Le Montcalm
Quand je suis arrivé aux Arpètes, en 71, il y avait un grand bateau de guerre en stationnement au bout de notre petite rade.
Quand on partait à pied, à Saint-Mandrier, sa longue carcasse se réfléchissait dans l’eau et l’épave allongée nous semblait deux fois plus grande.
Austère, peut-être paternel, il nous surveillait le long de notre démarche baladeuse ; mon regard était toujours attiré par sa masse imposante.
C’est comme s’il voulait nous aspirer, s’armer de nous autres, jeunes apprentis marins, pour reconquérir la mer et les terres idylliques.
Quand je détournais les yeux, faussement occupé à une autre curiosité, il savait me ramener à son intérêt avec des cris de mouettes perchées dans ses superstructures.
Il forçait le respect, ce mastodonte.
Il était mort, vidé de toute substance, abandonné, inutile, délabré, mais quelque chose palpitait encore en lui : c’est mon cœur qui battait un peu plus vite…
Silencieux mais rempli de marins fantômes, nul cordage ne tremblait, nul pavillon ne frémissait, nul filin ne se balançait.
Sa gloire se décatissait, sa fierté s’étiolait, ses faits de gloire ne trouvaient plus leur place dans la postérité du moment.
Comme un vieux chien tirant sur sa chaîne, il tendait mollement ses élingues aux aléas des vagues le caressant.
Parfois, un hublot éblouissait la mer, puis un autre, et encore un autre, comme si le bateau avait changé de cap mais ce n’était que le soleil plaisantin qui s’amusait, en jouant ses gammes de lumières frivoles dans ses grands yeux ronds et malheureux d’esseulé…
Pour s’arranger avec la Mémoire, bien sûr, notre Marine lui avait rendu les Honneurs !
En faste cérémonie élogieuse, on avait hissé dans sa mâture, les dernières couleurs !
Des amiraux hypocrites l’avaient salué pendant des effets émouvants de clairon complaisant !
Insidieusement, on l’avait pourtant rebaptisé d’un vulgaire numéro de coque, un de ces Q quelconques, comme s’il ne pesait plus que le poids de sa ferraille dans la balance des instances supérieures…
Tout au long de ma promenade flâneuse, ce bateau me semblait majestueux, invulnérable, rempli de mécaniciens chevronnés, de canonniers habiles, d’officiers bilieux de l’état de leur croiseur.
Je prêtais l’oreille, j’écarquillais les yeux ; je cherchais les clameurs de l’équipage, la fumée des cheminées, les trépidations des lignes d’arbres, les remous des hélices.
J’imaginais la vie qu’il devait avoir eu, toutes les tempêtes qu’il avait traversées, les marins accoudés au bastingage le long de son bord, ses escales les plus lointaines, ses tours de force pendant des batailles oubliées.
Et j’additionnais tous ces hublots inquisiteurs en stricte enfilade, et j’en perdais le compte, et je me promettais toujours de les observer encore.
J’espérais y apercevoir une tête curieuse, un petit salut amical du passé, une ombre furtive glissant de l’un à l’autre, comme si un commandement impérieux l’avait envoyé vers une tâche importante…
Invite au voyage ou immersion intemporelle, une porte étanche entrouverte augurait les ténèbres de sa coursive ; il devait s’en échapper des grincements de hamacs, des parfums de fleurs multicolores, de café brûlant, d’embruns exotiques, d’ordres péremptoires, de sueur et des rires aussi…
C’était triste, cette inoccupation désolante.
Masse inerte, il n’était que grisaille, rouille, opacité, noirceur.
Prise de guerre ou dégénérescence programmée, dépouillé, vandalisé, désavoué, désarmé, démantibulé, il était un paysage de puzzle détérioré ; certaines de ses pièces avaient été prélevées comme si une razzia monstrueuse s’était déchaînée sur ses ponts.
Fi des tourelles, des affûts, des hauts de cheminées, des embarcations de secours, des cabestans, des ancres.
Des souvenirs glorieux s’accrochaient encore à sa coque et seul le clapot battait la mesure de ses faits d’armes les plus remarquables…
Avec mes seize ans tout frais, je n’avais pas encore conscience de tout cela.
Pour moi, ce bateau, c’était une autre Marine, un autre Temps, une autre Histoire, un autre Livre.
Il occupait les petits poissons suçant les algues dansantes, les coquillages s’incrustaient contre sa coque comme des passagers clandestins d'un départ illusoire et c’était mes seules conclusions de jeune apprenti.
Pourtant, sans trop savoir pourquoi, cette épave flottante, ce brise-lames de fer et d’acier, me mettait mal à l’aise et je ne savais pas me l’expliquer…
Aujourd’hui plus qu’un autre, ce bateau fantôme me hante.
Il m’a fallu des dizaines d’années, des aventures insensées, des guerres sans victoire, des tempêtes corrosives, des accalmies utopiques, des compromis artificieux, des blessures sans guérison, pour m’apercevoir combien je lui ressemble.
De rapprochements en compréhension, d’expériences en certitudes, maintenant que la retraite a sonné, je suis ce vieux bateau attaché aux simples fils de la survivance.
Je vis ma dernière escale, le paysage est ce qu’il est, et les cris de mes petits-enfants sont des vaguelettes heureuses, contre ma ligne de flottaison.
L’Ennemie se rapproche ; massacrante, elle œuvre dans mon entourage, persécute et éclaircit outrageusement les rangs de mes amis ; je ne gagnerai pas ce combat, c’est perdu d’avance.
Partout, ses écueils sont découpants, ses hauts-fonds sont constants, ses mines sont captieuses, sa pluie est traversante, le silence est oppressant.
Aux hublots de mes yeux fatigués, j’ai plein d’histoires extraordinaires à raconter mais les plus jeunes qui m’écoutent poliment ont les leurs à écrire.
Nous aussi, nous sommes périmés, on va partir à la casse, on prépare nos épitaphes élogieuses.
La rouille a déjà attaqué mes articulations, je me prive de cambusard et je ne digère plus le pâté Hénaff, pour dire comme le mal est grand…
J’aurai fait mon temps, brillé de mille feux aux escales les plus mémorables, lancé des confettis provocants au Ciel pour qu’ils ne retombent jamais, dormi dans des bras de sirènes alanguies, soumis des chimères guerrières, peuplé ma descendance.
Entre deux prières, entre deux cierges, un rouge et un vert, je serai Q quelque chose dans la rubrique nécrologique.
Au Mont Calme, j’irai sous la terre comme mon bateau est parti sous la mer.
A cette heure de rédemption, ma vieille carcasse blanchie est remplie de cicatrices courageuses ; c’est le sel de la Vie, dit-on.
Dans mes yeux brillants, le ciel est constellé d’étoiles mais ce sont les confettis qui s’attardent.
J’ai des souvenirs en surface et quand ils débordent, ils se salivent aux commissures de mes lèvres et l’excédant se perle à mes paupières.
Alors, d’un revers de manche, je suis brise-larmes…