En 1972 à Lorient, un jour de décembre, forcément un beau jour, naît Tay. Presque immédiatement, le chiot est embarqué sur la Frégate type F67 D610 Tourville. Flambant neuf, le bâtiment avait été lancé et baptisé à peine quelque mois quelques mois plus tôt. Le jeune chien est soigné, nourri et bichonné par le maître d'hôtel du commandant. Tay commence donc à couler des jours heureux à bord, participant comme il peut aux travaux du bord c'est-à-dire en ne faisant rien du tout. Ah la belle vie ! A bord, Tay a tous les droits. Sacré veinard ! Comme de bien entendu, le bâtiment de surface fait ses essais à la mer et l'on procède à son armement, son vrai définitif armement. Quoi qu'il se passe, Tay est toujours là qui observe les manœuvres car enfin, que peut-il faire d'autre ? Rien, on l'a dit ! Reste que rien ne lui échappe, aucune opération, aucune phase des tests et manœuvres qui vont permettre au navire d'être définitivement admis au service actif. Il l'est effectivement deux ans plus tard. Puis vient le premier grand voyage, la première grande traversée. A nous les grands espaces ! Cap sur la pointe Est de l'Afrique. Pour rien au monde, Tay ne manquerait l'appareillage vers Djibouti, "djiboute", comme se plaisaient à dire les matelots du bord. Seulement voilà, c'est là, en terre africaine que le pauvre Tay va devoir affronter une bien dure expérience qui faillit le séparer de son cher équipage. Une épreuve dont les conclusions allaient pourtant être étonnantes, heureusement à l'avantage de la mascotte et, disons le sans ambages, rarissimes et exceptionnelles dans les annales de la Marine Nationale.
Voici donc comment la chose arriva.
Chaque fois qu'ils allaient à terre et pour sacrifier aux traditionnelles et très attendues réjouissances de bordées, les matelots du bord avaient pour habitude d'emmener Tay avec eux. De bien belles promenades pour le chien si un jour allait être bien différent des autres, allez savoir pourquoi. Au retour vers le bord, comme à son habitude, la joyeuse équipée se présenta à la grande porte de la Base Navale. Seulement voilà, la faction de garde postée à l'aubette refusa catégoriquement l'entrée du chien dans l'enceinte de la base.
"Comment ? Tay, un passager clandestin ? Vous voulez rire ?".
Car, considérant de haut l'animal, c'est exactement ce que les sentinelles prétendirent. Il était impossible de faire comprendre à la garde que Tay était du bord. Mieux, le chien en était la très officielle mascotte. De tergiversations en longs et interminables conciliabules, force fut à la faction policée d'admettre enfin que le chien faisait bien partie de l'équipage et que sa présence sur la frégate n'avait rien de clandestin.
L’événement était fâcheux. Dès son retour à bord, l'équipage tint conseil. C'était du sérieux. Comment faire pour que la chose ne se reproduise pas ? Puis vint la solution au problème, pas évidente certes mais quelle incroyable solution. Pour tout dire, une idée de génie ! Courant janvier, un matelot se pointa avec un appareil photographique et se mit en quête de photographier le brave animal. On imagine la scène.
"Pas bouger Tay ! Oh zut c'est encore flou ! J'en fais une autre ! Oh non, voilà qu'il tire la langue maintenant !".
Tant pis pour la langue, ouf, la photo est dans la boîte ! A peine quelques jours plus tard, le 22 janvier, Tay est appelée au bureau des mouvements et reçoit très officiellement sa propre carte d'identité militaire avec, en prime, sa photo. Tay, mascotte née le 28 décembre 1972 à Lorient, carte d'identité numéro 057200000. Juste au-dessus de la photo, dans la case signe particulier, on peut lire la mention "Chien". On n’alla évidemment pas jusqu’à lui faire signer le précieux document. Un joli coup de patte bien encrée eût pourtant été du plus bel effet non ? Précieuse, cette carte d'identité allait l’être à plus d’un titre. Désormais, la porte de l’Arsenal de la Marine s’ouvrait toute grande. Altière, Tay présentait son titre sous l’œil amusé mais avisé des gendarmes maritimes du poste de garde. L’anecdote, on s’en doute, fit rapidement le tour des pontons et des poste puis, on n’y pensa plus, l'affaire étant définitivement enfouie dans la mémoire collective mais qui maintenant participait de l’histoire maritime.
A bord de la frégate, ignorant les graves conséquences de l'incident auquel il venait d’échapper, Tay reprit vite ses habitudes. C’est ainsi qu’il allait comme il voulait, s’invitant sans gêne aucune d’un carré l’autre avant que d’être rattaché au carré des officiers mariniers. Mais c’est le plus souvent au carré du commandant que l’on retrouvait la petite mascotte. C’est que dam, pour y avoir été affectée lors de son embarquement, elle y avait maintenant ses habitudes. Dieu sait que la popote y était bonne ! Chaque jour qui passait, de l’appel du matin au levé des couleurs, du poste de lavage au poste de combat et du poste de travail jusqu’au dégagé, la petite mascotte traînait ses guêtres dans les coursives, les soutes, ponts et faux-ponts jusqu’à la passerelle du navire. A leur honte, force était à certains matelots du bord d’admettre que Tay connaissait chaque recoin du bâtiment bien mieux qu’eux. Ainsi, lorsque l’animal décidait de monter à la passerelle, il se postait ostensiblement au bas de l’échelle, attendant qu’une bonne âme veuille bien le monter dans ce lieu stratégique. A propos de pont, il va sans dire qu’il avait bien fallu organiser les pauses pipi et autres sorties plus consistantes de Tay.
Mais comment faire pour éviter ces débordements et dépôts impromptus lorsque l’on sait la propreté quasi maladive exigée à bord d’un navire de guerre ! Gare au Capitaine d’Armes ! La chose pourtant s’imposât d’elle-même. On remarqua que régulièrement, Tay affectionnait un endroit du bord dont il avait décidé de faire ses propres poulaines. C’est ainsi qu’il faisait invariablement ses besoins sur le pont, juste sous la rampe de lancement des missiles anti sous-marins située au centre du navire. Pour une fois, et pas seulement au service à la mer, le système d’armes Malafon avait trouvé sa véritable utilité.
A bord de la frégate Tourville, Tay coula des jours heureux. Lors d’une mission aux Antilles, il fit même son baptême de l’air en hélicoptère. De toutes les missions, il passera du Sénégal au Yémen, de l’Iran à Bahreïn, du Cercle Polaire Arctique à l’Equateur. Mythique Equateur qui vaudra au néophyte Tay de subir les traditionnelles affres d’un autre traditionnel baptême, celui du passage la ligne équatoriale. Un matin en effet, la cloche du bord retentit. "Trembleeeez néophyyytes !".
Appel général des néophytes sur le pont. Mille millions de mille sabords, quelle équipée ! C’est ainsi que comme les autres, Tay goûtera à la sainte farine avant d'être à son tour et sans ménagement plongé dans une piscine improvisée dont les eaux deviennent vite innommables, sous l’œil amusé, sévère mais juste de Neptune et Amphitrite sa pétasse.