Aux alentours du 20 juin, j'arrivai à la B.E. (base école) de Khouribga.
Deux pistes et quelques petits bâtiments situés à environ 5 km du bourg, en plein désert de cailloux, sans aucune végétation.
La base et la ville étaient situées en altitude sur un plateau précédant le Moyen-Atlas, en direction de Oued-Zem.
Je ne sais plus où on pouvait trouver de l'ombre, mais je me souviens que la température montait souvent jusqu'à 45°.
Il paraît que Khouribga signifie en arabe, le "plateau maudit".
Ce lieu était (et est sans doute encore), le centre principal d'exploitation des mines de phosphate, gérées par l'O.C.P. (Office Chérifien des Phosphates).
J'ai su bien plus tard que dans une des galeries de ces mines fut caché pendant la durée de la 2ème Guerre Mondiale, le stock d'uranium provenant du laboratoire de Frédéric Joliot-Curie, ce qui permit au futur Commissariat à l'Énergie Atomique de reprendre les expériences en 46.
Le personnel de la base était divisé en deux catégories : le service général (administration, cuisine, etc...) et les pilotes en formation répartis dans deux escadrilles, la 51 S et la 52 S.
Le commandement de l'ensemble était assumé par un Capitaine de Corvette (dont j'ai oublié le nom), et par son second, le Lieutenant de Vaisseau Durival, dont j'étais le secrétaire.
Bien qu'affecté en premier lieu comme secrétaire au service général, je partageais la chambrée des élèves pilotes.
Peu de noms de ceux-ci me sont restés en mémoire : Lelièvre, Kaiser, Jolivet, et quelques mécanos, Triponney, Darieutort, Doyon.
Je n'ai pas eu l'honneur d'avoir comme compagnon de chambrée le matelot élève-pilote Tabarly, qui n'est arrivé que quatre ans plus tard.
Tabarly, le célèbre navigateur, qui finit par réussir alors qu'il était Second Maître pilote, à entrer à l'École Navale et devenir officier.
Dans mon bureau, j'avais placé un petit poste de radio acheté lors d'une sortie de weekend à Casablanca.
Par les ondes courtes, je pouvais capter Radio Beromünster (en Suisse) et ainsi accompagner mon travail par un fond sonore riche en musique folklorique, la même que j'appréciais tant naguère en Alsace, lors des Kilbe (fêtes de village).
De temps à autre j'avais la visite du "bidel", le Premier Maître Paillet, un brave homme un peu farfelu qui tentait de me faire partager sa passion pour le culturisme.
Parmi mes tâches figurait la mise à jour des "Livrets Matricule" de tout le personnel non officier.
C'est un fascicule contenant tous les états de services, les grades successifs, les décorations.
Ainsi, j'ai pu découvrir avec admiration les exploits de certains des moniteurs pilotes pendant la guerre (par exemple le P.M. Le Moal) : mitraillage de convois routiers et de trains, soutien aérien des troupes en offensive, etc...
Ils avaient maintenant la cinquantaine, le grade de Premier-Maître, et s'ils avaient été dans l'Armée de l'Air, ils seraient devenus officiers, mais dans la Marine la promotion dans la "caste" des officiers dépendaient alors d'autres critères que la valeur et les compétences.
A cette époque, même les officiers "sortis du rang", ayant environ 15 ans de services, s'ils n'étaient pas passés par l'École Navale, n'avaient pas droit à la qualification d'Officier de Marine, leur titre était Officier des Équipages, que leurs subordonnés devaient appeler "Monsieur l'Officier" au lieu de "Lieutenant, Capitaine, ou Commandant".
Toutefois, dans l'Aéronavale parmi les pilotes, les rapports entre officiers et les gradés inférieurs étaient beaucoup plus cordiaux que sur les navires de guerre.
Pas de morgue, pas de mépris, mais un respect mutuel propres à ceux qui accomplissent les mêmes missions, et cela, j'ai pu le constater à Khouribga.
Les élèves pilotes s'entraînaient d'abord sur des biplans, de vieux Stampe SV-4, solides et aptes aux plus audacieuses acrobaties, puis sur des Morane-Saulnier MS 474, et des S.N.J. North-American.
Les MS étaient assez dangereux, leur réservoir d'essence étant placé en bas du ventre de l'appareil.
C'est ainsi que le 4 juillet de cette année 49, de la fenêtre de mon bureau qui donnait sur la piste, j'ai pu voir un MS dont le train n'était pas sorti, faire un atterrissage sur le ventre et prendre immédiatement feu.
Un homme entouré de flammes s'en est échappé a fait quelques tours sur lui-même, puis s'est effondré.
J'ai aussitôt bondit de mon bureau pour en aviser le capitaine Durival.
L'élève pilote Jolivet était mort sur le coup, et son moniteur, le Premier-maître Malabri quelques jours plus tard.
Un autre jour, alors que je me trouvais près de l'autre piste, un Potez 63 venant de la base d'Agadir a terminé son atterrissage en capotant, c'était impressionnant, mais il n'y eut pas de blessés.
D'autres appareils étaient stockés sur un terrain en retrait, des bombardiers anglais Lancaster qui, apparemment, ne volaient plus.
En visitant le cockpit de l'un d'eux, je me mis à imaginer qu'il avait peut-être fait partie de ceux qui nous survolèrent en bombardant Pfortzheim.
Peu après la tragédie du Morane, à jamais gravée dans ma mémoire, j'ai été affecté comme secrétaire du commandant de l'escadrille 52 S, le Lieutenant de Vaisseau Combier.
Je l'admirais pour l'ensemble de ses qualités, aimable avec moi, et pilote émérite.
Souvent il empruntait un Stampe pour aller s'amuser à de folles acrobaties, et c'est par lui que j'ai appris le nom des diverses figures, tonneau, immelmann, (feuille morte après la montée verticale jusqu'à la perte de vitesse), etc...
Un jour, il m'a proposé de m'emmener comme passager, mais vous ne me croirez pas, j'ai refusé poliment.
Mon travail n'avait pas grand-chose à voir avec le service de l'escadrille, le commandant m'occupait surtout à taper à la machine un mémoire sur les radio-phares de Norvège !
Un soir après le travail, il me demanda de lancer à la manivelle le moteur de sa Jeep, et à ma grande honte, je ne réussis pas, car je n'avais jamais fait cela, il fallait fortement appuyer sur la manivelle et je craignais de me luxer le poignet.
C'est sans doute pour ces raisons, le mémoire sur les radio-phares étant terminé, et ma sensibilité physique, qu'il ne fit aucune objection lorsqu'à l'automne je sollicitai son accord pour demander ma mutation en Indochine.
Cordialement.