SACO, tu me fends le cœur !
En 1973, le Dragueur Côtier remorqueur de sonars M736 Altaïr était en escale à Mayotte. Digne héritier de ses illustres prédécesseurs, Talambo était, à cette époque, la mascotte du bâtiment. Avant lui, Doudou, Job et Capitaine avaient fait les beaux jours du dragueur. Pendant l’escale de Mayotte, le navire accueillit à son bord quelques commandos de marine venus en subsistance. Avec leur très important matériel, les marins furent installés sur la plage arrière. Sur zone, leur mission consistait à contrôler la navigation dans les eaux territoriales afin de pallier les éventuels trafics, notamment celui d'armes, de munitions et autres produits illicites. L’un de ces commandos, allez savoir pourquoi, avait embarqué clandestinement un très inhabituel passager, découvert par hasard au cours de l’inspection d’un rondier.
Ce matelot raconte :
Une nuit, au cours d'une ronde improvisée entre la descente vers la machine et la cabine des O3 et O4, j'entendis un étrange bruit d'eau. A bord d’un navire, la moindre voie d’eau est toujours à considérer avec le sérieux qui s’impose. M’approchant en faisant le moins de bruit possible, je faisais de courtes haltes pour localiser d’où le bruit provenait. J’y parvins non sans mal car étrangement, le bruit d’eau en question cessait subitement puis reprenait de plus belle. Mes pas me conduisirent vers un sombre recoin du local où quelques fûts étaient entreposés. Certains de ces contenants étaient destinés à recevoir un moteur de hors-bord. Où mon imagination me jouait des tours, où c’est bien de l’un de ces fûts que provenait le bruit que j’entendais. Toujours l’oreille en radar, je m'approchais du fût et découvris que son couvercle était entr’ouvert. Pour en avoir le cœur net, je le retirais lentement. C’est alors qu’à ma grande surprise, j’aperçus une minuscule petite chose, un animal frêle et fragile qui se débattait dans une eau passablement graisseuse. Je reconnus un Maki. Comment était-il arrivé là et qui pouvait bien l'y avoir caché ? Que m’importait après tout ; l’important était de libérer l’animal de son obscure prison. Quoique méfiant et tremblant il se débattit peu, devinant sans doute que je ne lui voulais aucun mal. Délicatement, je le récupérais, le séchais et le glissais dans la profonde et large poche intérieure de ma vareuse. Je gagnais le PC Radio, local chaud et sec où il allait pouvoir se remettre de ses émotions. C’est du moins ce que je pensais car profitant d'une seconde de relâchement, mon passager clandestin s'échappa de ma poche et disparu dans les chemins de câbles du plafond. Plutôt que d’essayer de le rattraper, je laissais faire mon étrange compagnon. Je savais qu’il ne risquait rien car les câbles gainés ne présentaient aucun danger. Mais je soupçonnais l’animal de n’être pas seul à bord et d'avoir, peut-être, quelques amis cachés. Pour m’en assurer, je retournais derrière la descente machine et procédais à une minutieuse inspection de chaque fût. Ne trouvant rien ni personne, j’en conclus que le jeune Maki n’avait à bord aucun autre congénère. Sans conviction de la suite qu’aurait cet événement, je fis part de ma découverte à mes collègues matelots et quartiers maîtres. Je fus rassuré car ils lui firent bon accueil, convaincus cependant que c’était à moi m’occuper de lui. C’est ce que je fis. Après quelques jours d’une patiente approche et d’un apprivoisement mutuel, l’un et l’autre étions en confiance ; lui surtout ! Sans me demander mon avis, il s'installa, préférant à toute autre endroit les chemins de câbles du plafond. Au fil des jours, mon affection grandissait à l’endroit de ce petit être si fragile qui croisait ma route. Sans doute pour mieux se les approprier, les hommes ont la fâcheuse manie de nommer les êtres et les choses. Pour ne pas déroger à la règle, je décidais de baptiser Saco mon nouvel ami. Cet être vivant, j’en étais désormais totalement responsable. Je savais les lémuriens exclusivement fructivores. Commis de cuisine compatissant aidant, je faisais chaque jour quelques réserves et nourrissais Saco de fruits frais. Le jour, quoique ne dormant pas, il demeurait invisible. Amusé, je l’entendais courir dans les câbles et les tuyaux du poste. La nuit au contraire, même lorsque j’étais dans ma bannette, il sortait de sa cachette, sautait sur mes épaules et enroulait sa longue queue autour de mon cou. Il me faisait parfois quelques infidélités et quittait le poste pour aller, seul, visiter les autres installations du bord. Voilà pourquoi, un jour que je rentrais du travail, j’appelais Saco et le cherchais sans le trouver. Force me fut de constater qu’il avait disparut. Chaque jour qui passait, j’attendais vainement son retour mais il ne réapparaissait pas. Où donc était-il passé ? Je perdis toute trace de mon petit camarade. Alors que les mois passaient, j'ignorais que l'affaire du Maki n’allait pas en rester là. Une chose était sûre, il me manquait terriblement. Je dus débarquer de l'Altaïr pour participer à une vacation sur l’île de La Possession. Ma mission terminée et de retour à la Réunion, je profitais d’un jour de permission pour sortir seul et aller déjeuner au Port des Galets. Je fis halte dans un petit restaurant, une sorte de boui-boui, semblable à ceux que l'on connaît aux fronts de mer et autres bars interlopes des arrières ports. Gargotes peut-être mais que l'on ne s'y trompe pas car on y mange toujours admirablement. Je m'attablais sous un arbre et commandais mon repas, un sauté de veau et quelques fruits, le tout accompagné d’un verre d’eau et d’une bière. J’attendais d’être servi lorsque soudain, juste au-dessus de ma tête, un mouvement de branche attira mon attention. J’aperçu un Maki dont l’une des pattes était entravée par un long et solide lien fixé à la branche. Pour l’avoir longuement côtoyé, celui là me parut immédiatement familier. La patronne amena mon repas et je commençais à manger. Je vis alors l’animal s'approcher de la table, d'abord lentement puis avec de plus en plus d'assurance. Une idée folle me traversa alors l'esprit. Et si c'était lui ? L’œil interrogateur, le cœur battant j'appelais : Saco !?
L’animal dressa la tête, me fixa du regard et d'un bond, sauta sur la table au moment où je poussais le verre d'eau dans sa direction. Il ignora et mon geste, et mon verre. J’approchais alors lentement l'assiette de fruits en bout de table. Sans crainte cette fois, l'animal se saisit de plusieurs qu’il mangea rapidement. Ne boudant plus mon verre d’eau, il se désaltéra. Rassasié, il sauta sur mon épaule et enroula sa queue autour de mon cou. Cette fois j’en étais sûr, j'avais retrouvé mon Saco. Je lui prodiguais quelques caresses et lui parlais doucement. Au moment où elle nous vît, la patronne sortit du restaurant, appréciant peu de me voir être dérangé par l’animal pendant mon repas. S’excusant pour le dérangement, elle s’enquît de vouloir chasser Saco. N’y voyant aucun inconvénient, je l'interrompis et lui demandai plutôt comment l'animal était parvenu jusqu’à elle. Elle m'expliqua qu'il avait été amené par un gendarme qui l’avait dît venir d'un bateau. Un bateau mais lequel ? Lequel, car je soupçonnais Saco d’avoir déserté l’Altaïr ? Incapable de répondre à ma question elle biaisa, préférant dire que depuis qu'il était arrivé chez elle, l'animal était devenu agressif. Impossible car je connaissais Saco pour être doux et affectueux. Je préférais ne pas répondre à la tôlière et me prononcer sur les conditions indignes de sa détention. Toute révolte verbale inutile, je tentais de lui faire admettre que la privation de liberté rend forcément les êtres vivants agressifs et la captivité pervertit forcément les comportements. Je préférais lui raconter comment j’avais rencontré Saco et quelles étaient ses habitudes lorsqu'il était avec moi à bord de l'Altaïr. A bord et libre. Puis, ce fut un interminable silence gêné. Avais-je convaincu mon interlocutrice ? Profitant de cette muette parenthèse, elle jeta un regard attendri vers Saco, toujours occupé à se délecter de quelques fruits. C'est alors qu'elle fit une chose, une chose absolument impensable quelques minutes auparavant. Elle s'approcha de Saco, défit le lien qui lui ceignait la patte et lui rendît son autonomie, lui permettant d’aller et venir comme il voulait. Comme si le jeune lémurien avait compris, se laissa faire et quoique libéré de son asservissante attache, il ne chercha pas à s'enfuir.
Epilogue.
Durant tout mon séjour, j’ai fait de la gargote mon quartier général. J'y retrouvais mon Saco qui, fidèle à son habitude, sautait sur mon épaule et enroulait sa queue autour de mon cou. Magnanime, la patronne n’en tarissait pas de se féliciter du geste de clémence qu'elle avait eu à son égard. Il est vrai qu'il s'était métamorphosé. Gai compagnon, il avait retrouvé liberté et joie de vivre. Hélas pour lui, ma vie était ailleurs. N'étais-je pas marin ? A regret, il me fallait chaque fois le quitter pour reprendre la mer. A bord se trouvaient des commandos de marine, ceux que nous avions débarqués quelques mois plus tôt avec leur matériel. Un soir, alors que j’étais posté sur le passavant tribord pour admirer un coucher de soleil dont seul l’océan est capable de refléter la splendeur, j’entendis, bien malgré moi, une conversation entre deux de ces commandos. L’un disait à l’autre ignorer ce qu’était devenu un Maki qu’il avait clandestinement embarqué dans l’intention de le ramener en France. C’était donc lui ?! Plutôt que d’intervenir car j’avais la réponse à son interrogation, je préférais le laisser dans l’ignorance. Mais je savais. Je savais que quelque part, le fragile animal dont il s’inquiétait avait retrouvé son indépendance et sa liberté. Cette inestimable liberté qu’il n’aurait jamais dû perdre. Des années ont passé, j’ai quitté la marine et je suis maintenant à la retraite. Que dire sinon que loin de lui, je pense souvent à Saco. J'espère seulement que ce petit déraciné a coulé des jours heureux avec la patronne du restaurant. Je sais de l'espèce qu’elle est aujourd’hui protégée et que personne n’essayera plus de sortir ces animaux de leur milieu naturel. Je sais également à quel point ils sont attachants. Combien ils sont capables d’amitié envers ceux qui les aiment et les respectent. Lorsqu’il était à bord de l'Altaïr, je n’avais jamais considéré Saco autrement que comme un passager en exil. Né libre et sauvage, il était destiné à le rester. Pour côtoyer les hommes de près, il n'aurait probablement pas survécu s’il avait été relâché pour retourner à la vie sauvage. Ce restaurant où il avait élu domicile était une aubaine et l’assurance de sa longévité. Pour ce qui est des mascottes embarquées sur les bâtiments de la marine nationale, croiser dans les coursives des chiens ne me choquait pas plus que cela. Talambo par exemple, la mascotte de l’Altaïr qui avait échappé de justesse à des locaux qui voulaient le mettre à leur menu du jour. Sans doute l’une des raisons pour lesquelles j’étais très attaché à ce chien genre Labrador. Mais il en allait autrement des animaux exotiques. Depuis l’épisode de Saco, j’étais intimement convaincu qu’il fallait leur foutre la paix ! Hypocrite que je suis car après tout, qu’avais-je fait à l’époque pour le remettre en liberté alors qu’il était à bord ? Rien, je l’avoue humblement et si j’en ai pris conscience, c’est avec plus de trente ans de recul. Reste que la vision de ce petit lémurien attaché à un arbre me poursuivit longtemps. Une seule chose me console aujourd’hui. Savoir que grâce à moi, ce petit maki avait retrouvé la chose la plus précieuse au monde : la liberté. Je n’en suis pas peu fier. Avant Talambo, Doudou, Job et Capitaine, avaient été mascottes sur l’Altaïr. Capitaine, attachant berger bâtard qui avait une manie dont nul ne savait d’où elle venait. Il ne supportait pas de voir le boy du bord se mettre en tenue civile et le lui faisait cordialement savoir. A toutes ces mascottes vint donc s’ajouter le très provisoire mais O combien attachant Saco. Saco qui s’entendait parfaitement bien avec Talambo sur le dos duquel il aimait parfois se jucher.
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