Contrairement à nombre de ses congénères, il ne suivait pas les permissionnaires mais allait discrètement se baliser sur le quai, au pied de la coupée. Tant que l’équipage n’était pas de retour à bord, Pelo semblait inquiet, l’œil aux aguets. Commençait alors une interminable attente. Mais qu’attendait donc ce chien ? Comme personne ne le savait et pour lever l’intrigue, de patientes observations permirent de comprendre pourquoi Pelo allait se poster ainsi, toujours au même endroit. Comme beaucoup de chiens embarqués, Pelo pressentait l’imminence des appareillages. Dans l’histoire maritime, la chose était connue. Reste que pour ce chien, le renard n’avait aucune espèce d’utilité. Il connaissait parfaitement chaque homme du bord. Voilà pourquoi il allait immanquablement se poster à terre et attendait patiemment le retour du dernier permissionnaire. D’instinct et sans se tromper, il aurait été capable de donner le nom de tous les hommes d’équipage jusqu’à la spécialité que chacun d’eux exerçait à bord. Sa longue attente terminée et le dernier permissionnaire ayant rallié le bord, c’était pour Pelo comme une sorte de signal qui indiquait qu’il était temps pour lui de regagner son poste. Son cher navire pouvait prendre la mer. Il fallait alors le voir galoper dans les coursives, queue ventilante, comme récompensé d’avoir attendu des heures sur le quai. On conclua donc que pour Pelo, un bateau n’avait d’intérêt que s’il était en mer. Chaque escale que le navire faisait, il prenait un air pensif comme pour dire :
Bon, encore un peu de patience avant d’appareiller. Il faut bien que mes amis se détendent un peu à terre !
Quand le temps était mauvais et le mer formée, le chien stationnait sur la passerelle, les pattes bien écartées pour lutter contre le roulis à force d’être balloté de bâbord à tribord, cognant parfois sur les portes et les cloisons. Pour parer toute éventualité, un timonier lui capelait un blouson de mer. Taillé sur mesure, il amortissait les chocs et évitait au chien tout désagrément. Au cours de sa carrière à bord du Pélican, Pelo manqua pourtant le départ deux fois. Tant qu’à faire les choses, autant le faire bien et en tir groupé. Ce jour par exemple, où le bâtiment dû appareiller d’urgence sans lui pour porter assistance à un équipage en difficulté. La mission accomplie, il revint s’amarrer dans le port de Saint Tropez. Qui attendait sur le quai le retour de son bateau ? Pelo, évidemment ! Quelques jours plus tard, alors que le releveur était sur le départ, l'appareillage dût être retardé. Sale ambiance à bord, le chien avait disparu. Quoiqu’on le fît chercher, il n’était, ni sur le bateau, ni sur le quai, comme à son habitude. Agonis d’inquiétude, ce qu’ignoraient les hommes d’équipage, c’est que Pelo s’était entiché d'une petite chienne qui avait eue la bonne idée, où la mauvaise, c’est selon, de passer par là. Tombé sous le charme, il en oublié son cher bateau pour courser la belle dans l'enceinte de l’Arsenal. A bord du Pélican, ignorant tout des raisons pour le chien de s’être absenté, le Capitaine d'Armes mobilisa quelques hommes d’équipage qui partirent à sa recherche. Après deux heures et demi de traque, l’estafette aperçu enfin sa mascotte en charmante compagnie. Le lieu du délit étant loin, très loin du quai où était amarré le Pélican, un matelot partit récupérer la 2CV. Manu militari, la mascotte fut rapatriée sur le bâtiment qui put enfin prendre la mer. Cette fois s’en était trop ! Il fallait marquer le coup, Pelo n’allait pas s’en sortir sans quelque admonestation.
Tant sa fantaisiste échappée que le retard qu’il avait occasionné valurent à la mascotte d’être symboliquement dégradée. Lors, le pauvre animal sembla être au désespoir. Tant que dura la navigation, tous sentaient bien qu’il lui manquait quelque chose. Quelque chose ou plutôt quelqu’un ! Penaud et l’oreille basse, il faisait peine à voir. Il fallait faire quelque chose. Pour bonne conduite, l’incident et la sanction furent relégués aux oubliettes et la mascotte retrouva son grade de quartier-maître. La mission achevée, le Pélican revînt à son port d'attache. Là, ce fut la stupeur générale ! Alors qu’il abordait le quai pour y frapper les amarres, l’équipage vit une petite, une toute petite chose, minuscule boule de poils qui attendait sur le ponton. Ce n’était autre, on l’aura compris, que la petite chienne énamourée qui jappait et piétinait d’impatience à l’idée de retrouver son Pelo. A peine la coupée mise à poste, le chien descendît quatre à quatre sur le quai et fit à sa conquête une fête incroyable. Le destin allait pourtant séparer les amoureux. Quelques semaines plus tard, sans doute du fait de son grand âge, du moins c’est ce que l’on évoqua alors, Pelo fut atteint d'une infection qu’il semblait impossible de pouvoir soigner. Se mobilisant, les matelots du Pélican se cotisèrent et emmènent la mascotte chez le vétérinaire le plus proche. Aux dires du praticien qui s’était saisi d’une seringue, il n'y avait hélas plus rien à faire, Ce jour là, lorsque les hommes rentrèrent seuls à bord, ce fut un déchirement. Les honneurs furent rendus au quartier-maître Pelo par tout l’équipage, tant pour les nombreuses missions auxquelles il avait participé sur le bâtiment qu'il aimait plus que tout que pour l'affection qu’il avait unanimement su partager. Le lendemain du départ de Pelo, ignorant tout du drame qui venait de se produire, la petite chienne vint sur le quai et attendit patiemment son Pelo. Après quelques jours, de guerre lasse et pour ne le voir plus, elle n’y revînt jamais. Fort de la relation unique que les matelots entretinrent avec leur mascotte, un grand nombre révisa son jugement sur la gente canine et, dès lors, la vît sous un angle différent. Un truc du genre : qui encore oserait dire que les chiens n’ont ni conscience ni âme ? Au revoir Pelo !
Skagerrac