Il faut dire que ce fut un séjour formidable, une ouverture sur le monde sans pareille depuis notre départ de Paris, et puis tout ce que nous avons découvert –nous en avons déjà parlé – dans ce pays qui a 15 à 20 ans d’avance sur nous à cette époque. Possibilité d’aller des USA au Mexique, à Tijuana la ville frontière qui se trouve à une dizaine de Km de San Diégo, notre base et ou nous pouvions nous débrider et nous défouler avec nos copains américains, une certaine austérité régnant en Californie. (Pas d’alcool à moins de 21 ans par exemple.)
Ce matin la majeure partie n’a pas le moral, et certains ont la larme à l’œil. Sur le quai, il y a là des amis, des amies, parfois bonnes amies, des familles qui nous ont invités chez elles etc… Ils sont venus de San Diégo. Une jeune fille, presque une fillette, elle n’a que quinze ans, a des larmes, elle aussi, en me voyant partir ; elle est native de Eagle Grove, une bourgade de l’Iowa.
Malgré cela, nous avons un brin de baume au cœur, en face de nous il y a une escale mythique en vue : Hawaï ; on nous a dit, à nous les jeunes, que Hawai, c’est comme Tahiti.
Depuis trois jours donc, le Golo est amarré au bas de la ville de San Francisco,
juste sous le pont qui va à Auckland ; c’est là qu’il a fait son plein de matériel militaire et c’est là aussi sur ce quai que sont venus tous nos amis.
A huit heures sonnant, le commandant Levêque fait enlever la dernière aussière et pour la première fois je vois deux femmes dans la marine, des boscotes sans doute, ce sont elles qui décapèlent le cordage ; chez nous, on n’en a jamais vu. Nous en verrons aux transmissions en Indo, elles sont second-maître d’emblée ; celles que l’on observe aujourd’hui sont matelot ou quartier-maître.
Quelques minutes plus tard, en route lentement dans la baie, attirant quelques goélands dernière nous, on laisse la prison d’Alcatraz par tribord et l’on fait face au magnifique pont qui va de Frisco à Sausalito, le Golden Gate. Encore quelques minutes et nous sommes dessous. Il est un peu caché par quelques nuages bas, des stratus, au niveau du tablier. Là-haut on entend rouler les nombreuses voitures qui l’empruntent.
Il y a toujours un peu de mouvement dans le passage du Golden Gate ; on y croise quelques navires de commerce et deux navires militaires ; les timoniers sont à la peine pour rendre les saluts.
D’emblée, nous sommes en pleine mer et le Golo se met à rouler, il y a là la perturbation que nous avons connue il y a trois jours lors de notre arrivée ici, et comme tapie, nous attendant à la sortie.
Deux nautiques plus loin, le roulis sera moins violent, l’effet de la côte ne se faisant plus sentir. Mais le vent et la mer se lève de sud-ouest et nous fait tanguer un peu ; vers la fin de la matinée, c’est une houle de sud-est qui se lève à son tour, s’ajoutant à ce qu’il y a déjà et nous fait tortiller du cul, le barreur n’est pas à la joie.
A cette époque, je n’étais pas météo, j’étais matelot timonier et dans cette science je n’y connaissais rien. Je sais maintenant que ce qui nous attendait en sortant du Golden Gate c’était la série habituelle de perturbation du Front Polaire, les mêmes que celles qui défilent en automne sur la Bretagne.
Ordre a été donné de faire cap au 240, selon mes souvenirs. Assurément, tout a été amarré et bien saisi à bord, mais ce qui peut avoir été oublié est déjà parti.
Aussitôt dégagé du poste manœuvre, nous avons pris le rythme de croisière. Le Golo va garder ce cap pendant 8 jours, jusqu’à ce que nous voyons dans la nuit du 19 au 20 décembre, au radar de navigation, les côtes de l’île Oahu, aux Hawaï. La machine est réglée pour faire 9 nœuds sur le fond. On ne peut pas dire que ce soit rapide et le Pacifique est bien vaste.
Ici je peux, pour narrer la suite, prendre le premier journal de bord que j’ai tenu. Un cahier d’écolier sur lequel je me suis astreint à écrire un peu chaque jour et que j’interromprai à tort à l’arrivée à Haiphong.
C’est avec plaisir que je feuillette ce vieux document dans lequel j’ai encore en partie mon écriture enfantine, n’ayant jamais tenu une plume entre 13 et 19 ans, et où je trouve quelques fautes d’orthographe, ce qui est maintenant ma hantise.
Il y a 57 ans que s’est déroulé cette traversée. Le LST Golo va parcourir la route déjà suivie par Jack London avec sa femme Charmian sur le Snark, du 25 avril au 21 mai 1907, 43 ans plus tôt.
A suivre
André Pilon
Dernière édition par PILON le Jeu 13 Nov 2014 - 10:52, édité 2 fois