A présent je vais balancer ma version ... c'est beaucoup plus long, même très long .... avant d’arriver au même résultat qui est le départ vers l’Angleterre
Alger février 1945 - À l’arrivée, nous ne sortons pas du port, nous passons quelques jours à l’Unité Marine d’Alger, logés dans des locaux d’un ancien club nautique réquisitionné, le Rowing Club d’Alger, mais il a perdu son confort de club civil et nous dormons dans des hamacs en fibres de coco, rêches et piquants comme des paillassons, et de plus décorés de punaises, qu’il faudra écraser avec nos chaussures avant de pouvoir dormir tranquilles. Dans le port, les mâts de charge des cargos travaillent jour et nuit ; ces navires sont presque tous américains ou anglais. Je découvre le temps d’un soir, la rue d’Isly et Bab-El-Oued et les murs de la Casbah de Pépé le Moko, couverts d’inscriptions « Out of limits » badigeonnés à leur arrivée par les Anglo-Saxons pour éviter les disparitions de personnel. La casbah est un vrai labyrinthe où l’on peut paraît-il se dissoudre sans laisser de traces. Dès qu’on pénètre dans le quartier de Bab-El-Oued, on est plongé dans une foule grouillante, bruyante et bigarrée ou les passants s’interpellent à tout va en arabe et en français. Dans la tiédeur du soir, des odeurs de brochettes et de beignets vous incitent à goûter ces choses nouvelles : je goûte au Moscatel, un apéritif parfumé et douceâtre.
Le lendemain, nous prenons le train à la gare principale de l’Agha, en direction d’Oran. C’est dans un train de marchandises tiré par des locomotives à vapeur que quatre wagons nous ont été réservés. Nous sommes à dix par wagon, des petits matelas et des couvertures nous sont fournis, et après avoir mis nos sacs et nos valises, qui contiennent toujours nos vêtements civils, nous embarquons. Comme ceux de la S.N.C.F., les wagons portent l’inscription bien connue, Hommes 40, Chevaux en long 8, ce qui donne une idée du confort oriental qui nous attend pour le voyage : laplupart du temps, nous regarderons défiler le paysage assis, jambes pendantes par les ouvertures du wagon.
La découverte de l’Algérie commence. Le voyage est ponctué par de nombreux arrêts dans les gares et en rase campagne ; arrêts parfois de longue durée, au cours desquels nous nous ravitaillons en eau. Sur les quais, des Arabes en djellaba, souvent munis de bâtons, nous vendent du pain, des beignets, des pastèques et des cigarettes américaines. Les transactions sont parfois délicates, et comme ils courent vite il ne faut pas se tromper. Souvent, quand nous repartons, les plus jeunes nous font des démonstrations de virilité en soulevant la djellaba ou le burnous pour nous montrer leurs attributs. Sur les routes on voit trottiner dans la poussière des ânes lourdement chargés avec en plus leur propriétaire sur le dos qui leur tape le ventre en cadence avec les jambes pour les faire avancer ; les femmes suivent à pied avec des ballots sur la tête.
Après Blida, Miliana, et Orléansville, nous arrivons à Saint-Denis-du-Sig, une ville de la région d’Oran, où nous apprenons que comme la place manque au C.F.M. d’Arzew, nous allons nous arrêter à la gare de Perrégaux pour gagner en car la B.A.N. de Thiersville, une base en gardiennage devenue pour un temps, une annexe. Situé dans la région de Mascara, pays des vignes et des orangers, le terrain de Thiersville est sec et désertique. Nous y restons une quinzaine de jours, pendant lesquels nous apprenons à marcher au pas. Le midi, sous le soleil en colonne par deux pour aller de la chambrée au réfectoire en chantant d’un air martial « Le chant des Africains » et « Nini peau de chien à la Bastille ». Le rouge de Mascara chauffe les têtes ...
À la fin du séjour, nous repartons, non pas pour rejoindre le C.F.M. d’Arzew, ce serait trop beau, mais comme il est encore saturé, pour le Maroc ! Nous gagnons de nouveau la gare de Perrégaux en camion et prenons place dans d’autres wagons en direction de Sidi-Bel-Abbès où nous allons passer la nuit. Cet arrêt nous permet de découvrir la caserne de la Légion étrangère, où dès l’arrivée, nous passons sous la douche avant d’être copieusement saupoudrés d’un mélange de talc et de DDT. Cette opération est nommée l’épouillage, personne ne peut s’y soustraire, pendant que nos bagages passent dans l’étuve à vapeur. Ces expériences nouvelles commencent à devenir exotiques et dégourdissent le marin blanc bec que je suis.
La caserne de la Légion est parfaitement bien tenue. Les trottoirs et troncs des arbres blanchis à la chaux et les hommes en tenue de jour sont impeccables ; le soir nous allons faire le salut aux couleurs avec clairon et tambour. Le lendemain, nous remontons dans nos confortables wagons, et après avoir passé la frontière à Oujda, entrons dans le paysage montagneux marocain : Taza, Guercif, Taourirt, Fès, Meknès, Rabat. Au bout de deux jours, nous arrivons dans la plaine de Fédala et gagnons la Base de Transit de Casablanca.
La base est située dans le port, dans l’enceinte de l’ancienne station de ballons captifs de la Marine. Dans le petit hangar, pas de ballon mais un monceau de matériel américain gardé par des marins américains. Nous découvrons le centre de Casablanca, la place de France et le célèbre boulevard du 4e Zouaves. De grosses voitures américaines circulent de partout. Deux jours après, nouveau départ, cette fois en groupes séparés, pour les bases de Port-Lyautey, d’Agadir et de Khouribga. Les listes sont évidemment par ordre alphabétique et comme avec la lettre L je suis au milieu, je tombe dans le groupe d’Agadir. Nous partons le soir vers la B.A.N. Agadir par la route côtière, passant par Mazagan, Safi, Mogador et par le toboggan, une portion en lacets particulièrement accidentée. Après une nuit complète et une demi-journée passée en car poussif, nous arrivons dans le secteur français de la B.A.N., les Américains occupant la plus grande partie du terrain. Après quelques jours, avec deux autres compagnons on nous transfère à Khouribga, car nous n’étions pas prévus dans l’effectif en subsistance : par suite d’un cafouillage dans la liste ! Cette fois, nous partons en camion par le col du Tizi n’Test et Marrakech, encore deux jours à manger de la poussière. À Agadir, nous avons seulement eu le temps d’entrevoir des hydravions amphibies et des bimoteurs blancs américains atterrir ou décoller du terrain, les hydravions sont paraît-il, des Catalina.
La base de Khouribga est située au sud de Casablanca sur la voie ferrée électrifiée de Oued-Zem créée pour l’Office des phosphates marocains, l’O.C.P. Elle se prépare à devenir une école de pilotage, un biplan Stampe et un Caudron Goéland sont présents. Comme Thiersville, c’est aride et désertique, c’est le pays des vipères, des tarentules et des scorpions ; il faut se méfier quand on déroule le hamac. Les anciens parlent du coin comme le « plateau de la soif » La nuit on entend parfois les hurlements des chiens kabyles, nommés aussi « chiens jaunes » ; ils courent en bande, efflanqués et la plupart du temps affamés. Le seul avantage de cette base est que des prisonniers italiens font les corvées à notre place. Ils font les pluches et la cuisine et nous servent à table. Plus âgés que nous et très débrouillards, ils fabriquent des briquets avec de l’alu récupéré sur des morceaux de carlingues du parc à ferrailles. Le fait d’être prisonniers ne semble pas les démoraliser ; le soir, ils s’attablent entre eux à la fraîche et on les entend pousser la canzonetta.
Le samedi soir, nous allions souvent au village de Khouribga à pied à travers champs. Nous pouvions en effet danser et boire un pot au cercle de l’O.C.P. (Office Chérifien des Phosphates) où beaucoup de familles européennes travaillaient. Le plus difficile était de nouer connaissance avec les filles qui étaient étroitement surveillées par les pieds noirs du coin ; quelques bagarres éclataient parfois.
C’est à la base de Khouribga que le 8 mai 1945 nous apprenons la victoire sur l’Allemagne. Nous avons droit à un repas amélioré, avec du vin marocain en bouteille d’au moins 14 degrés, et le soir, permission nocturne à Khouribga où toute la petite ville est en liesse ; certains ne rentreront qu’au matin.*
Après la reddition japonaise du mois d’août 1945, une question se pose, : partirons-nous en Angleterre ou pas ? Nous n’attendons pas longtemps pour le savoir et quelques jours plus tard nous reprenons la direction d’Arzew où nous sommes casernés au fort de La Pointe, situé près de la jetée nord. Là, des instructeurs pète-sec nous font faire du maniement d’arme et du matelotage pour nous occuper en attendant le départ, ce dont nous n’avions plus l’habitude. Ce petit séjour n’est pas totalement négatif car par chance, un radio-volant, le second maître Simon Bizien est chargé de nous apprendre le Morse. Optique avec un projecteur à volets, et auditif avec un signal sonore découpé en points et traits. Lors des premières séances de lecture au son, j’ai bien cru que je ne parviendrais jamais à décrypter le Morse audio. La différence entre le Morse optique, pour lequel on voit et on sépare les signaux lumineux longs des courts (les traits et les points) et le Morse audio pour lequel on entend le son de chaque caractère (dih pour le point et dah pour le trait) n’est pour certains pas très évident. Les premiers jours, je n’entendais qu’une suite de sons, sans distinguer les dih des dah ; ces notions élémentaires nous seront bien utiles par la suite.
Ce n’est qu’au début juillet que ceux de notre groupe commencent à prendre le chemin du Royaume Uni ; les uns par bateau, les autres par avion militaire. Je partirai dans les derniers, fin août. Pendant que nous parcourions l’Algérie et le Maroc, d’autres nouveaux engagés avaient déjà pris des chemins plus courts et étaient déjà dans les écoles britanniques, comme mes camarades Max Bayol et Maurice Grand. C’est au Fort de la Pointe d’Arzew que je fis connaissance de Jean-Paul Patillaud, candidat radio comme moi, un grand gaillard qui n’avait pas réussi à être accepté comme candidat pilote pour de l’asthme, ce qu’il surmontera par la suite en devenant pilote à Avord. Il fut ensuite qualifié sur multimoteur à Agadir et fit une belle carrière en Indochine et à l’E.R.C. Après avoir quitté la Marine, il fut parmi les premiers à mettre en oeuvre les Catalina bombardiers d’eau de la Sécurité civile.
Après ces mois de pérégrinations diverses et inutiles, mis à part la découverte du pittoresque de l’AFN, nous partons d’Alger-Maison Blanche sur un C-47 Dakota britannique à destination de la R.A.F. de Lyneham située dans le sud de l’Angleterre. Quelques heures de vol pendant lesquelles nous avons droit à notre premier repas anglais avec du thé, avant de toucher le sol tant espéré depuis notre engagement.