wallis pour une dernière escale au Japon avant de revenir en France.
Le bâtiment mît donc le cap vers Cobé.
La traversée fut longue et pour le moins agitée.
Le Doudart rencontra une tempête et navigua dans la queue d’un cyclone.
Il enfournait et embarquait baleine sur baleine.
A bord, la pauvre Zazie était plutôt mal en point.
Sur le point de mettre bas, elle partît se réfugier dans le local du Gyro.
Comme si elle savait que là, elle serait moins secouée.
Mais comment le savait-elle ?
Début mai, c’est en pleine mer et sur la bannette du quartier maître chef bosco que Zazie mît au monde trois chiots magnifiques.
L’équipage décida de ne garder que l’un d’eux qu’il baptisa Youky.
La croisière se poursuivit sans autre incident jusqu’à Cobé que le bâtiment aborda quinze jours plus tard.
Au pays du soleil levant, l'escale de l'aviso allait être inoubliable.
Évidemment Zazie sera de la partie.
Mais n'est-il pas de tour du monde qui doive s'achever ?
L'heure était venue pour le Doudart de faire route vers la France.
Il faudra au navire traverser le mythique Canal de Panama.
C’est là que les choses allaient se compliquer un peu.
A Balboa, à la Roadman Station, base navale américaine de transit, aucun animal n’était toléré à bord des navires.
Pour des raisons de sécurité sanitaire, aucun en effet ne devait traverser le canal et passer côté atlantique.
De plus, la progéniture de Zazie n’était pas encore vaccinée.
C’est donc à contrecœur que l’on opta pour l’unique solution, la seule du moins qui s’imposa et qui avait déjà fait ses preuves.
Zazie et son chiot furent, une nouvelle fois, cachés dans le local du bosco.
Tous pensaient qu’il ne viendrait à personne l’idée de venir les y chercher.
Pour connaître le zèle des douaniers et des services vétérinaires, rien n'était moins sûr.
Pour s’assurer qu’ils ne viendraient pas y fourrer leur nez, l’équipage organisa une garde discrète aux abords du local pic.
L'idée était bonne car l'aviso traversa le canal sans encombre.
Ne lui restait plus qu’à poursuivre sa route vers les eaux territoriales françaises.
Le sept août 65 soit trois mois plus tard, le Doudart de Lagrée passa devant la citadelle du Port-Louis, la salua comme il se devait, et alla s’amarrer au quai du Péristyle du port de guerre de Lorient.
On imagine sans peine la fête qui fut organisée par l’équipage après deux longues années d'absence.
Mais n’était-ce pas pour la bonne cause et pour découvrir le monde ?
Comme de bien entendu, Zazie était de la fête et y participait on ne peut plus activement. Nouvelle campagne, cette fois dans le pacifique.
En février 66, Zazie mit au monde une nouvelle portée de sept chiots.
En escale à Papeete, sur ordre officiel de promotion, curriculum vitae à l’appui, la mascotte est officiellement promue au grade de quartier-maître de première classe.
La campagne achevée, le Doudart fait route vers la Basse Bretagne pour être mis sur cale, carénage d’entretien courant exigeant quelques réparations et nouveaux emménagements.
A l’arsenal de Lorient, comme toujours fière et volontaire, Zazie accompagnait les permissionnaires de l’aviso.
Après quelques semaines, elle connaissait les rues de la ville comme sa poche.
Mis en eau et sorti enfin de sa cale de raboub, c’est par un matin glacial de décembre que le Doudart largua une nouvelle fois ses amarres pour une nouvelle campagne.
Il fit route vers l'Archipel des Gambiers puis vers Diego Suarez.
Pour des raisons de service, il arrivait souvent qu’aux escales, une partie de l’équipage soit débarquée et stationnés à terre pour accomplir une mission.
L’aviso faisait en effet de longues vacations du côté des Iles Sous le Vent.
Pour des raisons de service, des marins étaient affectés sur zone ou sur certains autres bâtiments.
Évidemment, Zazie était de toutes ces expéditions et passait elle aussi, de longs moments à terre.
Lors des vacations, fière et altière, elle humait sur le pont et à pleins poumons le vivifiant air marin, ne boudant pas son bonheur en allant de découverte en découverte.
Le navire revînt à Diego Suarez début novembre pour réembarquer une partie de l’équipage.
Comme toujours, Zazie se présenta aux permissionnaires et débarqua la première, heureuse visiblement de retrouver ses amis du Doudart.
Mais, quelle ne fut pas la surprise des hommes d’équipages de voir leur petite mascotte débarquer sur trois pattes.
Dans quelle circonstance avait-elle perdu sa patte avant gauche ?
Comment la chose avait-elle pu se produire ?
Pour avoir été témoins du drame, les matelots restés à bord apportèrent la réponse à cette douloureuse question.
En escale à Tahiti Nui, tous les matins, Zazie avait prit pour habitude de suivre joyeusement le tiers de sport dans ses activités.
Elle allait ainsi courir avec l’équipage autour de Fare-Ute, base nautique située non loin d'Arue où stationnait à l’époque le 5e Régiment Mixte du Pacifique de la Légion Étrangère.
Un triste matin, Zazie a violemment été heurtée par un scooter chevauché par deux jeunes tahitiens.
Ramenée à bord dans un très mauvais état, l’équipage décida dans l’urgence de faire soigner leur mascotte chez le vétérinaire du coin.
A peine revenu du Bureau Postal Militaire, c’est au vaguemestre du bord que la délicate mission sera confiée.
Dans la clinique de l’hippodrome de Pirae, la mascotte fut immédiatement prise en charge par le praticien, rassurée et soigneusement plâtrée.
Dans l’état où elle se trouvait, il était vain d’espérer ramener Zazie à bord.
Mise en observation, pas question pour elle de quitter la clinique d’autant que l’aviso devait appareiller le lendemain pour une mission météorologique.
Pour comble de malchance, le vétérinaire déclara ne pas pouvoir garder l’animal en observation, justement ce jour là.
Comment faire alors qu’il était impossible de le ramener à bord ?
Finalement, la décision sera prise de placer Zazie au domicile du vaguemestre de Paofai, sur la route de Faaa.
Confiée à la propriétaire des lieux, le vétérinaire assura qu’il reviendrait la chercher.
C’est effectivement ce qu’il fit le lendemain, alors que le Doudart avait, comme prévu, appareillé pour quinze longs jours de mission.
Quinze horribles jours pour nos deux matelots à la seule pensée du drame qui venait de se produire.
Nonobstant, l’équipage était confiant.
Zazie, ils le savaient, était en de bonnes mains.
Sa vacation terminée, l’aviso escorteur revint à quai à Papeete.
Sur la route qui le menait au bureau postal, le premier geste du vaguemestre fut évidemment d’aller prendre des nouvelles de sa jeune protégée.
Hélas, elles n’étaient pas bonnes !
Interrogée, la propriétaire des lieux déclara que, le soir même de son arrivée, Zazie s’était échappée.
Comme il l’avait promis, le vétérinaire était passé la chercher mais, faute de chienne, il lui avait été impossible de la récupérer.
Déclarée en fuite, Zazie restait introuvable.
Lorsque l’équipage du Doudart apprît la nouvelle de la bouche du vaguemestre, ce fut la consternation.
Une longue attente commença.
Jour après jour, ceux qui allaient à terre avaient l’œil en radar pour, peut-être, apercevoir Zazie.
Las !
Aucun signe qui laissait espérer la retrouver.
Mais où donc était leur petite mascotte ?
Où était-elle allée se cacher ?
Seule sûrement, pour y mourir peut-être !
Interminables, les jours passaient qui paraissaient des semaines.
Ce que les matelots du Doudart ignoraient encore, c’est qu’au-delà du découragement le plus absolu, la chose tant espérée allait se produire, deux jours plus tard.
Ce matin là, deux matelots du bord se rendaient à la Direction Centrale de l’Artillerie Navale de Papeete.
C’est là qu’ils aperçurent Zazie mais dans quel état ?
La petite chienne traînait là, comme abandonnée.
Le plâtre était à moitié arraché, sa patte en lambeaux ne tenant plus que par la peau.
Les matelots ramènent avec délicatesse la pauvre Zazie à bord du Doudart.
Fi de longs et inutiles conciliabules, c’est une fois de plus au vaguemestre que sera confiée la délicate mission de ramener la chienne chez le vétérinaire.
Le diagnostic n’est alors pas bien brillant.
Cette patte avant droite ne lui servira plus jamais à marcher.
Certes, le processus vital de l’animal n’est pas engagé, mais il faut malheureusement procéder à l’amputation, certifie le vétérinaire.
Durant l’opération à laquelle le vaguemestre décida d’assister courageusement, il dut finalement sortir.
S’en était décidément trop et la souffrance de Zazie eût raison de sa résistance.
Mais c’était sans compter avec le courage, la volonté et la reconnaissance du chien à l’égard de ses bienfaiteurs.
L’opération terminée, bandée, pansée et réconfortée, Zazie fut finalement ramenée à bord.
Une longue et patiente convalescence commença.
Plus que jamais, la chienne était aux petits soins de l’équipage.
Choyée, elle reprit lentement le dessus et finit par guérir.
Reste que la question se posa de savoir si on allait pouvoir la maintenir à bord de l’aviso ?
Allait-t-elle supporter le handicap dont elle était atteinte ?
De toute façon, la pauvre bête n’avait pas le choix, contrainte de ne marcher plus que sur trois pattes.
Courageuse, elle s’adapta parfaitement à son handicap et poursuivit vaille que vaille son métier de mascotte à bord du Doudart de Lagrée.
Étalant incroyablement les mouvements de roulis et de tangage du navire, elle faisait l’admiration de tous.
Sauvée in extremis, le quartier maître Zazie poursuivit sa carrière militaire.
De retour en métropole, elle vivait parfaitement heureuse à bord de son cher navire.
Encore quelques semaines de navigation et elle retrouverait son cher Lorient.
Deux ans s’écoulèrent encore avant que Zazie, vieillissante, donne de légers signes de faiblesse.
Un triste jour de novembre 69, elle fut victime d'un accident le long du bord.
Ainsi s’en fût la petite mascotte du Doudart de Lagrée, cette fois vers un autre paradis ; celui des animaux.
Épilogue.
Après six ans de bons et loyaux services, aucun membre d’équipage n’oublia jamais la chienne exceptionnelle que fut Zazie !
Affirmation d’autant plus vraie que quarante quatre ans plus tard, la petite mascotte sera à l’origine de la rencontre de deux matelots qui ne se connaissaient pas mais qui, l’un et l’autre, avaient été affectés à bord de l'aviso escorteur à des périodes différentes.
L’un était celui qui, en 64, à Nouméa, avait amenée la jeune chienne à bord, l’autre celui qui, en novembre 69, l’avait vue mourir à Lorient.
De mémoire de marin, nul ne se souvient que le commissaire du bord ait jamais reçu une quelconque facture émanant de la clinique vétérinaire de Papeete.
Impensable de nos jours !
Dans l’histoire de la marine nationale, considérant le personnel féminin embarqué, Zazie fut parmi les premières mascottes, sinon la première, à avoir été élevée au grade de quartier maître de première classe.
Zazie, nous ne t’oublierons jamais !
Skagerrac