Promenade au Tonkin (suite)
Un soir, à l'appontement de Haï-Phong, les arrosages ont été particulièrement copieux. Il est bien onze heures du soir et, dans le poste d'équipage, on chante à tue-tête chansons grivoises et autres, tout le répertoire, notamment la chanson du bord; non, non, non, non, le deux-six-trois n'est pas mort...car il gueule, car il gueule, car il gueule encore.
Je ne sais pourquoi, je prends l' idée d'aller faite un tour au P.C. radio, dans mon fief.
J'ouvre la porte et tombe...sur le pacha et les deux enseignes, en conférence. Conférence improvisée qui porte, je le comprends rapidement, sur le chahut qui règne dans le poste d'équipage.
Il se trouve, en effet, que la cabine du commandant est située à peu près à l'aplomb de la descente du poste d'équipage et qu'il profite pleinement de la petite fête. Le commandant:
- ça ne peu plus durer. Et toi, qu'est-ce que tu viens faire là, à cette heure?
- Euh...je viens voir si tout est en ordre (c'était vrai car j'aimais mon boulot)
- Hum...Oui! En tout cas, il va falloir que ça change, ça ne peut plus durer, j'en ai assez de ces beuveries, ça va souquer. S'il faut souquer, je vais souquer.
Je ne sais pourquoi, je m'entends faire tranquillement ce discours au commandant:
Commandant, je ne pense pas que ce soit là la bonne méthode. D'accord, vous avez un équipage buveur et rigolard. Mais puis-je vous faire remarquer que votre équipage met autant d'ardeur au combat ou au poste de propreté qu'à se saouler la gueule. Je pense que "souquer" serait une erreur qui ferait retomber son enthousiasme. Vous n'auriez plus alors, un équipage de la même valeur.
Est-ce parce que j'ai vu ce que donnait un équipage complètement démoralisé sous la férule d'un X... , que je tiens ce langage?
Les deux enseignes sont pétrifiés, sidérés par l'audace de ce simple quartier-maître qui ose donner des conseils au pacha, à un quatre galons! Que va-t-il se passer? Que va faire le pacha? Le pacha ne fait rien. Il tire sur sa cigarette, nerveusement. Les enseignes sont toujours figés, dans l'expectative. Après un temps de silence, plutôt embarrassé, je salue et m'en vais. Arrivé dans le poste, j'explique brièvement que je suis tombé sur le pacha et que, vu l'heure tardive, si l'on ne veut pas d'ennuis, il est temps de mettre une sourdine et d'aller se coucher. Et chacun, bien gentiment, arrête les chansons et va s'allonger dans sa bannette. Il est vrai que j'ai pas mal 'd'ascendant sur les copains, heureusement. Nous ne subirons aucun "souquage", au contraire, mais, instruits par l'incident' nous nous efforcerons à l'avenir de limiter les nuisances pour notre "voisin".
Noël 49. Le long de la berge depuis plusieurs jours, probablement dans le canal des bambous, nous avons fêté Noël, invité les officiers, pacha compris, à participer à la fête dans le poste d'équipage. Ambiance excellente. Il est rare de voir mêlés commandant, officier, officiers-mariniers et matelots. Il ne faut pas oublier que le protocole militaire exige, même sur une petite unité, un salut réglementaire tous les matins envers les officiers. Sur le 263, le pacha et l'équipage ont compris qu'il y avait un temps pour le travail, un temps pour les loisirs, tout en conservant le respect de la hiérarchie. Et puis, nous sommes en guerre. Il arrive de temps en temps que l'un de nous se fasse tuer. Mais il faut avoir conscience que ces rapports sont exceptionnels dans la marine française. Au moins pour ce que j'ai connu à l'époque.
Le 263 Sur le canal des Bambous.