En provenance d’Orly, j'atterris, début février 1954, à Tân Son Nhut, l’aéroport de Saïgon, après une balade de 12.000 kilomètres en ricochets d’avion Constellation, via Rome, Damas, Bagdad, Karachi et Calcutta.
Le Pakistan et l’Inde ayant interdit, sur leur territoire, le transit de militaires français à destination de l’Indochine, nous sommes déguisés en « pékins » avec des professions fantaisistes figurant sur les documents que nous présentons aux escales. Moi je suis spécialiste en machines agricoles, mon fidèle compagnon Jacques Sinquin, dit « Moustache », est instituteur.
Il en est de même pour la bonne soixantaine de passagers. La veste pied de poule cache mal l’adjudant corse trapu, oeil sombre, brun de poil, qui en est à son deuxième séjour, sans parler des nombreux légionnaires, grands, bien découplés, yeux bleus, cheveux paille taillés en brosse, pantalon fantaisie tombant sur des rangers, avec quelques tatouages indiscrets sur les avant-bras musclés et dont l’accent guttural trahit l’origine.
Emus, un peu tendus, nous débarquons sur une autre planète. En cette fin de matinée, un voile nuageux, blanc laiteux, comme un ciel de lit infini, filtre le disque d’un soleil pâle, lourd, pesant, qui vous plisse les paupières.
La vapeur d’eau en suspension est si dense qu’une moiteur étouffante vous saisit dès franchie la porte de l’appareil climatisé. Brutale sensation de sauna, d’humidité gluante. L’aiguille de nos antiques hygromètres à cheveux (féminins, blond roux de préférence) se bloque en butée, dépaysée, elle en arrive à dépasser les cent pour cent d’humidité.
Ici tout moisit, costumes de drap, cuir des casquettes, ceintures, chaussures. De descendre les marches de la passerelle, je ruisselle déjà, la chemise collée à la peau. Passer, en deux jours, d’une température hivernale inférieure à zéro à, un climat subtropical de 35 degrés, sous abri, après 28 heures de vol inconfortable et bruyant et, 7 heures de décalage horaire. Groggy, je suis, comme un mouton, la file qui se dirige en silence vers l’aérogare.
Après les formalités d’usage et la première bière « 33 » made in Saïgon, hâtivement avalée, nous sommes entraînés dans la foulée, pour un bref trajet en Jeep vers notre base située en bordure de l’aérodrome. Je suis frustré du premier contact avec cette mystérieuse Indochine qui avait bercé toute mon enfance, empreinte des récits du Père Lefeuvre, mon Grand-père maternel, sur sa campagne au Tonkin en 1883, comme conscrit dans l’infanterie de marine, s’aidant d’un vieil atlas aux pages écornées et de photos sépia patinées par le temps. Ce pays c’était donc une histoire de famille.
Je le rencontrerai au détour d’un matin, après une nuit moite sous la chape d’une moustiquaire verdâtre, alors que je savoure la douce tiédeur de l’aube, juste avant que le ciel se plombe, assis sur les marches du perron de la « Mauresque » où nos officiers ont leur quartier, face à la « patte d’oie », embranchement de l’ancienne Route Coloniale numéro 1 qui mène au coeur de Saïgon et de la route de Bin Hoa, en direction de Gîadinh.
Il flotte dans l’air d’étranges émanations de fumées de brasero s’échappant en volutes de méchantes cagnas faites de tôles et de cannisses, alignement de gargotes, bistroquets, échoppes qui bordent le terrain militaire, d’odeurs musquées qu’exhalent les arroyos, ces veinules d’eau fangeuse qui courent à fleur de terre, et, de nuoc màm, sauce de poisson fermentée, cette haleine d’Indochine.
De mon fauteuil d’orchestre, au ras de la scène, j’ai du mal à suivre des yeux le flux d’une marée humaine aux couvre-chefs coniques, qui défile en armée de coulemelles. Ça chenille, ça fourmille, ça trottine dans un clic clac de socques en bois, ça sautille au rythme des balanciers auxquels sont suspendus des paniers surchargés de fruits et de légumes, ça glousse de volailles, ça nasille de canards, ça grogne de petits cochons noirs, ça dring
dring de cycles, ça vroum vroum de motos-pousse, ça klaxonne de cars poussifs au dos de dromadaire, pleins jusqu’aux marchepieds, de camions militaires noyés jusqu’aux ridelles dans cette foule qui s’ouvre et se referme.
Il monte de cette cohue tumultueuse un caquetage étourdissant qui crépite d’éclats de rire et de cris aigus. L’oreille subit, plus qu’elle n’écoute, le concert des mots à la sonorité étrangère et bizarre. Touches vocales des syllabes se succédant en brefs pincements d’instruments à cordes dont la consonance s’élève parfois pour s’achever en longues vibrations. Spectacle permanent que je fuis à regret pour rejoindre la base Aéronavale.
Comme la lourde cantine qui suivait par bateau ne nous atteignait qu’un bon mois après notre arrivée, la plupart de nous prévoyaient dans leur maigre bagage d’accompagnement, avec la trousse de toilette et les photos de famille, la chemisette et le short réglementaires complétés sur place par casquette et épaulettes de grade prêtées par un frère d’arme mais, ce n’était pas une obligation.
Dans l’attente de ses vêtements militaires, un de nos compagnons de voyage, jeune matelot mécanicien, à l’esprit frondeur, décida de conserver sa tenue civile. On le vit, à longueur de semaines, déambuler sur le parking vêtu d’une chemisette hawaïenne ornée d’oiseaux batifolant parmi des fleurs exotiques du plus bel effet, d’un chapeau tyrolien décoré d’une superbe plume de faisan et portant fièrement une insolite caisse à outils, peinte en rouge vif, dénichée on ne sait où, qui complétait son personnage, à en donner des boutons au capitaine d’armes chargé de la discipline.
a suivre ...