A la flottille 24 F : mai 1954 Lann-Bihoué.
Comme chaque matin à huit heures, tout le personnel est rassemblé pour « l’appel », - on ne disait pas encore « l’assemblée » - à Kérambars, lieu- dit où est implantée la flottille.
Ce matin-là, on note la présence du commandant, le lieutenant de vaisseau Keller. Tiens, c’est bizarre, il n’est jamais là d’habitude ! A la fin de l’appel, l’officier en second annonce :
- Communication du commandant.
Ce dernier prend la parole et nous dit :
- Messieurs, la 24F vient d’avoir l’honneur d’être désignée pour renforcer nos camarades de la 28F en Indochine. Départ dans les plus brefs délais après les vaccinations réglementaires. Je vous verrai tous individuellement : ou vous êtes volontaires, ou vous suivez par esprit de corps, ou vous avez de bonnes raisons de ne pas participer.
C’est la stupeur, car nous savons tous que la flottille 28F, armée par des Privateer, a perdu récemment deux appareils abattus par les Viets, l’un le 12 avril au-dessus de Dien Bien Phu, le second le 8 mai. Il y a 18 disparus dont mon camarade Gauthiez, co-pilote d’un des avions, que j’ai bien connu au cours de pilote. On saura plus tard qu’il y a seulement deux rescapés, deux mitrailleurs qui ont pu évacuer en parachute, puis faits prisonniers et libérés après l’armistice. Fin 52, un Priv s’est aussi écrasé peu après le décollage avec son chargement de bombes, faisant 12 victimes. Il n’y a qu’un seul rescapé, le co-pilote, Thédenat, grièvement blessé, que nous retrouverons plus tard à Lorient. Il vivra encore une situation très difficile, sur P2V-7, de nuit, en panne électrique totale. Mais ceci est une autre histoire…
Nous suivrons tous par esprit de corps, excepté quelques officiers mariniers en fin de lien ou pour de graves raisons familiales. Les vaccinations : fièvre jaune, choléra… sont vite effectuées. Sans doute pour faciliter les escales, ce n’est pas une flottille qui se déplace, mais l’entreprise de travaux publics « Kérembars » ! Nous sommes tous titulaires de faux passeports ; je suis conducteur de travaux. Nous prenons le train par petits groupes, de Quimperlé et d’Hennebont à destination de Toulouse. Pourquoi pas de Lorient ? Parce que le parti communiste, opposé à la guerre d’Indochine, veut manifester à la gare et empêcher notre départ. Navrant, scandaleux ! Beaucoup plus scandaleux était le comportement de certains membres de l’Union des femmes françaises, qui, parfois, sabotaient les munitions dans les
usines d’armement, comme le rappelle Paul Bonnecarrère dans son excellent ouvrage sur la Légion Étrangère en Indochine : Par le sang versé ! Nous partons donc avec un sentiment étrange, l'impression de partir comme des « péteux », alors que nous aurions aimé un peu de considération. Et pourtant, nous savons que la situation en Indochine s'est dégradée en ce début du mois de mai : Dien Bien Phu est tombée le 7. Même si nous n'en parlons pas, nous nous demandons si tous les équipages vont revenir. Combien subiront le même sort que celui de nos amis de la 28F récemment abattus ?
A Toulouse, mon groupe embarque le 19 mai à bord d’un Armagnac, quadrimoteur qui n’eut pas un gros succès commercial, en raison, notamment, de son autonomie peu convaincante. Après 27 heures de vol et trois escales à Beyrouth, Karachi et Calcutta, nous atterrissons à Saïgon.
Dès l’arrivée, on nous délivre un chapeau de brousse, un pistolet et neuf cartouches pour nous défendre en cas d’évacuation au-dessus des zones viet…C’est surtout pour le moral, car dans ce cas, cette arme me semble dérisoire. Nous sommes impatients de voir nos nouvelles machines : dix PB4Y Privateer, dérivés du B-24 Liberator. Ils ont été convoyés de Manille où ils ont subi une révision, sans doute vite faite, car on voit nettement l’étoile américaine en relief sous la couche de peinture bleu-marine !
Nous sommes rapidement répartis dans des équipages de la 28F pour nous aguerrir.
Ainsi, je suis d’abord prévu pour une mission de mitraillage au-dessus de la Cochinchine. Je me présente à l’avion et on me dit :
- Toi, tu seras mitrailleur dans le «blister» bâbord.
- Mais je ne suis pas mitrailleur, je suis pilote.
- Y’a pas de mais, je vais te montrer comment ça fonctionne.
Le blister, cloque ou boursouflure en français, est une tourelle située sur le côté de l’appareil, équipée de deux mitrailleuses jumelées, qu’on peut orienter en azimut et en site, permettant de tirer à la verticale. Dans cette position, on a presque la tête en bas, mais bien sanglé sur le siège, il n’y a pas de difficultés particulières.
Il s’agit, ce jour-là, de détruire des aciéries artisanales où les Viets fabriquent des armes, et des jonques qu'on détecte assez facilement malgré le camouflage, petits renflements de verdure sur des canaux souvent rectilignes dans cette partie de l'Indochine.
Très vite, l'entraînement en vol commence. La prise en main se passe assez bien pour moi bien que le moniteur soit encore...Nicolas. Le Priv., à train tricycle est nettement plus facile que le Lancaster. Au cours de ces vols, il y eut parfois quelques bons moments, comme avec Miorelli, un corse à la forte personnalité qui, après s'être fait copieusement engue...par le moniteur, lui dit :
– Si vous continuez comme ça, moi je fous le camp à l'arrière.
Et, comme les remarques se poursuivaient, Miorelli quitta son siège et passa à l'arrière.
Ce fut étonnant de voir le moniteur, seul au poste pilote, faire des circuits de piste et annoncer au contrôle:
–X Ray Charlie, en vent arrière pour un double tour de piste...
Et dire plusieurs fois au jeune pilote:
–Miorelli, reviens !
Ce dernier faisant non, non en agitant la main. Il finit par revenir aux commandes, disant :
– Si vous recommencez, je repars et ne reviens plus.
On pensait qu'il allait prendre quelques jours d'arrêt, mais il ne se passa rien.
Nous effectuons quelques séances d'entraînement piste, puis c'est le contrôle avant le lâché. Mon testeur est le commandant de la 28F, le lieutenant de vaisseau Leclercq-Aubreton.
Les médisants disaient qu'il s'annonçait en mission : - Ici le « soleil » des César, César étant l'indicatif opérationnel de sa flottille. Après quelques atterrissages sans difficultés, je note une anomalie en vent arrière. Avant de sortir le train, il faut réduire la vitesse, donc les gaz, puis remettre de la puissance vers 30 pouces à l'admission d'air aux moteurs dès que le train est sorti. Je remarque alors que la manoeuvre de la manette des gaz est inopérante sur le moteur n° 1, moteur extérieur gauche: le manomètre de pression d'admission reste bloqué vers 24 pouces. Je le fais remarquer au testeur qui me dit :
– Il y a beaucoup de trafic, on continue.
Effectivement, il y avait beaucoup de mouvements d'avions à cette époque à Saïgon.
L'approche et l'atterrissage s'effectuent normalement, mais il est impossible de réduire le moteur n° 1. En insistant, il part brutalement plein pot, en surpuissance, et la manette des gaz est toujours inopérante. L'avion fait une embardée de 30 degrés à droite et sort de la piste malgré un freinage énergique (ça me rappelle quelque chose !). Après quelques dizaines de mètres, le pneu gauche éclate sur une zone caillouteuse, puis le train gauche est fauché dans une partie meuble du terrain. L'aventure s'arrête là car, finalement, le chef de bord a réussi à couper le moteur par action sur l'étouffoir. C'est encore le 24F.1. Pas de blessés. On découvrira plus tard que la tringlerie de commande s'est cassée et que, dans ce cas, un ressort ouvre à fond le papillon des gaz.