Le saviez-vous, en quittant Nemours pour poser nos pieds sur ce piton aride, chauffé à blanc par un soleil sans pitié, que nous allions construire un poste de nos propres mains, en pleine montagne avec une tour de guet, un mur d’enceinte, des créneaux.
Bien loin d’égaler, certes, nos grands architectes à l’origine du gothique flamboyant où même la robustesse des fortifications Vauban ou des casemates de la ligne Maginot, il faut reconnaître qu’il avait de la gueule.
Nous en étions fiers, sûrement par chauvinisme, mais aussi par la sueur versée.
La pacification implique une présence continuelle et un soutien à la population qui se traduit par une aide sociale, morale, alimentaire, médicale et également une protection de cette population avec la notion d’autodéfense.
C’est la raison pour laquelle, armés de marteaux piqueurs et d’explosifs, nous avions pour mission d’araser ce piton et de construire une base dans cette région qui n’avait pas vu de présence Française depuis une dizaine d’années.
Vue partielle du poste Requin, au fond : les cuisines, la tente des officiers, les douches, et au premier plan, la tente de la première section.
La légion étrangère entretenait jusqu’à présent une légende de bâtisseurs, Jaubert s’attaqua avec enthousiasme à la démystifier.
À tour de rôle, par sections, nous allions transformer ce piton en gruyère.
En 1956 le commando Jaubert, d'un coup de gueule << Huonesque >> a réinventé l'âge de la pierre, en effet le pain de T.N.T dans son enveloppe originelle ne se prête pas à ce genre d’exercice et il fallait donc le rendre pulvérulent avec un instrument contondant, une pierre ou un morceau de roc.
Trois exigences
• Une grande souplesse du poignet, car il s'agit d’explosif puissant.
• Le port du << chaddor >> pour éviter de respirer cette poussière à base de nitroglycérine.
• Boire du lait qui paraît - il est un antipoison notoire.
Le doute subsiste encore, car à l’époque un ministre avait imaginé écouler la surproduction laitière en obligeant le bidasse à ingurgiter du lait.
Heureusement, sous la IV ème république, les gouvernements étaient éphémères et le bon lait de nos bonnes vaches qui n’étaient point folles à l’époque fut transformé en beurre.
La poudre dans le gruyère, un détonateur, un bout de mèche lente, une explosion sourde, d’énormes blocs de rochers à casser; bien pourvus en masses, pelles, truelles, le poste est né et occupe une surface comparable à celle d’un terrain de foot.
Et puis c’est l’heure du baptême:
Nous sommes avant tout des marins, donc il fallait faire référence à la mer.
Des rigolos ont dû proposer:
Morue, Maquereau, peut-être la nostalgie de Chicago aux abords du quai « Cronstadt >> ou de la rue Tubano et pour les anciens, de Cholon.
Ces deux noms de poissons n’ont pas été retenus, le pacha a dû trancher : Imaginez fort morue, cela manque véritablement de sérieux.
Le terrible prédateur des mers du sud, le mangeur d’hommes qui d’après Furetière : les marins lui ont donné ce nom parce que son voisinage ne laisse aucune espèce de salut et équivaut pour le nageur un véritable << REQUIEM >>.
Le poste fut donc baptisé : REQUIN.
Ohé les muchachos, j’apporte le courrier, un tub des année 50 de Dario Moréno.
Qui se souvient de cet air entonné par Jaubert lorsque le Morane pointait son nez à l’horizon ?
Au premier passage par temps clair, la grosse libellule nous larguait le sac de courrier.
Et puis l’attente angoissante, l’appel de son nom, le soulagement ou la déception.
Des nouvelles du pays, d’un proche, d’une petite copine connue à la dernière perm; une lettre, plusieurs, il y avait des Don Juan admirés et jalousés.
Il y a ceux qui lisent et relisent religieusement, qui s’isolent loin des manifestations bruyantes, des propos osés ou grivois, de certains qui font partager leur joie ou leurs exploits.
Quelques photos circulent, les dernières conquêtes, puis sont rangées soigneusement, amoureusement dans le portefeuille, sur le coeur.
Quelques instants d’indicible joie, d’immense bonheur mais aussi de mélancolie au poste Requin, à quelques encablures de la mer et dominé par la masse imposante du Tadjéra.
La prochaine rotation dans huit jours, en souhaitant du beau temps, il n’y a rien de plus démoralisant que de savoir le coucou tourner au-dessus du piton noyé dans les nuages et malgré les fusées éclairantes, l’entendre s’éloigner, le bruit du moteur décroître et s’éteindre.
Il n’y aura pas de courrier aujourd’hui.
Les nuages montent à l’assaut, mais nous sommes bien protégés, un canon de 75 sans recul veille.
La vie un instant suspendue aux ailes de l’aéropostale, version 1956, reprend son cours habituel, l’activité essentielle étant les patrouilles, les opérations et les embuscades.
Cet intense effort physique provoquait bien évidemment chez des hommes jeunes, un appétit féroce.
La logistique assurée par Nemours nous arrivait par LCVP via Honaïne puis par convoi jusqu’à Requin.
La viande fraîche au départ prenait une couleur bistre et nous parvenait escortée par une myriade de mouches.
Qu’à cela ne tienne, il faut manger pour vivre et non vivre pour manger.
L’armée sert, accompagnant la viande, un légume de choix :
Pourquoi ? Pour des raisons de surproduction nationale, de conservation, de coût ?
Toujours est-il que le fayot au sens propre (et même au sens figuré) est omniprésent.
Il faut savoir que le pauvre bidasse tout au long de sa vie de soldat est agressé par le fayot qui provoque des effets dévastateurs sur son estomac, ses intestins et stimule désagréablement le sens olfactif des copains.
Mes amis, je sais que vous ne sentez pas encore le vent venir mais vous pressentez, car vous êtes très inspirés et intuitifs, par où il va venir.
Pour que cette histoire soit cohérente, il lui faut un fil conducteur et un détonateur, qui placé dans une charge de plastic fit sauter en pleine nuit le point d’eau situé à une centaine de mètres du poste alimentant conjointement ce dernier et un douar à proximité dont les habitants étaient soignés et les enfants scolarisés par nos soins.
Grande fut la colère du pacha qui, convaincu d’avoir pacifié la région, n’a pas accepté d’être nargué à domicile.
Des représailles s’ensuivirent, ponctuées par une série d’embuscades dans les environs immédiats du poste.
Les premières se passèrent le plus normalement du monde, quatre à six heures de veille sans la moindre trace de rebelles, la routine habituelle, quoi.
Mais, au simple soldat, il lui arrive de penser, penser que leur forfait accompli, les rebelles devaient être déjà loin et ne reviendraient pas de sitôt.
Tant et si bien que ce soir-là ce fut la dernière embuscade montée si près du poste Requin.
La goutte d’eau ou de bière, le ras-le-bol...
Nous étions tous tapis, qui derrière un rocher, qui derrière un fourré depuis quelques heures lorsque le phénomène fayot se manifesta.
C’est à ce moment précisément où les yeux du guetteur rougis par la fatigue, gonflés par le sommeil, n’arrivent plus à fixer la zone à surveiller et que des formes indistinctes se mettent à danser, où les membres engourdis par le froid et tétanisés par une position très inconfortable et définitivement acquise dès la mise en place de l’embuscade, que le coup de tonnerre éclata sous la forme d’un pet rageur produit par la lente décomposition organique et la mutation du fayot en gaz.
Il est certain que l’intention au départ n’était pas provocatrice et que le malheureux en pratiquant une poussée verticale ne pensait pas que le volume déplacé, en se référant au fameux principe d’Archimède, (non je ne le dirai pas, la contrepèterie est trop aisée), ferait autant de bruit.
Il faut savoir que, dans une embuscade, le silence est d’or et qu’il faut savoir écraser ces manifestations malodorantes.
Le moment de stupeur passé, si d’aucuns n’en croyaient ni leurs yeux ni leurs oreilles, il est certain que l’odeur traduisait irrésistiblement l’acte.
Ce qui caractérise les Commandos Marine, c’est une très grande complicité et cette nuit-là une solidarité unanime non concertée qui se traduisit par une facilité déconcertante à émettre des bruits incongrus à la demande.
À cette heure matinale ce fut donc une aubade, un concert de flatulences orchestré par le maître pétomane, Thomas dit TOTO et chacun en fonction de son anatomie et de ses capacités, joua son air.
Je n’oserai pas établir de parallèle entre le langage des fleurs et celui que nous évoquons, « nez en moins » et, nonobstant l’odeur, on peut discerner certains traits de caractères flagrants. Pour les érudits, je propose plutôt : les caractères de La Bruyère.
En résumé et pour compléter cette étude bien loin d’être exhaustive il y a l’art et la manière de flatuler.
En un mot comme en cent, les artistes côtoient les culs-terreux si je puis m’exprimer ainsi.
La diversité du pet est fonction de la région où le fayot a poussé, de la terre qui l’a nourri, de la qualité de l’espèce, des aromates qui l’accompagnent mais aussi et surtout de la puissance musculaire et de la virtuosité de l’émetteur.
On distingue donc :
Le noble sans bavure, le bref et sec, le mou, le long avec modulation de fréquence, celui en cascade, en rafale, le musical avec des dièses, le laborieux, le foireux, le mesquin, le furtif, l’élégant, le discret, le viril, le malade, le plaintif, le canaille, le bourru, le prout ma chère (pour mémoire).
Quelques rires fusent, timides tout d’abord, puis vient la délivrance, impossible de se retenir, le crescendo majeur, le fou rire à gorge déployée, la tempête de rire et ce rire tellement communicatif que même Huon dit La Hure a eu un sourire... jaune.
Et ne dites pas que vous ne vous souvenez plus, que la mémoire vous fait défaut, que vous êtes devenus amnésiques, séniles, vieux avant l’âge, déconnectés, moribonds...
Allons les amis chantons encore une fois en choeur :
La FRANCE est notre mère
C’est elle qui nous nourrit
Avec des pommes de terre
Et des fayots pourris.
Le Mans le 15:11:96