De la Villa, on entendait des explosions parfois très proches et d'autres fois plus éloignées. Avec des jumelles, je voyais de la fumée ou des retombées de poussière d'un immeuble. Des tirs d'armes automatiques qui stoppaient net le roucoulement paisible des colombes. Je voyais aussi de la terrasse du garage des gens du quartier transportés en passant devant chez nous des blessés sanguinolents.
Mon père allait à son travail accompagné par son chauffeur dans une nouvelle Peugeot 403 noire et la 203 réservée à ma mère était dans le garage.
Si bien qu'un dimanche, le téléphone a sonné à midi trente. La femme de son chauffeur a dit à ma mère que son époux venait de s'évanouir en plein repas et que le docteur venait de découvrir qu'il avait été blessé lors du mitraillage de la voiture de mon père. Il avait une balle dans le gras de la fesse. Ma mère inquiète, car pas du tout au courant de cette mésaventure a demandé à mon père comment cela s'était passé. A sa grande surprise, il lui a répondu :
- J'en ai une dans l'épaule, plus exactement dans la clavicule si tu veux le savoir. Cela fait une semaine. Bon, Tam maintenant, on peut boulotter.
Elle l'a fait immédiatement soigner.
Ils en avaient connu d'autres mes parents en Indochine ou ailleurs.
Comme en Tunisie, où mon père en allant faire un tour en moto c'était fait projeter du haut de la corniche vers les rochers en contre bas par un camion anglais roulant à vive allure en face dans le sens inverse. Il s'était réveillé pile au moment où le chirurgien voulait le trépaner. Ce qui ne fut pas fait. Surtout me dit-il :
-Ne te fait jamais trifouiller là-dedans, sinon tu auras la langue pendante à vie et le regard vide.
Jean Savoye raconte :
"Un adjoint du Commandant fut assassiné près de la base. Dès que je serai de retour chez moi, je vous ferai parvenir un extrait de mon Carnet de route où je mentionne ce fait fin 1947. C'était un Quartier-Maître , nous sortions armé et le Q/M était donc seul à l'entrée de Phu My prés du cimetière. Lorsque nous sommes arrivés sur les lieux, il y avait déjà beaucoup de monde (police ,quelques officiers de chez nous. À la descente des camions, nous étions séparés en plusieurs sections pour assurer la protection des lieux. Le fusil bien sûr n'était plus là. La gendarmerie faisait ses relevés et à la tombée de la nuit j'avais vu votre père arrivé dans sa voiture décapotable (les deux portes seules étaient blindées intérieur) accompagné de son secrétaire vietnamien dont je ne me rappelle plus le nom. Dans un premier temps, ma section avait fouillé le cimetière et en revenant sur le groupe de paillotes prés du lieu de l'attentat nous avions commencé a contrôler les habitations avec dans chaque groupe un agent de la Sûreté Vietnamienne. Au cours de cette opération nous avions dût nous replier sur la route quelques paillotes étant alors en feu. J'avais entendu alors que le sinistre avait débuté après la chute d'une lampe à pétrole...
Quelques semaines plus tard, nous étions intervenus sur la place de Phumy en urgence. Votre Père accompagné de votre mère attablés dans un restaurant prés du château d'eau avait été victime (plutôt le restaurant) d'un jet de grenade qui si je me souviens bien avait éclatée dans le "resto"."
À Alger, il était responsable du centre EGA, une usine ultra moderne sur le port. Une construction qui ressemblait à s'y méprendre au fameux centre artistique parisien Beaubourg construit après. Cet endroit gérait le bon fonctionnement de l'ensemble de l'électricité et du gaz d'Algérie.
Après ces coups de feu, on lui a adjoint d'office 3 gardes du corps en civil. Ma mère n'était pas plus rassurée et souvent mon père disait :
- ils ne sont pas là pour me protéger, mais pour me garder!
De temps en temps le dimanche, il organisait un méchoui près de l'usine pour tous les techniciens et ouvriers sous ses ordres et il nous emmenait mon frère et moi. De retour à la maison, René disait :
- On a mangé un énorme poulet!
Une autre fois, on a dû remonter les quelques kilomètres à pied jusqu'à notre maison. Un des invités avait été retrouvé par la police en contre bas d'une route plus loin complètement passé à tabac. Du coup tous les véhicules présents au méchoui avaient été mis sous scellés à la recherche d'indices.
Parfois je m'évadais et discrètement je descendais en ville à pied pour faire un tour. J'allais au parc ou au Royal, un cinéma permanent. Parfois sur le chemin du retour, j'étais pris à part par une bande de jeunes algériens avec des coutelas et après m'avoir examiné se disaient entre eux :
- Tu vois bien que c'est pas un "Roumi", c'est un "Chinouille", les films qu'on voit à la télé. Ils nous aident faut pas lui faire de mal.
Et je repartais tranquillement. J'en soufflais mot à personne.
En période de vacances, on allait dans une villa du bord de mer chez M. Marchand un milliardaire avec un look de don Juan ou play-boy. Il y avait une plage privée, toute la crique lui appartenait.
Un groupe d'amis y était invité en permanence et nous résidions dans un bungalow près de la maison principale.
Elle était blanche et avait une rotonde de baie vitrée et des longues vues sur pied permettant de voir au large. Le matin très tôt, je partais avec le cuisinier algérien relever les filets. Les prises étaient bonnes, il y avait des homards, des rougets, des sars, des rascasses, etc. On allait aussi à la pêche aux bonites, aux chiens de mer, aux cigales, aux araignées, aux oursins, aux poulpes et la murène. C'était mon seul copain.
Il faisait des repas somptueux qui donnaient envie de saliver, uniquement en sentant l'odeur sortir des cuisines. Le soir dans la brise légère, je voyais passer silencieusement des gardes (des anciens légionnaires, des russes) qui faisaient leur ronde, PM sur le côté et une troupe de chiens loup devant.
Dans cet attroupement de gens d'origine divers, il y avait un prof de natation avec une très vilaine cicatrice qui lui barrait tout le ventre. Je lui avais demandé l'origine. Il me conta cette histoire. Il était dans la résistance et avec son groupe ont été fait prisonnier et ensuite abattu à bout portant à la lisière d'un bois. Il avait pris une rafale dans le ventre. Il s'est réveillé plus tard, tout le monde était mort. Les tripes lui sortaient du ventre. Il a tout remis et a serré sa ceinture. Puis des gens l'ont trouvé alertés par les détonations. Miracle, il en a réchappé.
Un après midi, mon père lisait son journal dans la véranda à kouba. Je lisais non loin assis par terre quand j'ai vu son panama rouler devant moi. Il était toujours adossé mais sa tête penchait vers l'avant, son journal venait de lui glisser des mains. J'ai couru chez le voisin de droite qui était par chance neurochirurgien. Il a été sauvé de justesse. Il venait d'avoir une hémorragie cérébrale.
Nous sommes partis pour la France fin août 1964 en partant en vacances. Les autorités algériennes voulaient que mon père poursuivre malgré tout son travail à Alger. De lui dépendait le bon fonctionnement de la centrale donc de tout l'approvisionnement électrique et du gaz en Algérie. Aimé avait eut sans doute des renseignements confidentiels pour notre sécurité en Algérie.
La voiture décapotable (les deux portes seules étaient blindées à l'intérieur) en Indochine. Au volant ma mère.
Mon père entouré par "ses gardes".
Les gardes au travail calibres en poche.
à suivre...