Et puis, un beau jour, l'ordre arrive.
Direction Saïgon.
Notre dinassaut va être relevée.
Nos ennuis sont finis.
Mais ce n'est pas le moment de s'extérioriser, le pacha reste aussi rigide, comme va le montrer le dernier incident qui le mettra aux prises avec... un de ses officiers.
L'enseigne Boulanger est sur la passerelle aux côtés de X...
Le bateau vient d'appareiller et fait route vers Saïgon.
X... à Boulanger :
- Pourquoi n'avez-vous balancé qu'un moteur ?
- Parce que les mécaniciens n'ont pas terminé une réparation sur le second.
- J'avais commandé : balancez les machines.
Vous ne m'avez pas rendu compte.
Mettez-vous aux arrêts dans votre cabine.
Comme nous tous, dans quelques heures, Boulanger ne sera plus sous la férule de X...
Mais ces quelques heures, c'est encore trop pour lui.
Excédé, complètement à bout, il se met au garde-à-vous et lance :
- Commandant, je vous remets ma démission.
- Cela n'a rien à voir, mettez-vous aux arrêts.
Cet incident, alors que nos souffrances touchent à leur fin, en dit long sur le ras-le-bol de tout l'équipage, officiers compris.
Le bateau remonte le Nha-Bé, longe les quais du port de Saïgon, passe devant les grosses unités de la marine blanche, le porte-avion Arromanches, les croiseurs...? les contre-torpilleurs...? qui lui rendent les honneurs...
Nous avons fière allure de baroudeurs avec notre trou dans l'étrave, nos impacts de projectiles, nos peintures défraîchies.
Maintenant, nous accostons à l'arsenal.
Sitôt arrivé, l'équipage apprend avec joie qu'il va passer un temps de repos au Cap St-Jacques, la station balnéaire sur la mer, non loin de Saïgon.
L'amiral dans son infinie sagesse, a décidé que les équipages de la dinassaut 6 avaient bien mérité de la patrie.
Tous se posent la question. X... aura-t-il le culot, maintenant qu'il n'en a plus besoin, d'envoyer le chef radio en prison? Non, c'est impensable!
Le bidel arrive sur le pont, s'arrête devant moi. Il est gêné, presque honteux :
- Prends ton sac, le pacha t'envoie à la prison de l'arsenal.
X... aura été salaud jusqu'au bout.
C'est dans la prison de l'arsenal, à bord d'un LST désaffecté que je vais passer trente jours de "repos".
J'ai perdu onze kilos, j'ai une bonne bronchite, je peux à peine parler.
Mais la dinassaut va éclater, je vais changer d'affectation, et jamais je ne reverrai de fou comme X...
Il peut paraître étonnant que tout un équipage, officiers compris, ait pu supporter une telle cruauté sans réaction, sans recours.
Il faut savoir que la marine des années 40/50 n'était pas loin, sur le plan hiérarchique de la marine de Colbert.
L'officier, pour l'homme d'équipage, le commandant surtout, était un personnage intouchable avec quasiment les pouvoirs d'un demi-dieu.
La suite a toutefois prouvé que les exagérations de X... avaient été dénoncées, probablement par les officiers du bord, suite à l'incident Boulanger.
Malheureusement, il avait fait beaucoup de mal et nul n'est revenu sur les punitions injustifiées.
La prison de l'arsenal est aménagée à bord d'un vieil LST désarmé dans la coque duquel on a découpé un rectangle pour y fixer des barreaux.
Régime acceptable, bien moins dur que celui du 101.
Les trente jours passés, (je ne suis pas certain d'avoir accompli toute la durée de la peine) je suis affecté au LCI 263 qui doit prendre le commandement de la dinassaut 1 au Tonkin.
Le LCI est en carénage et les soirées à Saïgon se succèdent.
De notoriété de matelot, les plus jolies filles de Saïgon reçoivent dans le quartier de ...?
Nous irons donc dans ce quartier où les plus grandes félicités sont promises.
C'est vrai, le quartier regorge de belles filles peu farouches.
Seulement, il se trouve que ce quartier, considéré comme dangereux par les autorités militaires, est réservé, autrement dit interdit à la troupe.
Descendu récemment de mon secteur (autrement plus dangereux) j'ignore tout de cette disposition, et c'est un gendarme patelin qui vient me la rappeler sur place, ce qui me vaut à nouveau huit jours de cabane que je n'exécuterai pas, car tous les officiers ne sont pas de l'acabit de X... et la France a besoin de moi au Tonkin.
La punition sera tout de même inscrite sur le livret, comme il se doit.
Trente plus huit égale trente-huit.
Pour l'avancement, on verra plus tard.