Les Français, mais où sont-ils ? Pour l’heure, sur leurs vieux vaisseaux à voiles (n’oublions pas que l’essentiel et le meilleur de notre marine est en Mer Noire), ils galèrent entre calmes plats, vents contraires et courants, à l’approche des détroits danois.
En attendant leur arrivée, faisons connaissance avec le captain Bartholomew James
Sulivan. C’est un officier de marine, hydrographe. C’est un ami du naturaliste Charles Darwin. Comme lieutenant à bord du HMS
Beagle, il a accompagné Darwin au Galapagos. L’île Bartolomé (Bartholomew en espagnol) lui doit son nom. En 1846, il commande le HMS
Philomel un brick converti en bateau arpenteur, hydrographe donc. Il cartographie les îles Malouines qui éditeront un timbre à son effigie.
Nous avons vu qu’il a fait des pieds et des mains pour être de cette expédition en mer Baltique
Reconnaissance de
BomarsundAprès la conquête de la Finlande par la Russie, le tsar proposa d’ériger un vaste système de fortifications de la mer Baltique à la mer Blanche. Finalement, en mer Baltique, seul le site de Bomarsund, dans les îles Aland fut retenu pour l’édification d’une forteresse. Les travaux commencèrent en 1830.
Le dimanche 28 mai, l'amiral demande au captain Sulivan de se rendre dans les îles Ȧland pour y reconnaître les chenaux permettant d'accéder à Bomarsund, sonder les eaux environnantes, examiner le fort en s'y approchant au plus près mais pas trop tout de même pour éviter les canonnières. A bord de son petit
Lightning, Sulivan fait lever l'ancre. En route, le
Lightning croise trois grosses barques filant vers l'est, vers Hanko ou Ekenäs, avec 6 ou 7 hommes à bord, chargées de provisions. Sans doute aurais-je dû les intercepter, dit Sulivan, mais je n'avais pas le cœur à ça. Peut-être d'ailleurs que ces bateaux étaient tout ce que ces gens possédaient. Je les ai laissé filer.
Le capitaine Sulivan commence son travail de sondage. Il finit par trouver un chenal pour pénétrer dans la baie. Il y a là des centaines d'îles et il aimerait bien savoir si certaines sont occupées par de soldats Russes et munies de défenses. Pour cela il faudrait s'informer auprès
des indigènes. Dès qu'il voit une barque, un canot, il se dirige vers lui mais les occupants font rames vers la côte et s'enfuient à toutes jambes. Sulivan laisse un peu d'argent dans l'une des embarcations pour montrer aux habitants qu'il ne leur veut pas de mal. Plus loin, apercevant un village (Degerby), il met trois canot à l'eau et fait route terre. Agitant un mouchoir blanc, il s'approche de la jetée. Aussitôt, dans le village, hommes, femmes, enfants, s'enfuient à toutes jambes dans toutes les directions. Un vieil homme, trop faible pour courir, est resté sur place. Ne voyant pas de soldats dans les alentours, les marins débarquent. Sulivan, avec son interprète, un lieutenant suédois, s'entretient avec le vieil homme. Du coup quelques hommes s'approchent. Voyant que les Anglais ne font aucun mal à ceux qui sont là, les autres villageois reviennent. Le capitaine de vaisseau assure qu'il ne sera fait aucun mal à qui que se soit. Un homme l'invite dans un grand bâtiment. Il apparaît qu'il s'agit du bureau des douanes russes, et que son interlocuteur en est le receveur, un fonctionnaire du gouvernement russe. Sulivan devrait s'en saisir, voire détruire le poste de douanes, mais là encore, il se montre diplomate. Je voulais pas, dira-t-il plus tard, faire quelque chose qui laisserait à penser que je n'avais pas tenu parole. Des femmes apportent des paniers d'œufs. Sulivan achète 200 œufs qu'il paie un demi penny pièce. Après deux heures passées dans l'île, il est copain avec tout le monde et demande de faire savoir dans l'archipel que lui et ses amis ne sont pas venus ici pour agresser les habitants des îles. Son message est bien compris. A chaque visite sur les îles, il revient avec des provisions, du lait, des œufs, des agneaux. Des gens qui ont travaillé à la construction de la forteresse lui décrivent son intérieur et lui apprenne que la garnison et forte de 2200 hommes environ.
Sulivan continue son travail de cartographie des fonds, visitant les chenaux où parfois la quille du
Lightning frottent sur le fond. Il débarque sur l'île de Mickelsoë d'où il peut observer à loisir le fort et les trois tours qui le flanquent.
Débarquant sur une île, les Britanniques voient tous les villageois se sauver à leur approche. L'interprète arrive à interpeler l'un d'eux et lui demande de ne pas fuir. Il apparaît que deux vapeurs sont venus jusque là. En fait il s'agit du
Valorous et du
Vulture. (vous avez reconnu ceux qui se sont tristement déjà distingués dans le golfe de Bothnie). Le Captain Buckle du
Valorous voulant s'approcher de Bomarsund avait renoncer en raison des chenaux étriqués. Il avait aperçu non loin de là, des mâts dépassant d'une île. Bien que navigant avec précaution, il avait heurté le fond. Il avait alors mouillé, en compagnie du
Vulture. Les navires avaient envoyé leurs chaloupes à terre. Les marins avaient découvert sept schooners dont deux, semble-t-il, gréés en canonnière. Ceux là ont été saisis, les autres brûlés, sauf un qui, selon Buckle semblait appartenir aux gens de l'île.
Dans une anse, Sulivan découvre de petits bateaux côtiers que les îliens ont coulé eux-mêmes pour empêcher qu'ils tombent entre les mains des Anglais. Un joli schooner est encore à flot. C'est le rescapé de la flottille. Le captain se rend compte que ces petits bateaux constituent l'essentiel du bien de ces pauvres gens. Il leur assure qu'aucun mal ne leur sera fait et que personne ne touchera aux bateaux, même s'il pense que ce schooner ferait une belle prise. Il serait par ailleurs cruel de le brûler, d'autant que les indigènes de ces îles sont bien plus proches des Suédois que des Russes qu'ils ne portent pas particulièrement dans leur cœur. Sulivan arrive à convaincre deux pêcheurs de lui servir de guide. Ils lui font découvrir des chenaux très étroits mais qui se révèlent suffisamment profonds pour le passage des navires. Désormais Sulivan est connu comme le loup blanc dans les îles, et partout, il reçoit bon accueil.
L'hydrographe achève son travail de sondage (un travail remarquable) et après avoir découvert un dernier chenal accessible aux gros bâtiments, il fait, le 9 juin, route pour se joindre au reste de la flotte. Il dit dans son rapport à l'amiral : "
je crois, Sir, que vous approuverez mon action de ne pas détruire les bateaux côtiers qui sont la propriété des îliens et d'avoir assuré ces derniers que nous ne les considérerons pas comme des ennemis tant qu'ils ne porteront pas les armes contre nous". Et il conclue : "
l'opinion que je me suis faite est qu'une attaque de la forteresse de Bomarsund par des navires ne pourrait se faire qu'au prix de grosses pertes et le risque est trop grand pour en garantir le succès sans l'appui de troupes terrestres suffisantes qui devraient d'abord se lancer à l'assaut des tours".Le capitaine de vaisseau Sulivan, commandant du
Lightning, n'était pas, jusqu'alors, dans les "petits papiers" de l'amiral. Il se plaint d'ailleurs dans ses lettres à ses amis de la froideur du chef à son égard. Désormais, l'amiral Napier l'invitera souvent à sa table et prendra son avis sur une route à prendre .
Au début du mois de juin, l’amiral Napier reçoit l’ordre de l’Amirauté d’attendre, avant d’entreprendre d’autres opérations, l’arrivée des Français afin que ceux-ci prennent leur part de responsabilité dans les évènements de la Baltique.
Les Anglais se retirent dans la baie de Barösund, à mi-chemin entre la pointe de Hanko et Porkala.
(d’après les mémoires de l’amiral Sulivan)