POURQUOI ?
Pourquoi les combattants, ceux du C.E.F.E.O. et tant de marins, aviateurs, légionnaires, ont-ils été envoûtes par ce pays, l’Indochine ?
Un sujet qui mérite de s’y attarder.
Bien que de nombreux auteurs aient écrit sur ce thème, comme je l’ai fait dans des mémoires personnelles, ce sentiment me semblait tout naturel.
Il est vrai que cette période de guerre qui a duré près de trente années, autant par l’occupation japonaise, qu’avec le conflit colonial, puis un autre affrontement américano-vietnamien. Aujourd’hui une question se pose, non plus sur les motifs de conflits successifs, mais sur l’empreinte du pays et de son peuple sur les hommes qui y ont participé.
Les anciens du corps expéditionnaire, anciens prisonniers, marins, paras, marsouins, etc… se regroupent au sein d’associations, organisent des réunions au cours desquelles ils se remémorent telles périodes de leur vie là-bas, des bons et mauvais moments. Les hommes qui y ont participé ne tarissent pas d’évoquer les souvenirs qui ont marqué au fer rouge, leur corps et leur âme d’une façon indélébile Beaucoup veulent revoir le pays, y retrouver les lieux, les postes de brousse, les marchands de soupe de la rue, les cyclos, les rizières, les villages traversés et leurs habitants, la rue Catinat, les jeunes filles en « ao daï » de soie blanche avec leur démarche de princesses inaccessibles.
Et s’ils disent parfois ne pas vouloir y retourner, c’est par peur de la déception de ne plus trouver ce qu’ils ont connu : l’Indochine de leurs vingt ans…
Je n’ai pas connaissance d’un envoûtement aussi fort pour ceux du djebel pendant la guerre d’Algérie. Et pourtant, quelle n’était pas une attirance forte vers les déserts, les souks, les femmes voilées, pour des esprits aventureux en voyant les films d’avant 39, comme « Le roman d’un spahi », La Bandera », « l’Atlantide »
Mais cette colonie plus proche de la France, apportait des information, des photos, par une traversée d’a peine vingt quatre heures en bateau. De riches colons ou cadres venaient « aux eaux » à Vichy et laissaient une trace plus vivante et plus vraie de leur villes Alger, Oran, Constantine, que les rares touristes Indochinois, plus jaunes que l’annamite local et devant affronter trente jours de mer sur des paquebots minables.
Lorsque les événements d’Indochine sont parvenus à la connaissance de sa population, dans les années 44/45, la France ne savait rien ou très peu de notre colonie lointaine, la perle de l’orient, qu’une carte au tableau noir. Des noms de province apprises par cœur sur les bancs de la communale : Cochinchine, Laos, Tonkin, Cambodge, Annam . Au même titre que nos comptoirs de l’Inde, Pondichéry, Chandernagor, Karical et Mahé...Des films, comme « Forfaiture » montraient le colon, épave opiomane, le coolie-pousse obséquieux et sournois, servant des planteurs d’hévéas, de jolies annamites qui partageaient la couche et les plaisirs de nos fonctionnaires privilégiés.
Voici un portrait à peine déformé que nous diluaient les romanciers à l’eau de rose.
Sans télévision, sans les photos en couleurs des magasines et dépliants aguicheurs des tours opérateurs d’aujourd’hui, notre imagination était la seule image virtuelle de ce paradis. Et c’est peut-être justement la force de notre imagination qui a déclenché cette impression qui subsiste encore aujourd’hui chez tous ceux qui y sont allés, travailler ou combattre, sans esprit de haine.
A part quelques têtes brûlées sans foi ni loi, 95 % du corps expéditionnaire partait pour découvrir le relief d’une carte et mettre une image sur des noms. Car, comment haïr un peuple raffiné, inventif, besogneux, dont la culture remonte au fond des temps, que l’on côtoie à chaque instant, qui travaille avec nous, qui danse avec nous, qui prie dans nos églises, dont les enfants sont beaux et souriants, comme les femmes que nombreux ont fréquenté pour en faire leurs épouses plus tard. Et enfin, nous a aussi conquis par sa cuisine délicieuse.
Plus simplement, chacun de nous se rappelle les petits marchands de la rue, de soupes, de jus de canne à sucre, de gelée à la fleur d’oranger, servant leur production sur le trottoir. Lequel ne se souvient pas des longues soirées de palabres devant un « gnac soda », à la terrasse de « chez Jean » rue Catinat, ou sous le grand mat de la Pointe des Blagueurs .
Et puis, comment les soldats français qui ont la réputation d’être de magnifiques combattants, ne peuvent-ils être admiratifs et reconnaître le courage du « bö doï », d’intelligence tacticienne de ses chefs qui les ont vaincus dans la cuvette de Dien Bien Phu.
La guerre ? nous en parlons très peu. Ce n’est pas le sujet principal de nos conversations. Je me souviens avoir suscité involontairement des énervements, des jalousies peut être, lors de réunions entre amis ayant « fait l’Indo », lorsque nous ne tarissions pas de parler « du pays » devant nos épouses ou d’autres personnes. Et aujourd’hui, par discrétion, nous nous réunissons en privé pour évoquer des moments très forts vécus ensemble.
Que peut-on dire de plus pour avoir une réponse à ce « pourquoi » ? On aime ce pays, parce qu'on y a souffert certains jours d’avoir perdu un camarade, d’avoir eu peur un moment au milieu d’un arroyo bordé de palétuviers inquiétants, dû boire l’eau boueuse du fleuve quand sa gourde était vide, mais aussi parce qu’une petite fille vous avait offert une noix de coco, parce qu’un soir on avait pu sentir contre soi la chaleur du corps, pour une danse au « Grand monde » d’une jeune taxi girl en Aô daï.
La réponse est peut-être là tout simplement !
Le pays s’ouvre au tourisme et au monde, la démocratie s’installe peu à peu. Il faut reconnaître un paradis perdu. Année après année, le courage, la volonté, l’intelligence de ce peuple, ont réussi ce miracle à une vitesse vertigineuse, même s’il reste encore beaucoup à faire. Et j’y retournerai, parce que j’ai aussi été envoûte !
Didier VIDAL. Extrait de mes mémoires