Kéroman, décembre 1998, vingt-deux heures trente, noir total. Bravant l'interdit, je m'aventure dans les blocks KI, KII et KIII de la base sous-marine. J'ai décidé de laisser s'exprimer les peurs ancestrales du vide, m'envahir la solitude noire et glacée de l'endroit.
- Spoiler:
- Quoi de plus sinistre en effet que ce lieu déserté par les hommes depuis quelques mois ? Quoi de plus menaçant que ces alvéoles désormais vides, asséchées, immenses gouffres d'eaux noires dont on ne voit le fond, espaces tronqués auxquels semblent avoir été confisquées jusqu’aux limites. Bien que je connaisse ces trous béants pour les avoir maintes fois observés de jour, voilà qu'ils me paraissent bien plus gigantesques, bien plus profonds qu'ils ne le sont en réalité. Et l'eau qui coule au fond, n'est-elle pas à des kilomètres de moi ? Là n’est qu’un abîme où tout résonne, suinte et dégouline, une ombre invisible où transpire la mer. C'est plus fort que moi, je me penche en avant, faisant, peut être à tort, confiance aux chandeliers et aux filières déjà fragilisés par la rouille. Non ! Le bastingage tient bon ! Mais alors, une main géante et scélérate va-t-elle me pousser et me livrer à la bouche mortelle de cet invisible précipice ? Pas plus ! Au-dehors, nonobstant l'heure tardive, les cris rauques et stridents de dizaines de goélands s'élèvent toujours, réfléchis et amplifiés par les parois de l’immense cathédrale de béton. Clameur angoissante de ces fantomatiques volatiles dont je suppose les centaines d'yeux braqués sur moi. Bien plus que le silence, ces hurlements achèvent de faire monter la terreur et l'effroi. Chaque vacarme répond, comme en écho, aux battements de mon cœur. Ici, point n'est besoin de stéthoscope. Mes tempes battent la chamade…c'est l'oreille interne…boum…boum !
Sortir ! Vite !
Progressant à pas mesurés dans les longues et noires coursives, maintes fois je me retourne. Qui me suit ? D'autres galeries partent dans tous les sens. Où mènent-elles qui se refermeraient sur moi ? Me reviennent en mémoire les images terrifiantes de films d'épouvante. Je suis venu là pour me faire peur, c'est réussi ! On dirait le lieu avoir été construit pour ça. Garder son calme devient impératif. Je fais appel à mes souvenirs et projette sur l’écran de ma mémoire des images rassurantes. Je suis au Kernével…ici c’est Keroman, là où ont vécu, rit et pleuré des milliers de sous-mariniers…la Minerve, Ouessant, la Sirène…ici, demain, il fera jour ! Mais ici c'est maintenant, et maintenant, il fait nuit noire. Rien n'y fait et, à mon corps défendant, je me surprends à courir presque pour chercher ce qui est subitement devenu obsessionnel ; sortir ! Facile à dire ! Je sais ce qu'il faut faire. Un souffle imperceptible me caresse le visage. Il faut aller dans la direction d'où vient cet air frais. Je contrôle mon trouble et progresse lentement. Avançant à pas mesurés, parviennent à mes narines les odeurs miasmatiques du port de pêche tout proche. J’avance encore mollement jusqu’à l'encadrement de la lourde porte blindée dont les lueurs bleutées de la nuit dessinent les contours. Ca y est, le voilà enfin. Il est là, telle baleine échouée sur son berceau. A quelques mètres de moi, le kiosque du sous-marin Flore se détache à peine sur le ciel nocturne. Je me surprends à parler à voix haute. La vision du long cigare d’acier me rassure. Voir ce sous-marin est rassurant car il m'indique la sortie toute proche. Encore quelques pas, ça y est, je suis dehors ! Au-delà de l’anxiété et de la peur, ma décision est prise ; demain, je reviendrais.
Extrait (Mémoires d'une mouette / Décembre 1998).
Skagerrac.
Dernière édition par Charly le Jeu 26 Fév 2015 - 23:47, édité 1 fois (Raison : Mise en place du spoiler)