Notre départ était programmé, mais il n'aurait lieu que le 22 Décembre.
La pression a recommencé à monter.
Des détonations, lointaines ou rapprochées.
Les habitants de Port Said allaient sûrement se jouer la traditionnelle comédie de l" insurrection libératrice du peuple en armes. Inévitable.
Nous avions fait la même chose à Paris, en Août 1944.
L'ennui, c'est que les casques bleus, qui étaient au contact, se sont fait parfois canarder par méprise.
Cette occupation "impérialiste" qui s'achevait n'avait pas fait trop de dégâts dans nos rangs. Du 7 Novembre au 22 Décembre, il n'y eut, à ma connaissance que quatre victimes.
Un officier anglais enlevé, et qui fut retrouvé décapité, et trois paras français qui ont disparu lors d'une virée en ville.
Quelques jours après, un Égyptien, passager du ferry boat sur le canal, a été arrêté, porteur de trois vestes camouflées françaises, celles des disparus !
Les paras l'ont emmené pour le questionner, nous n'avons pas su la suite.
Pour ce départ qui nous était imposé par la politique mondiale, et nullement par la défaite militaire, les normes les plus honorables ont été respectées.
Cérémonie de remise des lieux à l'ONU, en l'absence de tout militaire égyptien, par exemple.
Il y eut un défilé des parachutistes français à Port Fouad.
Il avait de l'allure, impeccable, ordonné, sûr de sa force, derrière le colonel "Conan" Château Jobert, toutes ses décorations arborées.
Les Britanniques eurent à cœur également de partir dans la dignité.
Jusqu'au dernier moment, sur le ponton, à l'embarquement de leur dernier navire, les cornemuses ont clamé la grandeur du lion britannique.
En geste ultime de défi, on a accroché sur la main de la statue de Ferdinand de Lesseps, à l'entrée du canal, un drapeau français et un drapeau de la royal navy.
(Israël restait l'allié à ne pas citer).
Mais même cette provocation partielle fut très mal ressentie par les Égyptiens.
La statue a été détruite immédiatement après notre départ.
Nasser annonça qu'elle serait remplacée par une statue de l'ouvrier égyptien inconnu, à la mémoire des morts tombés en creusant le canal de Suez.
Cette statue n'apparut jamais.
Le socle resta vide.
Il l'est toujours, à l'entrée du canal.
Quant à la statue du pauvre monsieur de Lesseps, passablement amochée, elle est stockée, encore de nos jours, à Ismaïlia, dans les locaux de la nouvelle compagnie du canal.
Les Parisiens peuvent en voir la copie, en réduction, dans un square de Versailles, ville natale du grand homme.
Au moment du rembarquement des toutes dernières forces alliées, des destroyers sont venus au plus prés de la ville, canons braqués à l'horizontale, plus par dissuasion que par volonté réelle d'ouvrir le feu.
Des rafales se faisaient entendre.
Dans le ciel, une paire d'avions Corsair, aux couleurs françaises, survolait sans arrêt, à très basse altitude, la ville et l'entrée du canal.
Étranges avions "français" à un moment où aucun de nos porte avions n'était dans la zone. Ces avions n'étaient pas des Corsair F4.U7 de notre aéronautique navale, mais des Goodyear FG2, avec un cockpit goutte d'eau, détail révélateur pour un fana d'aviation. Livraison tardive d'avions peu connus ?
Survol par une agence de renseignements ?
La question est restée posée.
Ce 22 Décembre 1956, qui serait salué par un timbre spécial des postes égyptiennes, un panache de fumée noire montait dans le ciel, comme au jour de notre arrivée.
C'étaient cette fois des house boat en bois qui avaient été incendiés dans le bassin des ateliers généraux.
En simulacre d'intense activité, diverses unités navales ont reçu la consigne d'augmenter la fréquence de leurs contacts, pour ne rien dire, seulement se manifester, embouteiller les ondes.
Que ceux qui nous voyaient partir nous croient plus nombreux que nous n'étions.
Parce que c'est souvent le destin des derniers partants d' être accrochés.
J'ai personnellement dialogué, avec un TR PP 8, avec le destroyer Berbère, pendant un moment, sans trop savoir quoi lui dire..
Surtout que les munitions ne semblaient pas manquer aux "insurgés" qui jouaient à "Port Said brûle-t-il "à la onzième heure.
Sans que les arbitres internationaux ne puissent s'y opposer.
S'ils tiraient dans notre direction, c'était de bien trop loin pour que le tir soit dangereux.
Pendant que je jouais au bavard radio, les copains, jumelles en mains, se rinçaient l'oeil sur des soldates britanniques qui se bronzaient les cuisses sur le bateau anglais, au mouillage à côté du notre.
Les premières cuisses féminines qu'ils voyaient depuis six semaines, pratiquement un même stage de chasteté qu'au CFM Hourtin!
L'Athos II, vénérable barlut (lancé en 1923) qui ne tenait plus que par l'épaisseur de peinture sur sa rouille, avait embarqué, pour ce retour sans gloire, au moins autant de troupes qu'à l'aller.
Dans une cale casernement, des parachutistes regroupaient dans une poubelle les beaux écussons tricolores marqués CFE qu'on leur avait distribués au matin de la grande aventure. CFE, ça voulait dire "corps français en Égypte", ils le traduisaient "cocus français en Égypte". Ils étaient amers, désabusés, on leur avait volé leur victoire.
Ceux qui n'avaient pas dépensé tout l'argent de leur solde rangeaient dans leur portefeuille les derniers billets de banque "Forces Françaises en Méditerranée orientale".
Ces billets qu'on avait eu tant de mal à persuader les commerçants égyptiens de les accepter.
Ceux qui l'avaient fait s'en féliciteraient, ces billets allaient devenir une rareté de collection.
Quand le vieux ATHOS II a levé l'ancre, et manœuvré pour cingler vers le large, dans le tumulte lointain du tir des insurgés, tirs de joie ou tirs de guerre.
Il a longé le croiseur Georges Leygues.
Et alors... "venez voir".
Sur la plage arrière du croiseur, un amiral en grande tenue blanche, une partie de l'équipage, étaient alignés, le long du bord, saluant l'armée française qui s'en allait.
Et la musique du bord jouait "Sambre et Meuse", la vieille marche héroïque des Poilus de Verdun.
Alors, sans qu'aucun ordre n'ait été donné, sur le pont du transport de troupe, paras, biffins, marins, légionnaires, tout le monde a salué, pour rendre son salut à l'amiral.