Ces pauvres filles, elles, n'ont vraiment pas grand chose pour inspirer l'amour.
Personnellement, je décline.
De toute façon, je n'ai pas les moyens (financiers).
Le lendemain, départ.
Devant nous, l'Océan Indien et son immensité.
Nous traversons un essaim de méduses gigantesques, certaines de plus de deux mètres de diamètre se font proprement couper en deux par les hélices.
Après plusieurs jours de mer, nous rattrapons un boutre avec équipage indien, dont la propulsion est assurée uniquement par la voile.
La faible brise suffit à peine à le faire avancer.
Ses marins alanguis sur le pont ont l'éternité devant eux.
La nuit venue, on contemple les étoiles, déjà différentes du ciel de l'Europe.
Dans la nuit chaude, on devise à plusieurs sur le pont.
Merveilleuse jeunesse !
L'avenir s'offre à nous.
On en parle indéfiniment.
Pour chacun de nous, il sera radieux.
Chacun avec ses idées bien arrêtées sur les femmes, sur la société, décrit l'existence idyllique qu'il entend se créer.
Il épousera une femme belle, intelligente, fidèle, vierge évidemment, qui lui donnera de beaux enfants sains, intelligents.
La situation sociale sera en rapport, peu importe le chemin à parcourir et la façon dont on y parviendra.
Une certitude ne se discute pas.
La mer, toujours la mer.
Le bateau se traîne à dix nœuds.
Appuyés au bastingage, à la proue, c'est l'avenir qui est devant nous, l'espoir, l'inconnu.
Le sillage à l'arrière, c'est tout ce que nous laissons, nous contemplons notre court passé avec déjà des regrets, des espérances déçues.
La descente vers l'équateur se poursuit..
Beau temps, mer infiniment bleue, chaudes nuits étoilées.
De jour en jour, insensiblement, les pendules marquent l'avance vers le soleil.
Et puis, Colombo, grand port de l'île de Ceylan.
Le bateau mouille en plein milieu.
Ici aussi, une nuée d'embarcations nous entourent, la marchandise proposée étant l"ananas.
Je déguste ce fruit pour la première fois, comme tous mes camarades.
Son goût et son parfum enchantent nos palais au point que nous en faisons une véritable orgie.
Du bateau, nous observons le changement radical de la végétation.
Elle est luxuriante, les cocotiers bordent les plages, nous sommes baignés dans la moiteur du climat tropical.
Cette chaleur humide ne nous quittera plus et atteindra son point culminant pendant la saison des pluies en Indochine.
Nous n'irons pas à terre cette fois à Colombo.
Encore plusieurs jours de mer et nous longeons les côtes du détroit de Malacca, mouillons devant Singapour.
Ici aussi, escale courte, pas de sortie à terre.

A tribord comme à bâbord ; défilent interminablement les palétuviers, les palmiers d'eau, paysage caractéristique de tout le delta du Mékong.
C'est ici la boue, l'humidité, le foisonnement des plantes et arbres tropicaux qui font de la Cochinchine un jardin luxuriant.
Nous baignerons désormais constamment dans cette chape de chaleur moite si éprouvante pour l'organisme.
Ce delta est si vaste, si bas, que l'effet des marées se ressent jusqu'à plus de trois cents kilomètres à l'intérieur des terres.
Au terme de son long voyage, le bateau se range doucement le long du quai.
Du haut du pont, je contemple ce grouillement humain si spécifique à l'Asie.
Envoûtante Asie aux mille visages, ses parfums, ses odeurs, ses bruits ses calmes.
D'emblée, je suis sous le charme, instantanément.
Je suis comme bien d'autres, déjà pris, prisonnier de ce mal jaune qui me rongera plus ou moins, ma vie durant.
A terre et sur l'eau, l'animation est incroyable.
Sampans et jonques se côtoient, se croisent, se remplissent, se vident.
Des chaînes de coolies, un énorme sac sur le dos, font le va-et-vient entre quai et jonques, en équilibre sur une planche de bois de quinze centimètres de large.
Les tramways d'eau motorisés fendent l'eau limoneuse, rapides, bruyants, remplis à ras-bord de leur chargement humain.
Plusieurs cargos sont à quai, rivalisant dans la symphonie des treuils à vapeur et du grincement des mâtereaux.
Au delà des quais, la Saïgon coloniale apparaît comme une ville propre, coquette, aux larges avenues bien tracées, bordées de flamboyants écarlates, aux immeubles imposants.
C'est bien la "Perle de l'Extrême-Orient" décrite dans les ouvrages que j'ai dévorés, cette perle que nous envient nos alliés anglais et américains.

On est en pleine saison des pluies.
La pluie tropicale lourde, dense, se met à tomber sans interrompre l'activité du port...
La chaleur du sol est telle que l'agitation se poursuit dans un bain de vapeur.
Des véhicules pilotés par des marins nous attendent au bas de la coupée.
Ces marins sont habillés en kaki.
Le "bachi" est le seul élément marin de leur uniforme, chemise et pantalon relèvent de la tenue de l'armée de terre.
Il y a en Indochine deux sortes de marine , si l'on peut dire : la marine "blanche" et la marine "kaki", ces couleurs faisant référence à la tenue.
La marine blanche est celle des bateaux de mer, grosses unités dont le rôle est d'assurer la surveillance et le blocus des côtes.
Ces marins-là ne verront la guerre que de loin.
Les autres, les kaki auxquels j'ai été affecté, auront des missions beaucoup plus terrestres.
Ils constituent en fait un corps de fusiliers-marins destinés aux opérations fluviales.
C'est la flottille amphibie qui, comme son nom l'indique, opère aussi bien sur l'eau que sur terre.
Les immenses deltas, du Mékong au Sud, du Fleuve Rouge au Nord, forment un réseau serré de rivières, canaux, arroyos, rachs, etc... dont la largeur peut varier de un ou deux mètres jusqu'à plusieurs kilomètres, réseau pénétrant profondément à l'intérieur des terres.
Les outils des fusiliers-marins sont essentiellement des barges de débarquement américaines à fond plat rachetées après les opérations du Pacifique contre les Japonais, augmentées de quelques anciens remorqueurs fluviaux ou jonques armées de bric et de broc pour la circonstance.

A plus, les amis.