Bonjour
J'ai fait Diégo aussi et quand mon imprimante ( cette lacheuse) sera réparé, je vous enverrai des photos de Diego et de l'Altair sur lequel j'étais embarqué.
En attendant voici une nouvelle qui se passe au large du Cap D'Ambre. Vous pouvez aussi la lire sur mon site "paulandrade"
Bonne journée à tous.
Coup de tabac
— Quatre-vingt et un !
J’ai crié. Déjà mes mains fébriles ramassent la mise sous le regard écœuré de mes potes.
— T’as une chance de cocu, lâche finalement Marcel qui se cale comme il peut le long de la paroi.
Depuis le début de la nuit, le roulis se fait de plus en plus fort et à ce rythme, si la mer continue de forcir, il ne sera même plus nécessaire de jeter les dés qui pourront rouler seul sur la table.
— Moi j’arrête, j’en ai marre, déclare Jean tout pâle.
Je ramasse les dés que je garde en main.
— J’arrête aussi, déclare Momo quand je l’interroge du regard. T’es trop verni. J’aurai plus un rond quand on va revenir à Mayotte, il avoue piteux.
― Allez les gars ! Une dernière…, j’insiste car je veux profiter de ma veine.
— Non, confirme Jean, presque diaphane.
Je le comprends. Depuis que notre patrouilleur, un ancien dragueur de mine d’une trentaine de mètres de long a doublé le Cap d’Ambre, il peine sous les coups de boutoir de la houle qui doit arroser copieusement les hommes de quart en passerelle.
Assis dans le réfectoire, à l’abri, moi et mes potes passont le temps en jouant aux dés.
A la même table, embarrassés par leurs plateaux qui glissent sur la table en alu au rythme des vagues, quatre commandos marines tentent de finir un cassoulet en boite.
— Attends ! je fais à celui assis près de moi.
Je prends la miche de pain, j’en retire une boule de mie que je pétris aussitôt. Quand je suis satisfait, je saisis le plateau du biffin et colle la mie dessous. Devant ce truc de marin, ses collègues s’empressent de prendre la miche pour en faire autant.
— Merci, ils se dépêchent de dire entre deux bouchées express car ils ont hâte de finir de manger pour aller se réfugier sur la plage arrière, mieux ventilée et relativement protégée
.— On arrive quand ? veut savoir un des gars, la bouche pleine.
— Demain matin, répond Jean. Mais si la mer continue à forcir, le vieux va diminuer l’allure pour soulager la coque et là … c’est difficile de dire ! Au plus tard demain soir.
Pour confirmer ses dires, un coup de roulis particulièrement fort balance le navire, m’obligeant à m’agripper aux nervures de la coque. A l’autre bout du banc, un des militaires glisse et valdingue sur les plaques de parquet. Il reste un instant immobile, ahuri sur le sol alors que son pote, pragmatique, assure son plateau. Quand le bateau reprend son assiette, il se rassoit et râle. Nous, les vieux briscards on rigole, mais pas trop fort car ces commandos marine que l’on transfère sur une petite île, possession de la France au beau milieu du canal du Mozambique, n’ont pas la réputation d’être des tendres et je vois mal une bagarre éclater dans le poste. Mais les gars ont l’air cool. De plus, ils ont besoin de nous pour les mener à bon port.
— Combien de temps allez-vous rester sur l’île ? Je demande intéressé.
Le plus vieux, un second si j’en juge aux sardines qu’il a sur la manche répond en écartant deux doigts.
On se regarde Jean et moi.
Deux mois sur cet atoll où ne vivent qu’une colonie d’oiseaux famélique et quelques tortues, c’est long, très long. En plus, comme nous avons dans les cales leur approvisionnement, je sais qu’ils vont devoir se farcir, en guise de repas, un assortiment complet de conserves puisque l’île n’offre en soi aucune ressource naturelle. Même l’eau potable doit y être amenée dans des jerricanes. Autour de ce minuscule atoll, rien que la mer immense et le vent.
“Drôle de boulot” je pense en serrant dans mes mains les dès qui m’ont porté chance. A tout hasard, je propose.
— JEAN ! UNE DERNIERE…
J’insiste, en pure perte. Mon pote est livide. C’est comme ça. Certains ne s’habituent pas vraiment à la mer quand les vagues forcissent. C’est le cas de Jean qui hésite pour aller vomir. Compatissant en silence, je vais pour lui dire une blague et tenter ainsi de le divertir quand, tout à coup: panne d’énergie. On se retrouve un instant dans le noir, le temps pour l’éclairage de secours de prendre le relais. Quand une lumière chiche revient, un silence étonnant nous entoure. Ne réalisant pas tout de suite, c’est Momo qui tout à coup effrayé nous met au parfum. On se regarde, surpris tous les trois.
— Arrêt des moteurs! Il répète stupidement.
C’est une première. Exercice surprise du commandant ? Peu probable. La nuit vient de tomber et la mer devient menaçante. Sans moteur…plus de propulsion qui assure la stabilité relative du navire quel que soit l’état de la mer. J’en suis encore à me poser ces questions que le bateau finissant sur son erre, part dans un large mouvement de roulis. En travers de la lame, il penche, penche, penche, sans paraître vouloir s’arrêter. Je n’ai même pas le temps de ramasser le jeu que déjà la table et les bancs aux pieds rétractables se plient sans crier gare à cette gîte anormale. Tout le monde se retrouve cul par-dessus tête dans un incroyable bruit de plateaux et de quarts en ferraille qui tombent. Je glisse, jure, profite d’un trop court instant d’horizontale pour tenter de me relever. Peine perdue. Le mouvement de balancier reprend dans le sens contraire renvoyant tout le monde au tapis dans un incroyable mélange de bras et de jambes. Un des commandos a la bonne idée de s’accrocher au pied du frigo qui est scellé au sol. En tas dans un coin du réfectoire, une nouvelle glissade nous envoie à l’autre bout avec une violence qui devient dangereuse. Le parquet est maintenant maculé de vin, de cassoulet, de moutarde et en tentant à nouveau de me relever, je glisse et me casse la gueule dans cette mélasse toulousaine. C’est dantesque. Enfin, je m’accroche comme je peux à un des montants de la table. Quand le bateau repasse à l’horizontale, je me traîne vers l’entrée de la coursive, suivi de près par Jean qui trouve plus simple de s’accrocher à moi. Avant de sortir, je regarde une dernière fois le réfectoire, les commandos au sol, chacun tentant de s’amarrer comme il peut, tous barbouillés de cassoulet, de vin et d’une bonne giclée de dégueuli qu’à finalement balancé mon pote. Les quarts, les plateaux repas, les pichets et la nourriture glissent sur le sol en un ressac dément. Avancant en crabe dans la coursive, bras et jambes écartés pour maintenir un semblant d’équilibre, m’aidant de chaques tuyaux, chaques poignées pour éviter de glisser, je m’arrête, souffle enfin devant le trou noir de la descente aux machines.
Jean, toujours dans mon dos, souffle.
— Ca va être du sport pour descendre par là! Il soupire.
En silence, j’acquiesce alors que les mouvements du navire sont maintenant totalement erratiques. Sans propulsion, la coque tangue et roule dans n’importe quel sens comme un vulgaire bouchon. Je respire à fond en mettant un pied sur le premier barreau de l’échelle verticale qui mène à mon poste. Un instant, épaté tout de même, je regarde l’indicateur de gîte en bronze qui passe de 45 degrés bâbord à 45 degrés tribord sans désemparer. Quand je commence ma lente descente, j’entends des chocs sourds: sans-doute du matériel qui en se détachant s’écrasent sur les parois.
— CA VA ! Me crie Jean qui a la bonne idée de s’allonger sur le sol.
Je n’ai pas le temps de répondre. Un bruit mat éclate au-dessus de moi. Je lève les yeux et regarde, ahurie, tout un jeu de couteaux éjecté d’un tiroir. Après avoir traversé la cuisine à l’horizontale, ils sont venus se planter, dans un bel ensemble, sur la cloison, cinquante centimètres au-dessus de ma tête. Une seconde plus lent et je serais maintenant, au mieux, cloué à la paroi. Sans prendre le temps de réfléchir au caprice du destin, je progresse dans ma descente laborieuse. Au milieu de l’échelle, chaque coup de roulis me pend dans le vide. Je m’agrippe, assurant mal ma prise sur les barreaux graisseux de l’échelle. Si je lâche, je vais m’écraser sur les blocs moteurs de la propulsion, encore brûlant. Pour couronner le tout, Jean qui péniblement me suit, m’écrase les mains avec ses lourds godillots. Je gueule mais il ne m’entend pas. Quand enfin je touche du sol, je me stabilise avec difficulté sur les plaques de parquet. Dans la foulée, j’aide l’atterrissage de mon pote.
En nage, une vilaine ecchymose lui barrant le haut du front couvert de cambouis, le patron mécano, autour du groupe électrogène défaillant, me donne tout de suite du boulot.
— Qu’est ce qui ce passe, patron ? je gueule en m’agrippant aux deux poignets du tableau électrique.
— Plus tard ! Enclenche le général dès que je te fais signe. Avant, coupe tous les circuits non prioritaires. Surtout, ne me pers pas du regard !
Il se glisse aussitôt entre les deux moteurs diesels silencieux pour filer vers le fond de la salle des machines où se tient le groupe électrogène de secours. A part le bruit des vagues rugissantes sur la coque, l’endroit est exceptionnellement silencieux. On se plaint du vacarme des moteurs quand on est de quart mais leurs silences, ce soir, est éminemment menaçant. Sur un des immenses carters, Momo, une clef à la main au coté du second mécano, s’affaire déjà sous les instructions du patron. Devant mon tableau, je me maintiens comme je peux en équilibre, les deux pieds bien calés sur les plaques de parquet. Mais je n’ai pas le temps de souffler. Les jambes maigres du principal électricien apparaissent en haut de l’échelle. Comme moi, il vire, s’accroche, pendu aux barreaux, corps parallèle au plancher. C’est digne d’un numéro de cirque et je le plains bien que nous ne soyons pas vraiment copains tous les deux. Un instant, je quitte mon tableau pour l’aider quand il passe près de moi. D’un signe de tête, il me remercie puis m’interroge du regard.
Je lui montre le principal mécano.
— Panne de propulsion patron.
― Et le groupe?
— Dans le sac aussi.
Ces traits se creusent. Il réfléchit.
— Deux moteurs ne peuvent pas tomber en panne en même temps. La probabilité est infime. Donc leurs arrêts ont une cause commune, il lache dans un souffle.
Il se gratte la tête, regarde la salle des machines qui virevolte en un ballet dément. Une caisse à outil glisse sur le parquet et devient dangereuse quand en tapant sur un cylindre-bloc elle s’ouvre, libérant marteaux, clés de 20, tout un jeu de tournevis pointus. D’un oeil, je surveille ces outils qui sont devenus des armes. Mon patron enfin se décide. Quand le navire reprend un semblant d’assiette, il s’élance, calcule mal son coup, glisse, vient percuter violemment de la tête un des angles du moteur ce qui le met KO pour le coup. Son corps commence alors une reptation rapide que j’arrête en agrippant sa chemise. Calé sur mes jambes, je défais en vitesse ma ceinture. Dès que les mouvements désordonnés du navire me le permettent, je l’attache.
Le patron mécano qui m’a vu faire, me fait un signe de main. Puis, en s’approchant, il gueule.
— Prends l’interphone de secours ! Mets-toi en contact avec la passerelle!
Je décroche l’appareil pour m’en couvrir tout de suite les oreilles.
“ Alors! Qu’est ce que vous foutez en bas !...” Résonne aussitôt la voix du second, impatient.
Le chef mécano me regarde.
— Rapport salle des machines...
Je le regarde sans comprendre.
— Répète non de d...!
Penaud, je m’exécute.
— Panne non localisée.... Tous le personnel à son poste....
Je transmets. Et tout de suite, la voix du pacha crachouille. « Alors… » Je répète, pour le commandant les mêmes informations que j’ai dites au second. Un paquet de mer réussit à s’engouffrer par l’écoutille et me tombe dessus en une douche froide. « Pas bon ça pour le tableau électrique » je pense craignant un superbe court circuit si par bonheur on réussit à rétablir l’énergie. Dans un mauvais rêve, j’entends dans les écouteurs la voix du vieux qui commande au radio, en poste près de lui sur la passerelle « Envoyez un SOS ! A toutes unités sur zone. Je répète S.O.S. Navire de guerre français en difficulté. Panne générale propulsion et énergie. Position estimée … Latitude ... Longitude... » Je répète... »
Livide d’avoir entendu ces instructions n’augurant rien de bon, je coupe un à un tous les circuits secondaires en dégueulant tripes et boyaux alors qu’autour de moi, la situation empire. L’éclairage de secours faiblit, obligeant les mécanos à travailler pratiquement dans le noir. La mer, cette traîtresse qui n’est plus une amie ce soir, sans tenir compte de notre detresse, nous en fait voir de toutes les couleurs. Même d’ici, je peux entendre le bruit du vent dans le mat principal qui donne le contre point aux chocs que font les paquets de mer sur la coque. Il est impossible de rester debout. Pourtant, j’ai besoin de mes deux mains pour travailler alors que pour l’instant elles ne me servent qu’à m’agripper. Ai-je peur ? Même pas tant ma volonté d’accomplir coûte que coûte ma tache m’obsède, chassant toutes autres idées malsaines.
Cerise sur le gâteau, les caisses de gasoil, situées en hauteur, de chaque coté de la salle des machines, se vident par les refouloirs. Un liquide gras, gluant se répand en nappes épaisses sur le parquet en un flux et reflux qui rend tout déplacement pratiquement impossible. Je glisse, tombe et roule dans cette mélasse. Couvert de pétrole, gluant de la tête au pied, j’attrape un bout1 qui traîne, m’attache au tableau électrique. Une nouvelle fois, je vomis car l’odeur est épouvantable. Un moment, je devine les jambes malingres du second qui pendent par l’écoutille puis disparaissent, leur propriétaire renonçant à ce type d’excursion.
Combien de temps à durée ce manège dantesque ? Je ne saurais le dire.
Plus tard, le chef mécano revient avec un chiffon immonde autour du crâne. Il regarde un instant le tableau, le patron élec attaché, la tête dodelinant comme un pantin puis me tape sur l’épaule.
— Prêt !
J’acquiesce.
— T’as coupé tous les circuits secondaires ?
— Oui patron !
Se tournant vers Momo, il attend un instant. Tout à coup, sa main mouline au-dessus de sa tête. Dans le fond de la machine, aussitôt le moteur du groupe de secours gronde.
— REMETS LE JUS ! Il gueule dès que le diesel a pris ses tours.
J’enclenche les deux barres. Première victoire, la lumière du bord revient, inonde la salle des machines et le restant du rafiot.
*
Le petit jour et le soleil qui se lève nous surprennent tous sur la plage arrière. La mer, un instant démontée au milieu de la nuit (on a croisé sans le savoir la queue d’un cyclone qui ira dans les heures suivantes dévaster le nord de Madagascar) est maintenant calmée et une houle très longue berce le navire qui file bon train, soulevant un gerbe d’écume à son étrave.
Assis à même le pont, sale, puant le gasoil, je grimace car j’ai le bras partiellement paralysé (un comble, j’ai glissé, en fin de nuit alors que la mer était en train de se calmer et une radio, trois semaines après, fera apparaître deux côtes fêlées ) Devant moi, le maître principal mécano, assis sur le treuil arrière fume une clope tout en discutant tranquillement avec le second.
Jean, à mes cotés, s’en grille une aussi. Comme le reste de l’équipage, il est exténué.
— T’as mangé un coquard, je demande devant son œil tout gonflé.
— Non. André…ou plutot son coude… à la machine. Il a glissé et m’est tombé dessus.
Je rigole malgré tout.
— T’as vu leurs dégaines?
Je pointe du menton les officiers qui discutent en eux. Le chef mécano est maculé de la tête au pied d’huile grasse et c’est à peine si l’on distingue la couleur de son short, de sa chemisette d’uniforme. Avec toujours le même pansement gluant, il ressemble à un vieux corsaire après un assaut. Mon patron, le chef électricien a une drôle d’allure. Aussi sale et graisseux qu’un ramoneur, il assure d’un doigt nerveux la monture toute tordue de ses lunettes alors qu’un filet de sang séché lui barre le coté du visage.
— Deux flibustiers après une attaque, je rigole tout bas.
Jean sourit tout en tirant avec volupté sur sa clope. (C’est sans doute l’unique fois dans ma vie où j’ai regretté de ne pas aimer m’en griller une)
— Tu crois qu’on a failli couler ? Il demande.
— J’en sais rien ? Je réponds hésitant, me gardant bien de relater à mon pôte le SOS du vieux entendu dans les écouteurs. Je vais pour ajouter une remarque salace quand le second radio qui vient d’arriver brame un fixe retentissant. « Qu’est ce qui lui prend à cet abruti à se croire à l’école militaire… » Reflexe pourtant, tout le monde rectifie, tant bien que mal, la position. Le vieux apparaît. Tout de suite, il nous intime de ne pas bouger. La mine fatiguée, deux cernes lui vieillissent le regard.
— Alors ? Il demande visiblement impressionné par nos tenues maculées témoignage assez fidèle des difficultés de la nuit.
Le chef mécano montre au commandant un morceau de tuyau.
— Une durite d’alimentation principale explosée, commandant. Et, en même temps, la pompe à gasoil du groupe électrogène...
Le commandant siffle entre ses dents.
— La règle de l’emmerde en série, en somme…
— Oui commandant, confirme mon patron élec.
— Combien de chances pour que deux pannes de ce type arrivent en même temps ?
Le chef mécano réfléchit un instant.
— Je n’ai jamais entendu parler d’une coïncidence pareille…Une chance sur un million, peut-être …
Le commandant regarde impressionné le désordre de la plage arrière. Le bras du treuil principal, plié, repose sur l’emplacement de l’échelle de coupé…envolée ! A la place du local des compresseurs qui distribuent l’air frais à tout le bord, un trou béant laisse voir un enchevêtrement de câbles, de fils électriques emmêlés autour de poutrelles en acier pliées. De plus l’annexe, une chaloupe de six mètres permettant la liaison avec la terre quand on est au mouillage a disparu des bossoirs avec le moteur hors bord et le matériel de survie. Et ça, ce n’est que pour la plage arrière. Je n’ai pas encore été traîner mes guêtres à l’avant. Le boscot, qui fait aussi office de charpentier, apparaît au coté du vieux.
— Pas de problème pour reboucher le trou, commandant. Du boulot de fortune mais ça tiendra bien jusqu’à Diégo…
— Bien !
Le commandant claque des mains, demande l’attention.
— Messieurs, je vous félicite. Je viens de descendre à la machine et j’imagine ce que vous avez dû y vivre, cette nuit. Il regarde autour de lui puis demande.
— Qui c’est notre Ulysse qui c’est attaché au tableau de commande ?
Timidement, je lève la main.
Le commandant s’approche. Considérant les règles sévères de la hiérarchie, devant le regard ébahi des autres membres d’équipage, il a alors un geste pour le moins inhabituel. Il me serre la main.
— Depuis les Seychelles2, je n’avais pas une haute opinion de vous, quartier maître. Pourtant, cette nuit, vous et tous vos autres camarades, matelots et officiers mariniers de la machine, avez fait un excellent travail. Je vous en remercie.
Comme il était apparu, le vieux disparaît dans la coursive pour continuer son inspection. Jean me tape sur l’épaule.
— Alors ! On lèche les bottes du vieux, maintenant ! Me demande mon pote.
Je vais pour protester mais je ne lis dans ses yeux aucune mauvaise intention. Comme je ne sais quoi dire, je me contente d’expliquer.
— Ben quoi ! C’était le seul moyen de ne pas me faire éjecter…
*
Le mot de la fin de cette nuit de galère, je le dois au second des fusiliers marins. Je le croise dans la coursive un peu plus tard alors que je vais me changer pour profiter d’un repos mérité.
— C’est souvent comme ça sur votre satané rafiot ? Il demande en me posant sa lourde patte velue sur l’épaule ce qui me fait grimacer de douleur.
— Bof ! je réponds, faussement blasé. Un coup de tabac, des fois, ça arrive …
“ Le pauvre ! Il ne sait même pas à-coté de quoi on est passé,” je pense.
Malgré moi, je souris. Sa tenue de combat, immaculée la veille au soir quand il était en train de déguster son cassoulet est tachée de graisse, de morceaux de fayots écrasés, de taches de sauce, de moutarde, de vin.
— C’est un nouveau style de camouflage pour crapahuter sur la plage ? je demande en riant.
Il lève les bras au ciel.
— P... ! Je ne suis pas prêt d’oublier cette nuit de délire. Il réfléchit un instant, ajoute avant de s’éloigner. Fini pour moi le cassoulet sur les dragueurs de la marine…