LA RÉPARATION.La crosse de quille était fendue au niveau de la sortie de la ligne d’arbre.
Cette partie était soutenue par la douille caoutchoutée de l’arbre porte hélice, la semelle de quille, le tout, maintenu directionnellement par la mèche du gouvernail.
Ce matin là, notre quille était le spectacle d’une partie de l’atelier, beaucoup de visiteurs.
Lorsque l’Ingénieur Mécanicien Principal Bertrand s’était approché du chariot slip le nombre de spectateurs s’était amenuisé.
Le second maître charpentier Odet et le contremaître vietnamien avaient défini la méthode de remise en état.
Avec notre Lieut nous étions tous dans «nos petits souliers».
Après explications et durée prévisible de l’immobilisation, l’I.M.P avait poussé son chapeau de paille sur le haut du front et le monologue avait commencé :
«Je suis sur que vous l’avez fait exprès, je voudrais me déguiser en quartier-maître chef pour voir les conneries etc...».On était tous en culottes courtes sous le préau de l’école, après avoir cassé une vitre en jouant au «foot» avec l’instituteur, le Bosco avait murmuré :
«Pépère n’est pas prétentieux, un galon de laine rouge en lézarde sur les manches ne lui suffit pas, il lui en faut trois pour aller aux bambous».Dix ans plus tard, l’I.M.P sera Directeur de l’Atelier Militaire de la Flotte à Mers-El-Kébir avec le grade d’Ingénieur Mécanicien en chef de 1ère classe, il n’aura pas changé.
Dans toutes les affectations qu’il aura eues dans la Marine, il devait toujours avoir la tête d’affiche.
En quelques jours, les «bouts de bois» de l’atelier nous avaient réparé la quille et restauré le dessous de la ligne de flottaison, crosse et éclats de bois compris.
Avant la descente du slip, l’I.M.P s’était approché pour superviser le travail et la remise à flot.
Après la poignée de mains à notre Lieut, il nous avait tourné le dos.
Les essais étaient concluants, pendant une heure nous avions tenu nos 1800 t/mn de vitesse de croisière.
Loin des regards de la base, nous avions poussé jusqu’à 2100 tours/mn notre régime pour se sortir des mauvaises situations ou en déséchouage.
Aucune vibration, nous avions tous le sourire.
La 13ème section de LCVP était disponible.
Sur cette caisse, le métal venait de Pennsylvanie, le moteur du Michigan, le tout assemblé dans un chantier de Louisiane.
Sur la coque en bois de l’Oregon, on nous avait greffé du bois de Djiring (forêts des contres forts d’Annam).
Le service du personnel de la F.A.I.S. à PHUMY comme pour le matériaux avait mixé l’ex-étudiant du Sud-Ouest au postier Parisien, l’apprenti garagiste Bourguignon à l’inscrit maritime Breton, un ch’timi au Lorrain, un Normand, à un fils de fonctionnaire élevé au Gabon ou en Côte d’Ivoire.
Il y avait aussi l’ancien déporté Blayais et même un Ardéchois.
En supplément à l’armement, un garçon de Ghia-Dinh et un singe du marché de Saïgon.
Nous étions à nouveau aux appontements du GBR4 en alerte.
LA BASE COURBET.Après six jours, nous n’étions plus qu’une dizaine. A la tournée du soir, notre «cow-boy» nous embarqua. Retraversée de Saïgon, avenue Norodom, la cathédrale, le jardin botanique et l’agglomération de Phu-My.
Sortie de Phu-My plus deux ponts provisoires sur un arroyo et nous entrions dans la base Courbet.
Notre cow-boy était le capitaine d’armes (le Bidel : le Capitaine d’Armes, représentant le Commandant en Second dans toutes les unités de la Marine Nationale) de la base.
Réaménagement dans un hangar en plein couvre feu, il y avait une cinquantaine de lits picots avec moustiquaires.
«Vous êtes affectés à l’Atelier central de la F.A.I.S, vous serez présentés demain à l’Ingénieur mécanicien Bertrand, ce sera votre patron. Terminé».Le lendemain, notre affectation fut confirmée par l’Ingénieur mécanicien Principal Bertrand (une figure de la F.A.I.S à cette époque-là).
Après les présentations on nous envoya de l’autre côté de Phu-My sur la route de Saïgon près de l’arroyo Avalanche (Je me suis souvent posé la question pour savoir quel ingénieur hydrographe avait baptisé ce ruisseau.
Nous étions donc au C.A.B.E.O (Centre administratif de la Brigade Extrême Orient), mais en fait, ici, il n’y avait plus que l’habillement, le reste de l’administration avait été transféré au sud et la base nouvelle s’appelait «Avalanche.»
Nous avons touché nos tenues kaki, pantalons, shorts, chemises, insignes Marine du bras gauche avec la patte «Fusiliers-Marins».
Nous gardions notre bonnet bleu de drap avec pompon rouge et jugulaire blanche.
Le ruban à cette époque était «Marine Indochine» nous avions une couverture, une moustiquaire, un poncho et le casque américain lourd et léger.
La coutume voulait que l’on cabosse le casque lourd sur le haut pour qu’il soit plus stable pendant les ablutions.
Les vêtements bleus et blancs étaient remis dans le sac avec sa poignée amovible. La dernière dotation était une musette havresac anglais puis retour à Courbet pour remise des sacs marine.
Cette remise s’effectuait dans les alvéoles d’un magasin derrière l’armurerie principale.
A notre question de savoir quand pourrions nous reprendre nos sacs, la réponse était :
«Dans vingt quatre mois, vous récupérerez votre bien.
Si toutefois il fallait le sortir avant cette date, c’est quelqu’un d’autre qui l’effectuerait à votre place avant l’expédition à vos familles».Même les seconds maîtres fourriers étaient cyniques.
A l’atelier, j’étais affecté à l’équipe de bord. Notre rôle consistait à déposer les moteurs des LCVP et LCM, de les remonter à leur retour de l’Atelier.
On reprenait les réglages jeux de soupapes, accouplement à la ligne d’arbre, essais point fixe pour réglage vitesse et «pompages régulateurs» puis navigation d’une heure sur la rivière avant remise à l’équipage et aux mécaniciens du LCM ou de la section de LCVP.
Nous avions aussi la charge de déposer les hélices et lignes d’arbres, cette dernière était effectuée sur un «slip» dont l’exploitation était tributaire des marées.
Quoique à quatre vingt kilomètres de la mer, le marnage pouvait atteindre souvent les deux mètres cinquante.
Pendant quelques semaines, nous avions la sieste de treize heures à quinze heures trente.
Dans un premier temps on déménageait de notre hangar pour un bungalow sur pilotis entre un
manguier et un papayer le but n’était pas une amélioration de l’habitat mais le bungalow était la bâtisse la plus proche des Ateliers.
Le deuxième temps arriva pour le 1er décembre 1947 fête de la Saint Eloi et des mécaniciens.
On se cotisa pour faire cadeau d’un superbe chapeau de paille jaune (Panama) à l’ingénieur Bertrand.
Il paya un sérieux casse-croûte à l’Atelier Bois et décréta que la sieste inutile était supprimée le jour même, il posa la casquette à quatre galons et se coiffa du panama.
Même pas les autorités d’un grade, ou d’une fonction plus élevée, que lui n’eurent la primeur de voir ses galons ou son crâne à la chevelure grisonnante et très courte.
Il dut certainement garder cette coiffure jusqu’aux accords d’Evian en 1954.
Il venait nous réveiller à toutes heures de la nuit lorsqu’il y avait urgences, il était très dur pour lui et les autres.
Plusieurs officiers mariniers mécaniciens électriciens, charpentiers ou autres arrêtèrent leur carrière ici sur les bords du Donnaï.
Son expression favorite dans les moments de «surchauffe», adressée à tout ce qui était sur le chantier, ouvriers, matelots, officiers mariniers, Enseignes de Vaisseau ou l’Ingénieur mécanicien de 2e classe son adjoint était :
«Je vous enverrai à Calvi, ici pour manger, c’est comme dans une usine de casseroles, il faut produire».C’était quand même une usine, tout était remis en état, les diesels GMC des LCVP-LCM-LCI-LCT, les moteurs Ford V8 des LCA, les moteurs Bolinder’s des Chalands Greissier, les coques en fer ou en bois, les équipements électriques, les batteries.
Cette base était à cheval sur les installations du service des phares et balises, un bâtiment où l’on travaillait (les Services de l’équipement) sur l’hydrologie en Cochinchine et un petit chantier de réparation navale Orsini.
La marine avait tout loué ou réquisitionné, installations et personnel vietnamien avec encadrement.
Ils étaient travailleurs, adroits et tous avec cette gentillesse et diplomatie asiatique.
De temps à autre, la Sûreté vietnamienne arrivait, tous les ouvriers étaient rassemblés, les policiers passaient entre les rangs avec «en laisse» un gars, la tête recouverte d’une cagoule en toile de jute, il désignait un ou quelque fois quelques-uns aussitôt embarqués je ne sais où.
Quelquefois les ouvriers désignés reprenaient le travail avec nous.
Pour nous, après quatre années d’occupation nous avions déjà connu çà.