Un jour il avait été contacté par un ancien commandant de la marine impériale russe qui avait fuit Saint-Petersbourg en octobre 1917. Avec les années, des membres de sa famille, de sa communauté, sont décédés et ont été inhumés dans le cimetière orthodoxe d' Helsinki. En se rendant sur les tombes, il a constaté qu'il y avait là celle d'un marin français. Dans un esprit de solidarité corporative il a entretenu cette sépulture pendant des années. Dans ce cimetière saturé la moindre tombe délaissée était immédiatement réutilisée. Cet officier de marine russe a ainsi évité de façon certaine à notre compatriote de finir à la fosse commune. Mais cet homme, âgé, ne pouvant plus assurer l'entretien régulier de la sépulture, a contacté notre notre ex-second-maître, le sachant ancien de la marine française. Ce dernier, à son tour, a entretenu et fleurit la tombe du quartier-maître Kerdraon, à ses frais, pendant des années. Maintenant il voudrait bien passé le relais, voilà pourquoi il s'adresse au marin de l'ambassade. Kerdraon ? Un pays donc. Je ne peux rester indifférent à son sort. Allons donc voir cela de plus près. La tombe est entourée de chaînes accrochées à des bites en pierre placées dans chaque coin. Au milieu de la sépulture est planté une épée, le pommeau faisant croix, portant l'identité du défunt : Théophile Kerdraon, quartier-maître boulanger-coq à bord du torpilleur d'escadre l'Intrépide, décédé le 23 mai 1919, et une inscription : le Souvenir français. Qui est ce Kerdraon, que faisait-il ici en 1919 ? Nul ne le sait. Moi j'ai deux atouts pour le savoir, je suis de l'ambassade et ai accès facilement aux registres d'état-civil et je suis secrétaire dans la marine et ai la possibilité de trouver les raisons de la présence de ce torpilleur en Baltique.[page]
Tout d'abord, Théophile Kerdraon est né le 6 décembre 1899 à Lannilis (Finistère). Il était marié, avait un fils né en 1918. Il a été retrouvé , le 23 mai 1919, noyé dans le port d'Helsinki.
Pourquoi était-il là ? Un peu d'histoire : pendant la guerre les républiques dites « baltes » ainsi que la Finlande, ancien grand duché sous domination russe, avaient pris leur indépendance. Lénine après avoir repris les républiques baltes menaçait la Finlande. Or, l'Angleterre et la France avait été les premiers pays à reconnaître ce nouvel état. Voici le communiqué que m'avait fait parvenir la Marine :
Circonstances du décès du quartier-maître Kerdraon :
Le 26 avril 1919, un amiral Anglais apprit que les forces navales bolchéviques avaient fait leur apparition dans le golfe de Finlande. Cette présence soulevait les craintes des populations de Revel (aujourd'hui Tallin) et d'Helsinki. Il apparut nécessaire de rassurer ces populations, c'est pourquoi il a été décidé d'envoyer des bâtiments anglais et français dans le golfe. C'est à cette occasion que l'Intrépide et le Téméraire arrivèrent, le 16 mai 1919, à Helsinki ».
Pour faire court, cette tombe était devenue notre monument aux morts et chaque 11 novembre nous y déposions une gerbe. Lors de chaque cérémonie, les conjoints finlandais du personnel de l'ambassade me disaient qu'il y avait plein d'autres marins français enterrés dans les îles (la Finlande est bordée de milliers d'îles, tout comme il y a des milliers de lacs dans les terres) mais ne pouvaient me dire où, ni pourquoi ils étaient là. Mon obsession pendant mon séjour a été de retrouver ces tombes. Je les ai trouvées, plus de 600, datant de 1854 et 1855, donc liées à la guerre de Crimée. Ne me demandez pas de vous raconter çà, je vous en fait 200 pages ! Bon, j'ai fait un article pour Cols Bleus (n° 2049 du 30 septembre 1989) qui, illustrations (nombreuses) comprises, qui ne faisait que 6 pages. Mais depuis j'ai continué à creuser (avec Internet on entre dans les archives russes, suédoises, anglaises, françaises, dépôts privés) et j'ai de quoi faire un gros bouquin (que j'ai d'ailleurs fait pour moi). Cela s'est quand même terminé par un monument en leur mémoire. Mais j'étais parti.
Dernière édition par Roger Tanguy le Jeu 23 Avr 2015 - 22:27, édité 1 fois