Et voila qu’un beau jour, tous les travaux sont suspendus car nous recevons instruction d’effectuer une mission « urgente » vers PORT-ÉTIENNE (aujourd’hui NOUHADIBOU), en Mauritanie. Certes notre LST est en mesure de prendre la mer malgré ce qu’il reste à faire, le plus visible étant la peinture pour couvrir la rouille et le minium qui décorent le bâtiment. Mais cela n’empêche pas de naviguer, et nous appareillons donc quelques jours plus tard après avoir chargé une cargaison hétéroclite de caisses ou autres matériaux, avec quand même quelque camions et automobiles, le tout destiné à diverses unités stationnées là-bas, et apparemment sans intérêt opérationnel.
Notre État-major est au grand complet ! Il se compose, en plus de notre Commandant :
le C.C Georges SANDRÉ qui a pris son commandement à l’arrivée du Chéliff à Dakar,
de l’EV1 Claude COMBALIER (Officier en Second et chargé de la machine) qui étrenne ses galons dans cette 1ère affectation, de l’OE3 Jean DESPLATS (Officier Transmissions et de détail) un vieux briscard qui a connu tous les rouages de la Marine comme Maître Principal timonier, et enfin de moi-même Robert BADIER Aspirant provenant de la Marine Marchande, sorti de l’école des EAR fin juillet 57, à qui reviennent les autres fonctions (canon, corps de débarquement…..et la coopérative du bord). Le Premier Maître timonier BIENBOIRE assurant également le quart à la passerelle.
Après une traversée sans histoire, nous « beachons » devant Port Etienne et son port de pêche où les chalutiers sont nombreux, au mouillage comme à quai. Les véhicules que nous avons transportés débarquent aussitôt et une noria de camions venus de terre nous débarrasse ensuite rapidement du reste de notre cargaison.
Mais en appareillant le lendemain ou le surlendemain un filin d’acier, sans doute abandonné par un chalutier vient se prendre dans notre hélice tribord. Pour tenter de nous débarrasser de ce
« fil à la patte » le Commandant fait intervenir le QM1 fusilier ROLLAND (plongeur de bord) que je suis autorisé à assister pour la circonstance. Malgré nos efforts conjugués, nous ne parvenons pas à un résultat utile. Nos quatre bras et notre équipement élémentaire fait de burins et de marteaux, est par trop insuffisants, et les tours que fait le câble sur le moyeu et les pales d’hélice sont trop nombreux et trop serrés. Heureusement, un scaphandrier « pieds lourds » est disponible sur place. Il vient à notre secours le lendemain, et en quelques heures, avec son chalumeau, il nous libère enfin.
Nous quittons Port-Etienne pour regagner le Sénégal, du moins le pensons-nous, quand le Commandant nous annonce le véritable but de notre mission. Nous devons maintenant faire route vers
VILLA CISNEROS, port et capitale du RIO DE ORO, au Sahara Espagnol. Et ceci pour y récupérer des troupes françaises et les ramener à Dakar.
Située pratiquement sur le Tropique du Cancer, la baie de VILLA CISNÉROS est une petite échancrure dans la côte rectiligne qui borde le désert du RIO DE ORO (à l’époque colonie espagnole). Cela fait moins de 200 milles nautiques à parcourir et donc moins d’une journée pour nous y rendre. Au petit matin du jour suivant, nous nous présentons à l’entrée de la baie et nous y embarquons un pilote espagnol qui ne parle ni français ni anglais, et personne parmi nous ne parle un espagnol convenable. Plus habitué sans doute aussi à guider des chalutiers qu’un bateau de la taille du CHÉLIFF, le pilote nous conduit néanmoins, en communiquant surtout par gestes, jusqu’au mouillage devant VILLA CISNÉROS. La ville ne comporte que quelques bâtisses blanches, et basses pour la plupart, le tout dans un décor désertique et minéral. Je pense alors tout de suite à MERMOZ et à ses compagnons de l’Aéropostale qui venaient dans ces coins perdus : CAP JUBY, VILLA CISNÉROS, SAINT LOUIS, porter, avec leurs petits coucous, le courrier destiné à l’Amérique du Sud….
Nous sommes mouillés devant les bâtiments de la Marine Espagnole, à coté d’une vieille frégate : la « DESCUBIERTA ». Tiens : la « Découverte », comme la frégate ex-anglaise, à bord de laquelle nous embarquions lors du cours des EAR, à Brest !
Nous rendons visite aux espagnols qui, courtoisement nous remettent des cartes de détails des lieux et nous indiquent où se trouve EL ARGUB, l’endroit où nous devons nous rendre, situé tout au fond de la baie. Pour y arriver, il nous faut zigzaguer entre les bancs de sable, en composant avec des courants puissants et imprévisibles. L’emplacement où nous devrons beacher est une petite plage située au pied d’une colline, pelée bien entendu. Une route en terre y débouche, venant de derrière la colline. Nous mouillons juste devant, en attente de nos passagers et d’une marée favorable pour aller les accueillir. Un fortin sur la colline voisine abrite une unité de la Légion étrangère espagnole et nous entendons régulièrement les sonneries de clairon qui rythment leur activité. Pour passer le temps, des matelots jettent des lignes à l’eau, et aussitôt c’est la pêche miraculeuse. Un hameçon donne instantanément un poisson, deux hameçons en donnent deux, trois hameçons en donnent trois …etc. Et c’est bientôt tout le personnel ou presque qui se retrouve avec une ligne à la main, moi y compris bien que n’ayant pas habituellement d’affinité avec ce sport. D’abord ravis de pouvoir améliorer l’ordinaire à bon compte, le cuisinier et le commis aux vivres sont rapidement débordés et demandent à l’Officier de détail de désigner une corvée de volontaires pour aider en cuisine à la préparation de cette manne non pas céleste mais marine.
Après deux ou trois jours d’attente, je ne me souviens plus, nos invités sont annoncés et nous allons beacher pour les recevoir.
Mais le profil de la plage n’est pas favorable, et il reste de l’eau devant la rampe d’étrave quand nous l’abaissons Les camions, pour la plupart, pourront néanmoins monter la rampe par leurs propres moyens, par contre les jeeps devront être tirées au treuil et les fantassins se mouilleront les pieds.
Tout ce beau monde constitue une unité de troupes coloniales (les tirailleurs sénégalais) que l’on commence à dénommer « de marine » à cette époque. Selon ce que nous apprenons de leur opération et bien qu’ils ne se montrent pas très loquaces à ce sujet, ils arrivent de quelque part dans le sud de l’Algérie où ils auraient ratissés des « rebelles » comme on disait alors, en les poussant vers la mer où des troupes espagnoles étaient là pour les accueillir. Les « rebelles » étaient-ils algériens, marocains espagnols ou des deux origines ? Cela me dépasse…
Toujours est-il que nous ramenons hommes, camions, et jeeps (il n’y avait pas de blindés) à Dakar sans autre problème, et nous reprenons le cours de notre carénage. L’histoire aurait pu en rester là quand voila que peu de temps après notre retour une « nouvelle » fait la une de toutes les discussions, dans tous les carrés de la place : Un LST français, certains le désignant même comme étant l’ORNE, se trouverait en réparations à LAS PALMAS, aux Canaries, après avoir été endommagé en opérations au Sahara, et alors qu’il aurait été prêté à la Marine Espagnole. S’agit-t-il d’une simple rumeur ? Là encore cela me dépasse ! Et voila que quelques temps après, « radio coursives » diffuse largement encore une autre information : c’est cette fois un autre LST français qui se trouve là-bas, opérant avec les espagnols, et je pense comme d’autres, qu’il peut s’agir de l’ODET ou de la RANCE qui ont été sur la zone de Dakar dans les semaines précédentes. Un autre fait troublant intervient aussi : un camarade, Aspirant mécanicien affecté à l’Unité Navale, disparaît de l’arsenal. Il se raconte qu’il campe là-bas sur la plage avec quelques hommes et du matériel pour réparer les bobos de petits engins : LCVP, LCM… Quand mon camarade réapparait à Dakar quelques temps après, il est précédé d’une citation parlant de quelque chose comme : « mission dangereuse sur une côte inhospitalière ». Mais je n’aurai pas l’occasion de le rencontrer et d’entendre de sa bouche ce qu’il s’est passé.
En effet, il a été décidé en haut lieu que notre carénage est maintenant terminé !