Je dis chance car je le savais tout droit sorti des chantiers du port militaire de Lorient.
Lancé et baptisé en mars, j’allais servir trois ans sur ce bâtiment flambant neuf.
Par un matin glacial de novembre, j’embarquais donc à son bord pour y exercer la spécialité d’armurier.
Considérant les cent soixante six hommes d’équipage inscrits au rôle sur ce navire, je le trouvais à dimension plus humaine qu’un porte-aéronefs.
Plus en tous cas que le Clemenceau d’où je venais de débarquer.
L’aviso était délégué pour aller assister la pêche hauturière déployée du Canada dans les eaux du Spitzberg.
Pour assurer cette mission, les équipements et les infrastructures du Bourdais étaient très différents de ses sister ship Balny, Doudart de Lagrée et Victor Schoelcher.
Son étrave, par exemple, avait été modifiée et renforcée pour résister à la pression des glaces voire faire office de brise-glaces en la morcelant sur son passage.
Les locaux médicaux et hospitaliers avaient également été modernisés pour, en cas de besoin, accueillir les populations des navires de pêche avec lesquels nous allions naviguer de conserve.
Évidemment, médecin major en tête, nous souhaitions tous ne pas avoir à les utiliser.
Le vingt-cinq novembre, amarré dans l’arsenal de Lorient, prêt et avitaillé pour la circonstance, le Commandant Bourdais était à la veille d’appareiller.
J’allais faire à son bord ma première campagne de pêche au-delà du cercle polaire arctique.
Pouvais-je alors savoir que je n’allais pas en revenir seul ?
Comment imaginer que chaque mille parcouru allait me rapprocher de lui ?
Comme prévu, le lendemain à l’aube, l’aviso appareilla pour faire cap au nord et aller croiser dans les eaux glacées du Groenland.
Chaque soir, dans ma bannette, je laissais au lancinant bourdonnement des moteurs le soin de me bercer pour m'endormir.
C’était mission impossible tant me revenaient en mémoire les captivant récits des grands pionniers de l’Arctique.
Incontournables, ceux de Paul Émile Victor avaient toujours eu ma préférence.
Adolescent, je les avais littéralement dévorés.
Ces terres arctiques, mes camarades et moi n’avions de cesse de les atteindre.
Au matin, après chaque branle-bas, savoir que je ne rêvais pas me comblait d’aise.
La seule perspective de mettre le pied sur ces étendues sauvages était terriblement excitante.
A la cafétéria, la banquise et ses habitants, la faune et la flore du grand désert immaculé et tout ce que nous espérions y découvrir était au cœur de chacune de nos conversations.
Quelques jours d’une navigation sans histoire et nous naviguions déjà en mer du Labrador.
Sur le pont, nous laissions insidieusement nous pénétrer les mystérieuses et impénétrables ombres grises de ces solitudes glacées.
Le soir venu, les ombres fantomatiques des ice shelf et autres icebergs se rapprochaient dangereusement.
Pour les éviter et atteindre sans incident notoire notre première escale dans la Baie de Disko, la navigation se faisait de plus en plus précise.
- " Avant lent ", intima le pacha au timonier.
Au fur et à mesure que nous progressions, nous effleurions d’encore plus gigantesques masses bleu-acier, icebergs sculptés et ciselés aux caprices du vent et des courants marins.
Quelques grands oiseaux que je ne connaissais pas nous survolaient.
De quelles terres inhospitalières nous venaient donc ces estafettes ?
Au poste d'admiration, accoudé sur la même filière près de moi, un aspirant cru bon devoir se convaincre que lui aussi ne rêvait pas.
- " Cette fois c’est sûr, on y est ! "
Je ne répondis rien.
L’émotion esthétique qui transpirait de ces eaux noires me contraignait à la seule chose qui semblait s’imposer ici ; le silence.
Pour dire quoi d’ailleurs !
Seule me soulevait d’émerveillement la formidable énergie qui se dégageait du lieu.
Quelques miles nautiques nous séparaient encore de notre destination finale.
Les heures qu’il fallut pour les parcourir me parurent interminables.
Et puis, un jeudi matin, aux alentours de midi, le navire s’immobilisa enfin par 69° 13’ 03" de latitude Nord et 51° 06' 00" de longitude Ouest.
Première escale en terre danoise, vaste territoire de l’hémisphère nord, toujours le plus chargé d’icebergs.
Parvenus au pays des monstres de glace, nous mouillâmes l’ancre dans la Baie de Disko.
Sur les ponts et passavants, nous respirions à présent un air d’une pureté sans égale.
Portant loin notre regard, nous distinguions parfaitement quelques habitations colorées dont les toits se détachaient sur le trait de côte.
Spectrale, Ilulissat se dressait au loin.
Un quartier maître radio me dit :
- " Tu entends ça ? "
Sûr que je les entendais, ces aboiements qui résonnaient au loin ; hurlements qui attestaient que, nous aussi avions été vus.
Les visites se faisant rares, les chiens de traîneau s'impatientaient.
Comme je les comprenais !
Savoir que moi aussi allais pouvoir les rencontrer rendait l’attente insupportable.
J’ignorais encore qu’au cœur de la rumeur qui montait, il était là !
Comment exprimer ici l'émotion qui allait m’envahir lorsque son regard allait croiser le mien ?
A l’appel des permissionnaires, nul besoin de me faire prier pour me présenter à l’heure à la coupée.
Autant que mes camarades de fortune, je brûlais d’envie d’aller à la rencontre des autochtones.
Trop lentement armée à mon goût, l’annexe fut mise à l’eau.
Canotant et nageant ferme, souquant sur ses avirons, il fallut peu de temps aux boscos pour atteindre la place.
Nous débarquâmes.
Première halte et premières impressions groenlandaises à Ilulissat, un village de pêcheurs.
Je marchais enfin sur les traces de Rasmussen, explorateur originaire du lieu.
Avec force aboiements, un nombre considérable de chiens de traîneaux nous accueillit.
Pour les avoir entendus aboyer au loin, pouvoir s’en approcher était maintenant encore plus incroyable ; il y en avait partout !
Des centaines ?
Non, des milliers !
Excepté les chiots laissés libres qui accouraient vers nous et se laissaient facilement amadouer et caresser, aucun autre n’était errant.
Tous en effet étaient contraints par de longues chaînes arrimées sur un unique poteau.
Quelques autochtones Inuit vinrent à notre rencontre.
Notre première conversation porta naturellement sur les chiens groenlandais qui nous avaient fait escorte.
Sourire entendu d’un pêcheur Inuk qui affirma des canidés qu'ils étaient bien plus nombreux que les enfants du village.
Quoique ne les ayant pas comptés, nous les croyions sans peine.
Le repas partagé fut des plus convivial.
L'après-midi, nous nous approchâmes d'une des meutes.
Toujours libres d’aller et venir, les chiots nous pressaient de toutes parts, nous invitant à jouer avec eux.
Impassible, le propriétaire de la meute observait nos réactions du coin de l’œil.
C’est alors que l’un des chiens attira plus particulièrement mon attention.
Pour moi, il était le plus beau.
Il m’était impossible de détacher mon regard de lui.
Mais pourquoi lui ?
Pourquoi lui car il y en avait tant ?
La scène n’échappa pas au bosco qui lança à la cantonade :
- " Regardez donc ces deux là ! Ça sent l’histoire d’amour à plein nez ! "
C'est alors qu'une idée totalement insensée me traversa l’esprit.
Sans hésitation, je m’en ouvris à ce camarade.
- " Tu crois qu’ils en vendent ? Et si je l'achetais ? "
Considérant que je n’avais rien à perdre d’en faire la demande, j’allais à la rencontre du propriétaire et m’informai sur la possibilité de le faire.
Quoique n'ignorant pas combien sont précieux ces chiens de traîneaux, je proposais de lui acheter le chiot.
Contre toute attente, la négociation fut de courte durée car il accepta de troquer l’animal.
Je dois avouer qu’à cet instant, j’étais très mal à l’aise.
Cette cartouche de cigarettes que j’allais échanger contre le chien !
Je trouvais, et je le dis toujours à ma honte, que c’était fort peu cher payer l’acquisition d’un animal si exceptionnel.
Honteux certes, mais fier aussi.
Fier d'avoir si rondement mené l'affaire.
Le même soir, je rentrais donc sur le Commandant Bourdais en compagnie du chiot.
- " Viens mon chien ! "
Trouver un nom à mon nouveau compagnon ne fut pas difficile.
Considérant l'endroit d’où il venait et où je l’avais rencontré, j’optais logiquement pour Disko.
A bord de l’aviso, j’étais le premier à avoir osé embarquer un chien.
Très entouré, l’animal fit immédiatement l’admiration de tous.
Toutes les nuits, je l’installais confortablement dans le local armurerie situé à l’arrière du bâtiment.
Le jour au contraire, je lui appris à se tenir tranquille sous la tourelle numéro trois.
A bord, il était patent que je faisais des envieux.
Comment en effet rester insensible et ne pas craquer devant cette adorable petite boule de poils.
Voilà sans doute la raison qui valût à Disko de ne pas être longtemps seul à bord.
Puisque j'avais acquis ce chien et avais pu l’embarquer, le quartier-maître cuisinier en acheta un à son tour.
Enfin, pour ne pas être en reste, le capitaine officier des pêches emboîta le pas au cuistot.
C’est ainsi que durant toute la mission et à la veille du retour du Bourdais vers Lorient, nous nous retrouvâmes avec trois chiens à bord.
Lorsqu’il apprit qu’à son insu, l’équipage s’était enrichi de trois bouches supplémentaires à nourrir, le frégaton qui nous servait de pacha manifesta sans ambages son mécontentement.
Nous fûmes derechef convoqués, nous retrouvant au garde-à-vous devant lui.
A ma grande surprise, nous n’écopâmes que d’une simple admonestation.
Il ne fit rien ni ne donna aucun ordre pour que nous nous séparions de ces passagers clandestins.
Tout juste nous gratifia-t-il de quelques conseils avisés, déplorant, pour la forme, que ces animaux eussent été embarqués sans son autorisation.
Bien inutiles recommandations car j’appris plus tard, de la bouche même de ce capitaine de frégate, qu’il vouait à la gent animale une admiration sans borne.
Quelques semaines encore d’assistance à la pêche et la campagne s’acheva.
Machines avant toutes, en route vers la Bretagne !
Un mois de navigation allait encore être nécessaire pour atteindre le port de guerre de Lorient, berceau de la Compagnie des Indes orientales.
Chaque jour que nous passions à bord avec les chiens était une fête.
Nous allions de joies successives en découvertes et nouveaux apprentissages.
Attentionné à l’endroit de Disko, j’étais plus que jamais convaincu d’avoir fait le bon choix.
Du reste, Disko me le rendait bien quoique son comportement laissait parfois à désirer.
Une fête ai-je dis ?
Pas si sûr !
Familiariser le chien avec la vie à bord, l’habituer à son nouvel environnement n'était en effet pas si simple.
D’ailleurs, tant le quartier-maître que l’officier des pêches rencontraient les mêmes difficultés que moi avec leur animal respectif.
Phénomène de meute aidant, les chiens ne facilitaient pas notre quotidien.
Un soir, dans le poste des armuriers, nous eûmes une longue conversation à leur sujet, allant jusqu’à éprouver quelque regret de les avoir embarqués.
La conclusion s’imposa, cinglante.
N’avions nous pas arraché ces chiens à leur environnement, à leur meute, à leur famille ?
Le comprendre et l’admettre était une chose, les regrets en était une autre seulement voilà, c’était trop tard !
En vue des côtes françaises, sur le bâtiment, la fièvre montait d’heure en heure.
Après une longue campagne passée loin des siens, on sait de tout marin qu’il attend toujours avec impatience le retour de son navire au port.
A Lorient, nous n’allions pas échapper à cette règle immuable.
A quelques miles de Groix, l’équipage fut appelé au poste de manœuvre.
Passe des courreaux, avant lent, l’étrave du Bourdais fendait mollement les eaux vertes et transparentes de la rade.
Comme le voulait la tradition, au moment où le bâtiment passa sous ses imposants bastions, l’équipage, au poste de bande tribord, salua la citadelle du Port-Louis.
A peine une heure plus tard, nous nous amarrions au quai du Péristyle.
- " Terminé pont ! Terminé machines ! "
A cet instant, j’étais soulagé.
Nonobstant les difficultés rencontrées au cours du voyage, les trois chiens avaient bien supporté l'épreuve.
Nous étions arrivés à bon port et comme nous l’espérions, un nombre considérable de lorientais nous attendait sur le quai.
Les familles des marins certes, mais aussi une flopée de chroniqueurs de la presse locale telles la Liberté du Morbihan, Ouest France, le Télégramme, entre autres.
Parmi eux se trouvait un journaliste qui me vit descendre la coupée avec le cuistot, chacun tenant en laisse son chien respectif.
Intrigué, il nous interviewa et prit de nombreuses photos.
Comme ses congénères, Disko allait avoir l'honneur de paraître dans un article de l’édition du lendemain.
Je dois dire que je n’étais pas peu fier de ma nouvelle conquête.
Le soir même, une fois n’est pas coutume, pour sortir de l'arsenal de la marine, je passais par la porte Gabriel en compagnie de Disko.
Le lendemain matin, alors que je devais regagner le bord, je décidais de laisser le chien à mes parents.
Insouciant et heureux, j’étais à des lustres d’imaginer que les choses n’allaient pas en rester là.
L’affaire des chiens ayant fait grand bruit dans le landerneau des rumeurs des pontons et coupées.
Prévenue par les autorités, la gendarmerie maritime enquêtait.
J’appris ainsi de l’importation de chiens étrangers qu’elle était strictement interdite.
Il est vrai que, depuis notre arrivée, médias aidant, l’affaire des chiens s’était répandue comme une traînée de poudre.
A dire vrai, tant sur les pontons que dans les coursives, on ne parlait plus que de cela.
Avec le cuisinier et l’officier des pêches, j’appris que nous étions vivement recherchés par les sbires de la gendarmerie maritime.
Peu après l’appel de huit heures, nous vîmes les douaniers monter à bord.
Toute la matinée, de poste en poste et de coursive en coursive, l’œil en radar, ils demandèrent aux matelots où étaient passés les chiens.
Vaine enquête car, pour être de connivence, aucun à bord n’était sensé le savoir.
C’était un truc du genre :
- " Les chiens ? Quels chiens ? "
Je me félicitais secrètement d’avoir pris soin de confier Disko à mes parents.
Aucun des autres n’était à bord.
En rentrant chez eux, tant le quartier-maître cuisinier que le capitaine officier des pêches m’avaient imité.
Le temps étant notre plus fidèle allié, aucun chien ne réapparaissant dans le port et sur le bord, l’affaire finit par se tasser.
En quelques jours, plus aucune rumeur ne serpenta sur le devenir des chiens.
De leur côté, tant pour ne pas les avoir aperçus que d’être rentrés bredouilles, les autorités maritimes les oublièrent également, tout aussi rapidement.
Je profitais de chacune de mes permissions pour emmener Disko dans un club canin dirigé par un ancien commando de marine.
Évidemment, Disko y avait un succès fou !
Autour de moi, beaucoup de gens séduits par sa beauté, me demandaient de leur ramener un chien identique, de traîneau du Groenland, précisaient-ils.
A dessein, je faisais fi de ces demandes là !
Le souvenir des difficultés que j’avais rencontrées pour acclimater Disko à sa nouvelle vie et les ruses de Sioux que j’avais dû déployer pour éviter la maréchaussée m’avait empêché de promettre un chien à qui que ce soit.
Et puis, je n’allais pas retourner sur la banquise de sitôt, voire plus jamais.
Pour ne rien promettre à personne, le chose m'arrangeait plutôt.
La leçon de l’histoire.
Disko est mort deux ans après mon retour en France.
Inconsolable, je ne parvenais pas à m’expliquer pourquoi.
Il me fallut du temps pour comprendre que le responsable de cette disparition prématurée, c’était moi !
Du temps aussi pour admettre qu’acheter ce chien avait été un acte totalement insensé.
Acheté ?
Non, troqué contre une méprisable cartouche de cigarettes.
Pour avoir refusé d’en ramener d’autres, j’étais encore plus convaincu de ma stupidité.
C’est justement au cœur même de ce refus que se trouvait l’explication de la disparition subite de Disko.
Je ne le compris qu’au moment où me revînt en mémoire la conversation qu’un soir, j’avais eue dans le poste des armuriers avec le cuistot et l’officier des pêches.
A vie, j’étais condamné au remord.
Comme eux, j’avais arraché Disko aux siens, à son environnement, à sa terre.
Je l’avais empêché de vivre la vie à laquelle il était destiné.
Pour vivre heureux, il devait être en meute, jouer avec ses congénères, tracter des traîneaux, dormir dehors recouvert de neige sous le blizzard.
Me voulant responsable de sa vie, je l’avais écourtée.
Impardonnable et agoni de regrets, il me fallu admettre que c’est à dessein que la nature avait placé Disko sur la banquise, pas sur les plages de Bretagne, si belles fussent-elles.
Comme beaucoup de gens, j’avais craqué pour Disko simplement parce qu’il était beau et qu’il avait flatté mon ego.
J’avais compris de cette race de chiens qu’elle n’est pas faite pour vivre sous nos latitudes.
Seulement voilà, pour le pauvre Disko, c’était trop tard !
Au cours de mon existence, si j’ai adopté d’autres chiens, jamais plus je ne commis une telle erreur !
Avant Disko, Mickey et Pilou avaient été mascottes sur le Commandant Bourdais.
Skagerrac
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