UN SOUVENIR DE VACANCES
Provence de beauté, de douceur et de paix !
Le poète est timide et qui pourtant seul ose,
Pleurer la tragédie sous tes monceaux de roses.
Oh ! mais tu pleures aussi... Dis-moi ce que tu sais.
( Partie d’un sonnet)
C’était au plein d’un été récent et des pleines vacances sur la côte varoise.
Partis de Toulon très tôt le matin, afin de rouler par la fraîcheur et alléchés la veille par les dépliants des offices de tourisme, nous avions, mon épouse et moi, décidé de visiter et filmer cette délicieuse vallée qui, sur cinq ou six lieues de profondeur à partir du littoral, s’ouvre vers le Nord entre Toulon et Hyères.
Bordée à l’Est par le massif des Maures, à l’Ouest par une série de collines boisées et urbanisées, elle va montante et se rétrécissant du Nord-Ouest par la « barre de Cuers ».
Célébrée, chantée par une pléthore de poètes et d’écrivains depuis le siècle dernier, touristes et estivants de toutes races et nations y affluent, non seulement à la belle saison, mais un peu au continu toute l’année.
Il suffit des doigts d’une main, pour compter les adorables localités blotties dans ce merveilleux coin de Provence. Autant que leur joliesse, les vestiges nombreux de leur passé chargé d’histoire attirent également touristes et vacanciers.
Cependant, malgré cette affluence, ces bourgades enchanteresses, fraîches et tentantes pour le repos, respirent la paix. Et lequel, d’entre ces visiteurs, n’a pas eu un peu l’envie de prendre pied dans cette douceur, ce parfait bon vivre ?
Les offices de ce tourisme recommandent, mais en la conseillant le matin afin d’éviter le torride après-midi du lieu, une vue d’ensemble depuis le nord de la vallée, en gravissant la « Barre de Cuers », dont le « Pilon » culmine à plus de 700 mètres.
Gravir vraiment ! Car seul un sentier de randonnées conduit au faîte. Mais cette fatigue, d’ailleurs bénéfique, offre à la vue non seulement l’inoubliable vallée, mais embrasse en retrait une région de vallons boisés, d’où dépasse un essaimage de localités aux villas blanches et toits rouges du plus saisissant effet.
Et puis aux limites éloignées, mais comme à portée de main, le regard s’enfonce entre les croupes de montagnes ravinées, sauvagement tailladées, écharpées en tous sens...
En se tournant vers la vallée, la vue rejoint la mer... Celle que l’on a surnommée « la grande bleue » scintille à l’horizon et situe son littoral, aussi bien que s’il était ourlé d’un feston de diamants.
Au premier plan, c’est le plongeon de deux à trois cents mètres sur Cuers. La rançon de sa beauté le rendant assez grouillant et saturé de voitures au mois d’Août. C’est déjà un peu la ville... Mais ici, dans ce site sauvage et grandiose de « La Barre », la nature est toujours vierge.
Immobile, l’air qu’on y respire délicieusement, avant que la brise du soir venue de la mer ne l’emporte, est fait de quintessence de parfums !
À peine tracés, des sentiers naissent pour aussitôt disparaître sous les plantes aromatiques et les fleurs de minuscules arbrisseaux... La moindre fente du sol granitique et schisteux, le plus petit interstice, nourrit une racine ! Et cette senteur qu’exhale leur profusion, violente et douce à la fois, semble se mêler à nous. Savoureuse comme une friandise, elle émeut la chair et l’esprit, nous imprègne, exalte, enivre...
Heureux pleinement, la pensée n’est que paix... Paix.
Transportés, on ne sent plus que joie de vivre... Vivre.
C’est la réflexion pensée que se faisait notre couple aux sens si abondamment comblés. Puis, fut-elle muette, une réflexion en libérant une autre, nous nous aperçûmes en même temps que cette félicité était également (et pourquoi pas ?), apéritive. Elle ouvrait l’appétit !... Alors soudain pressés de rejoindre notre véhicule parqué plus bas, le caméscope rejoignit son étui et nous décidâmes, après un dernier regard sur Cuers, d’aller nous y restaurer.
La matinée était déjà avancée. Après avoir vaincu le parcours pédestre et déjoué l’encombrement vacancier de la localité, nous abordâmes l’avenue où (toujours l’office du tourisme), nous avions repéré une alléchante « remise en forme ». Vite située, puis dépassée à la vue des parkings archi-complets, nous roulâmes encore quelques centaines de mètres avec l’intention d’y revenir par nos moyens naturels.
Rien ne nous pressait, à part notre fringale. L’auberge semblait comble et déjà nous envisagions des sandwichs, lorsque plus loin, occupant l’avenue qui devenait route nationale en direction de Toulon, une foule assez dense attira notre attention :
∑ Un accident, émit ma compagne !
∑ Je ne crois pas, fis-je. C’est trop calme...
Puis apostrophant des piétons qui se pressaient dans cette direction :
∑ Excusez... S’il vous plaît, que se passe-t-il ?
∑ On inaugure peuchère, me dit une femme manifestement du pays. Vous êtes vacanciers ? Vous avez bien le temps, suivez-nous, vous verrez bien...
∑ Bah! ...Pourquoi pas, avança mon épouse...
L’instant d’une mimique appuyée d’un coup d’oeil et nous leur emboîtâmes le pas...
Nous pensions à une inauguration d’intérêt public, ou bien à un buste ou statue d’ancêtre Cuersois méritant. Mais, mêlés à une foule sérieuse, plutôt grave et endimanchée autant qu’on peut l’être dans un pays où l’on circule en short presque toute l’année, nous vîmes découvrir une simple « plaque de rue ».
∑ Aucun intérêt pour nous, soufflais-je à ma compagne. Allez viens... On a faim!
Mais la curiosité qui nous avait poussés aux premiers rangs assez denses nous immobilisait bel et bien ! Déjà, à quelques pas devant moi, un grand vieillard, un paquet de feuilles en main, commençait une allocution...
L’assemblée s’était tue. Les murmures mêmes avaient cessé, faisant place à un silence quasi religieux... Le seul bruit venait des voitures qui, canalisées, circulaient au-delà des barrières délimitant et protégeant la cérémonie sur plus de la moitié de la chaussée.
∑ Tant pis, murmurai-je pour moi-même. On va subir...
Le l’avoue, très contrarié de ne pouvoir bouger, je n’écoutais pas, bien que mon oreille absorbât incidemment des mots au passage : « Rassemblés - Enfants de Cuers tombés - Cinquante ans - Libération. »
Ainsi les Cuersois, en Août 1994, baptisaient une rue (pardon, une avenue) du nom d’un des leurs tombé lors du conflit 39/45.
Cinquante ans ! Cinquante ans après !...
C’était toujours et partout pareil... À croire qu’il faille un demi-siècle aux faits pour remonter à la surface, où, peut-être, aux consciences pour se réveiller ! ? ...
Quelle c.......! Ça servait à quoi, à présent ? ...Les allemands de cette fin de siècle étaient devenus nos partenaires depuis des décennies, sinon nos amis...
Le bonhomme continuait, tout raide, imperturbable et grave : « honteux armistice - occupation - résistance - France-Libre ».
Des clichés archi-connus tout ça ! Rabâchés, épuisés, presque des Antiquités... Au minimum des banalités pour la plupart des jeunes saturés de téléfilms aux surhommes fracassants et autres Rambo !
Un peu malgré moi, je déchiffrai alors la plaque que l’on venait de découvrir et que j’avais devant les yeux : « avenue Léon AMIC - Mort pour la France (et autres détails). »
Sans vouloir minimiser, c’était arrivé à des milliers de milliers de pauvres types... qui étaient fichtrement oubliés ! Qu’avait - il de spécial, leur Léon AMIC ?!... Cinquante ans après...et en plaine saison de vacances... Je vous demande un peu...
Le discoureur tenait une bonne dizaine de feuilles et, je l’avais remarqué, n’en avait encore transféré qu’une seule en dessous du paquet.
- « L’affaire d’un bon quart d’heure quoi, pensai-je « furax ». Je te jure, le Pépé ! ».
Un Pépé qui en prenait à son aise... en »vieux machin » pas du tout pressé. Sa vois était forte et bien timbrée... Soixante-quinze ans, lui donnai-je... Quatre-vingt ?... Non; le « vieux machin » lisait sans lunettes !
Des mots me heurtèrent à nouveau : « Marine nationale - escadre - Méditerranée - ».
Tiens, un marin ! Moi aussi, j’avais servi dans la Marine quelques années plus tôt...
Esprit de corps, solidarité des marins, fraternité ou tout ce que vous voudrez, mais, sans m’en rendre compte, mon ouïe, non pas plus attentive mais déjà moins subordonnée à ma contrariété, enregistrait...
Ma compagne, au même instant, tiraillait discrètement la manche de ma chemisette en murmurant :
∑ Oh ! tu sais que j’ai toujours faim...
Mais, stupéfaite; écarquillant des yeux ronds, elle m’entendit penché sue elle :
∑ Attends... écoute ça bon sang!...
Bien qu’inattentif aux premières feuilles lues, je récapitulai vite que le matelot mécanicien Léon AMIC, Cuersois engagé en 1938, avait, après l’armistice de 1940, été coincé sur son croiseur en Méditerranée, dans une possession anglaise d’Egypte.
Interrompant ici mon récit, la suite, ci-dessous, n’est autre que l’allocution du « Pépé », parent de Léon AMIC, rapportée avec un maximum de fidélité.
Les parents de Léon, de vieille famille Cuersoise, n’avaient plus de nouvelles de leur fils...
Si pourtant, chaque mois, une carte probablement imprimée à Toulon, envoyée par les services administratifs de la Marine et soi-disant émanant de leur fils disait : »je vais bien »... ..Ceci jusqu’à fin de 1942.
Là, les envois cessent et, pour les parents de Léon, commença l’angoissante attente... Pourquoi ce silence? ...Que lui est-il arrivé? ...Où est-il? ..Rien... Les jours, les mois... Deux ans passent encore sans apporter le moindre renseignement aux parents plongés dans une inquiétude mortelle...
Huit Juin 1944 ! C’est le débarquement en Normandie... Fol espoir... Les jours passent... Rien... Aucune nouvelle...15 Août 1944 ! ...Nouveau débarquement, cette fois sur les côtes varoises... Nouvel espoir... Cruelle attente, cruelle inquiétude...
La zone des combats se rapprochant de Cuers, la plus grande partie de sa population, craignant des bombardements, se disperse dans les collines, cherchant un abri dans les cabanons...
La famille de Léon AMIC se trouve entassée avec d’autres parents dans un cabanon entre Cuers et Valcros...;où elle se croyait à l’abri alors que, sans le savoir, elle s’était installée juste dans le plan de tir des batteries alliées qui tiraient sur le fort du Coudon, occupé par l’ennemi...
Un voisin qui était resté chez lui à Cuers, arrive hors d’haleine en criant entre deux essoufflements :
∑ Je viens de voir Léon...Je viens de voir Léon !...
Il apporte aussi un message. Une simple feuille de cahier écrite au crayon, à la vite-vite... Le mot est bien de Léon, premier signe de vie vraiment de sa main, après plus de quatre ans !
Il leur écrit que son commandant, le Lieutenant de vaisseau BRASSEUR-KERMADEC, sachant qu’il est de Cuers, lui donnera la permission d’aller embrasser ses parents, lorsque l’attaque sera terminée... Quelle attaque?... Qui est ce commandant?... Qu’importe, fous de joie, les parents replongent cependant dans l’angoisse... Quelle attaque?... Leur fils est en danger et l’inquiétude se poursuit.
Cuers est libérée... Les familles rentrent chez elles... Le village a été épargné... Quelques jours passent et le canon gronde toujours en direction de la côte... Le 22 Août, un porteur de message se présente à eux : « votre fils a été blessé à l’attaque de La Valette. Ce n’est pas grave, un bras cassé... Il se trouve à l’antenne chirurgicale de La Valette. »
Fous d’angoisse, incapables, sur le moment, de réagir, c’est la soeur de Monsieur AMIC qui réussit à trouver le taxi de Cuers et à persuader son propriétaire, ami de la famille, de les conduire à La Valette...
Arrivés à l’antenne (hôpital de campagne), on les rassure. On leur dit : »votre fils vient d’être évacué sur l’antenne de La Crau. Il a un bras cassé, ce n’est pas grave... »
Le taxi repart pour La Crau... Nouvelle antenne chirurgicale... Là le personnel est très réservé... On leur dit : »votre fils a été transporté à Hyères, à l’hôtel du Golf »... Impossible d’avoir un autre renseignement...
Arrivés à l’hôtel du Golf, c’est l’embouteillage ! Les morts et les blessés arrivent par camions entiers... c’est la cohue... Ils essaient de se renseigner... Finalement, une infirmière leur montre du doigt le couloir qui traverse le bâtiment et leur dit : « Là-bas... au bout... »
Là-bas... au bout, c’est un terrain vague derrière l’hôtel...
Une pelleteuse creuse une tranchée... Les cadavres y sont alignés bout à bout et un petit bulldozer recouvre aussitôt le tout.
Leur fils est déjà recouvert, des fleurs sont déposées sur sa tombe ainsi que sur les autres... Des fleurs fraîchement coupées que des jeunes filles en larmes étalent sur les tombes à peine refermées...
Des jeunes filles d’Hyères, qui venaient pleurer sur les tombes d’hommes qu’elles n’avaient pas connus, comme si l’instinct maternel était en elles et si, inconsciemment, elles en voulaient au destin de leur enlever les hommes pour lesquels elles étaient faites...
Plus tard, les parents effondrés ont connu la longue aventure de leur fils Léon :
Léon AMIC, élevé dans les principes d’honneur et d’amour de la Patrie, ne supporte pas la passivité imposée par les dirigeants de la France occupée. À Alexandrie, il rallie les Français-Libres de la première division, commandée par le Général Koénig.
Bir-Hakeim - Tobrouk - Benghazi - Tunis - Cassino - Rome et la poursuite des allemands jusqu’en Toscane...
Le 16 Août 1944, quartier-maître d’half-track, il débarque à Cavalaire avec le premier régiment des fusiliers-Marins (formé à Londres en 1940 et qui n’a cessé de combattre depuis). Parti de Pierrefeu, en appui d’un élément d’infanterie, il est l’un des premiers à pénétrer dans Cuers, peut-être le premier...
Il ne peut se retenir de faire un détour jusqu’à la maison de ses parents qu’il espérait embrasser et laisse un petit mot à son voisin qui le connaissait très bien...
Blessé sans gravité à l’attaque de La Valette, l’ambulance qui le transportait à La Crau a pris de plein fouet, au carrefour de La Pauline, un obus tiré par la batterie du Coudon.
Devant la détresse de ses parents, à l’antenne chirurgicale de La Crau, puis à l’hôtel du Golf à Hyères, personne n’avait eu la force de leur dire que leur fils venait d’être tué...
À ceux qui m’ont écouté. Aux jeunes surtout qui n’ont pas vécu ces années douloureuses de 39/45, lorsque vous passerez devant cette plaque, ayez une pensée émue pour ce jeune Cuersois mort pour la France à 24 ans.
Je remercie ceux qui ont oeuvré pour que cette plaque puisse rappeler pendant longtemps le souvenir de ceux qui ont tout donné pour que nous puissions vivre libres...
Il n’y eut pas d’applaudissements, tout au moins immédiats, lorsque la voix du « Pépé », devenue rauque, avant de se casser aux dernières phrases, se tut...
L’émotion ambiante, celle même qui me nouait la gorge et inondait les joues de ma compagne, n’avait pas besoin de cette extériorisation bruyante...
Personne dans l’assemblée ne bougeait. Seuls bruissaient comme des sanglots étouffés et on se mouchait un peu partout...
Toujours immobile, le grand vieillard, très droit, très pâle, n’essuyait pas ses joues...
Puis, doucement, très doucement, comme pour ne pas trembler, il glissa sa dernière feuille sous les autres...