Le Petit Marseillais illustré du 1er mars 1891.
L’article n’est pas signé, serait-il de la plume d’Horace Bertin, un des principaux collaborateurs du journal ? La Magicienne a été navire amiral à Tahiti en 1877.
LA MORT DU GABIER NOUVELLE MARITIME
La frégate amirale avait quitté San-Francisco depuis vingt jours et, ce matin-là,dans les grands calmes tropicaux, continuait, sous vapeur, sa route vers
Taïti. L’équipage était aux postes de propreté achevant, avec un profond silence la toilette journalière de la Magicienne. Les essieux des canonniers, les boucles des matelots de pont et les cabillots de fer des manœuvriers prenaient, sous le frottement du tripoli, un éclat argentin. Leur mise en place troublait seule, de temps à autre, par des tintements brusques, la monotonie matinale, rendue encore plus sensible par la sourdine rhythmée de l’appareil moteur secouant les profondeurs du navire. Devant, sur le filet raidi du beaupré, Jean Floch, le plus jeune des gabiers de grand mât, ayant terminé sa tâche quotidienne d'astiquage, pêchait la bonite pour la table de l’État-major. Au-dessous de ses pieds nus se balançant dans le vide, la proue fendait l’onde, et nous donnait une escorte de longs sillons liquides d’où sortaient des myriades de poissons volants. A l’arriéré, la fumée grise de la machine planait au-dessus des gros remous de l’hélice, puis montait se perdre dans l’azur pendant que la mer reprenait son imposante tranquillité et reflétait les rayons du grand soleil équatorial, commençant sa majestueuse ascension perpendiculaire dans l’immensité bleue. Les quatre coups doubles de huit heures furent suivis du commandement inattendu de l’officier de quart : En haut tout le monde ! Alors, à l’ouverture de chaque panneau, seconds- maîtres et quartiers-maîtres, le sifflet d’argent aux lèvres, entonnèrent, à l’unisson, l’appel des matelots sur
le pont. L’amiral voulait profiter de cette matinée où la voilure était inutile, pour exercer ses hommes à la manœuvre. En un clin d’œil, tous les marins furent au grand air, rectifiant à la hâte leur tenue négligée
du matin. Il ne restait plus, dans l’intérieur du bâtiment, que le personnel mécanicien de quart occupé devant les feux. Jean Floch avait dû laisser les bonites en repos et était venu se ranger au pied de son mât avec les camarades. L’appel terminé, l’officier de manœuvre commanda: « A changer les Basses Voiles ! » alors on vit, rapide comme une flèche, le jeune gabier escalader l’échelle de revers, franchir le bastingage et grimper dans les grands haubans avec une agilité féline.Sous lui, montaient les gabiers d’empointure et, à leur suite, pressés
les uns contre les autres, les gens de la grand’vergue formant, sur les enfléchures, une véritable pyramide humaine dont le petit Floch était le sommet. En quelques minutes, la voile fut dégréée et affalée sur le pont, puis remplacée par celle de rechange sortant de la soute et infestant l’air d’une odeur de moisissure de cave. Chaque matelot fixa sur la vergue les banets de l’immense toile et fit la chemise en resserrant les jarretières. Pendant ce dernier travail, Jean, d’une vigueur sans égale, tira trop fort sur celle du point, et le bout de filin qu’il tenait lui resta dans les mains. Alors, le malheureux, perdant tout à coup l’équilibre, tournoya sur lui-même dans le vide et vint s’aplatir au pied du mât, avec le bruit sourd que produit, en tombant de haut, un hamac serré.
Ce fut un moment de suprême angoisse pour tout le monde ! C’est que beaucoup parmi nous le connaissaient, ce choc sinistre, pour l’avoir entendu déjà sur d’autres navires, les jours de tempête, lorsque des grappes humaines tombaient de la mâture, éparpillées par les grands coups de vent. D’un bout à l’autre du tillac, les yeux hagards
s’interrogeaient avec anxiété. Quelques Bretons, n’ayant pas encore perdu toute croyance aux miracles espéraient voir, par un hasard providentiel, leur compatriote se relever tout seul et les rassurer. Hélas ! non. L’infortuné gisait là, les membres inertes. De chaque côté de sa bouche coulait un petit ruisseau rouge, et, de sa gorge sanglante, sortait un râle affreux qui déchirait l’âme. Sur l’ordre du commandant, quatre solides matelots soulevèrent, le plus doucement qu’ils purent, le blessé, et le descendirent à l’hôpital, sur l’avant de la batterie.
Là,les infirmiers le déshabillèrent lentement; et les médecins, après plusieurs consultations et minutieux examens, constatèrent qu’il avait les bras et les jambes brisés et l’épine dorsale attaquée. Quelques instants plus tard, Jean Floch ouvrit les yeux et poussa des cris terribles. En se débattant, ses os fracassés lui rentraient dans la chair, y formaient des plaies internes qui le faisaient atrocement souffrir. Pour lui éviter des douleurs plus cruelles, on dût le lier dans son cadre. C’est ainsi qu’il resta quatre longs jours sans pouvoir articuler une parole, jusqu’à l’heure où la mort vint le délivrer. Pendant le cours de ses souffrances, on put voir à son chevet un vieux matelot, au visage hâlé par les grands souffles du large, bruni par les coups de soleil des pays chauds et ridé par les dures fatigues du service. C’était Kerveur, le gabier de beaupré, un ancien compagnon de son père tué au Bourget, et qui l’affectionnait comme un fils. Aussi Jean n’avait-il aucun secret pour lui.
Dans la matinée du dernier jour, le vieux crut remarquer sur la physionomie pâle de l’agonisant des mouvements extraordinaires dans ses yeux, une supplication, une demande dernière. Il comprit ! Sans perdre un instant, il descendit au faux-pont quatre à quatre, enleva du caisson le sac bien arrimé et fort propre de son ami, en desserra l’amarrage, y prit une boîte toute simple, en bois blanc, tira le couvercle de ses rainures et, sous de nombreux paquets de lettres féminines, non parfumées, découvrit ce qu’il cherchait. Quand la porte de l’hôpital s’ouvrit et que le vieux marin parut, la figure du blessé s’illumina d’un doux sourire. Kerveur s’approcha de lui
et, devinant tout ce que son regard contenait de désir, le souleva légèrement et mit, devant ses lèvres blêmes, un portrait souriant de jeune fille. Jean Floch, dans un effort suprême, en aspira un long b....r, puis, laissant retomber sa tête sur le traversin, contempla longuement cette image chérie, encadrée par la main calleuse du loup de mer.