Agadir, côte d’Azur marocaine.
Juin 1955, après les quelques jours d’attente au 5ème dépôt des équipages de Toulon, nous prîmes le paquebot Lyautey de la compagnie Paquet, pour rejoindre le Maroc où mon affectation à Agadir, après deux ans d’Indochine, me comblait totalement.
Nous débarquâmes à Casablanca sous un soleil radieux et chaud. Mais il nous fallut attendre jusqu’au soir à la gare routière un autocar de la “ Grey Hound “ pour nous emmener jusqu’à Agadir. Le trajet s’effectuait généralement de nuit pour éviter les grosses chaleurs qui transformaient les véhicules en étuve. La climatisation n’existait pas encore.
Nous traversâmes Mazagan, Safi, Mogador, aujourd’hui Essaouira, sans avoir le temps de visiter et de toutes façons, il faisait nuit, mais seulement avec de brefs arrêts pour se dégourdir un peu les jambes. De jeunes marocains attendaient à chaque étape sur le parking pour nous vendre soit un sandwich de saucisson soit des fruits ou une bouteille de « Fanta », genre de soda fruité à l’orange.
Au petit jour, les premiers rayons du soleil allongeaient les ombres des arbres, des rochers, des maisons, l’ocre des ksour en pisé se confondant avec le sol de cette terre aride du sud.
Nous touchions au terminus, mais cette arrivée par la route côtière après le cap Ghir me fit chaud au cœur en me rappelant un premier séjour quatre ans auparavant pour mon cours de radio volant.
En attendant de dénicher un appartement, nous nous installâmes, pour quelques jours, à l’hôtel du Souss, un établissement ancien mais propre situé au Talbordj, le quartier arabe. Il donnait sur une esplanade où se tenait chaque matin le souk aux fruits et légumes. J’adorais ce pittoresque mélange de couleurs et d’odeurs d’épices. D’autres effluves montaient jusqu’aux fenêtres de notre chambre, celles des animaux, dromadaires, bourricots, poules, moutons, ainsi que le brouhaha des voix gutturales des marchands vantant leurs produits et se mélangeant aux cris des bêtes.
Tout un grouillement de vie installée à même le sol de terre battue où s’étalaient ça et là des flaques de boue et des crottins d’âne disparaissant à moitié sous une multitude de mouches.
Mon grand bonheur était de me promener dans ce marché bigarré et me fondre dans la foule disparate dont les hommes, portant le poignard, insigne des croyants ayant effectué le pèlerinage à la Mecque, inquiétaient fort Michelle qui ne connaissait pas encore les us et coutumes du pays.
Les chambres de l’hôtel, du plus pur style mauresque, entouraient un patio carrelé de mosaïque, plongé en permanence dans une demi pénombre donnant de la fraîcheur à l’ensemble. On y accédait par un couloir circulaire en surplomb. La patronne, une vieille parisienne des faubourgs, nous prit en sympathie et parfois, nous confectionnait sa spécialité, un calamar farci délicieux, qui avait l’avantage également de rompre la monotonie des casse-croûtes à la « vache qui rit » ou des restaurants bon marché, ma solde ne permettant pas un trois étoiles tous les jours.
Agadir, dont le nom signifie forteresse, en berbère, n’était autre qu’un petit paradis. A cause de sa situation privilégiée, elle fut au cours des siècles très convoitée par différentes populations, dont les Portugais, les Arabes et plus tard, les Allemands qui avaient des vues sur la région du Souss. Cette plaine qui s’étend à partir d’Inezgane jusqu’au pied de l’Atlas en suivant le cours de l’oued qui lui a donné son nom, est une des terres les plus fertile du pays. Un vrai jardin d’Eden, j’allais dire d’Allah.
Agadir, Côte d’azur du Maroc, étale ses jardins maraîchers où poussent tous les légumes, les orangers, le blé et même des bananiers.
La ville d’origine fut la « kasbah », que Moulay Mohamed el Harrane fit construire en 1540 pour chasser les Portugais occupant la place à cette époque. Entourée de hauts murs pour se protéger du retour des portugais et autres envahisseurs, on y engrangeait les réserves de grains, la précieuse huile d’argan, des épices, des fruits secs, amandes de Tafraout, dattes, etc...
Elle abritait aussi jusqu’à la catastrophe du 29 février 60, des artisans, bijoutiers, savetiers, menuisiers, dont les échoppes s’encastraient à l’intérieur des murs des remparts d’enceinte de plusieurs mètres d’épaisseur.
Peu à peu, avec moins d’agression extérieure, les maisons s’étalèrent au pied de la colline vers le quartier de Founti et de la mer où un port fut construit pour abriter les barques des pêcheurs de « tassergals », sorte de morue des côtes africaines.
La Kasbah offrait une promenade magnifique autour des remparts car de là haut, la vue porte très loin au-delà de la ville et du port, jusqu’à la plaine du Souss et des montagnes de l’Atlas. Un café maure installé en surplomb permettait de déguster de succulentes pâtisseries marocaines, gâteaux au miel ou cornes de gazelles, accompagnées d’un délicieux thé à la menthe bien fumant.
René Caillé, voyageur explorateur, y séjourna en 1829 lors de son périple africain.
Après Founti, un nouveau quartier arabe, le Talbordj, sortit du sol sur la colline dominant la mer, à l’est de l’oued Tildi. Quelques européens y vivaient aussi, mélangés aux autochtones. Les Français y construisirent l’hôpital durant le protectorat.
Avec la mise en valeur du territoire, de l’implantation de l’armée, de l’aéroport, de la douceur du climat, du port de pêche et en corollaire des sardineries, la ville se développa rapidement durant la période d’après la guerre 39/45, pour atteindre 30 000 habitants au moment du séisme. Arabes, juifs, berbères, européens, y vivaient en parfaite harmonie.
Une ville heureuse ne connaît pas le racisme, ni la xénophobie, ni la haine. Les évènements de l’indépendance nous le prouvèrent.
La ville européenne construite de petits immeubles et de villas style californien s’installa, elle, plus au sud, bordant le front de mer et la plage immense de sable fin. De larges avenues la traversaient, sans feux ni stop, les automobiles y étant encore peu nombreuses.
Les constructions, s’éparpillaient çà et là, séparées par des terrains vagues, sauf sur l’avenue Lucien Saint, qui traversait la ville de part en part, du nord au sud.
Les quelques commerces n’offraient pas un grand moment de lèche vitrines et nos pas nous conduisaient plus volontiers vers le Talbordj où des boutiques de toutes sortes étalant leurs produits à l’extérieur, animaient les rues étroites. Des odeurs de friture, de cuir, de tissus et d’épices, chatouillaient agréablement nos narines. C’est là que j’allais choisir les babouches en cuir de dromadaire que je portais à la maison et que j’ai pris l’habitude de porter, même aujourd’hui, tant que j’ai la possibilité de me réapprovisionner au Maroc ou au magasin de la grande mosquée de Paris.
Le séisme.
Le 22 février 60, vers midi, je lisais dans la salle d’alerte en attente d’un décollage, lorsque le sol bougea sous ma chaise. Un mouvement rapide et léger pendant trois à quatre secondes, qui aurait pu faire penser au passage d’un camion à proximité du bâtiment. Je me précipitai dehors, mais rien ne bougeait. Au contraire, un calme impressionnant régnait sur le parking où les Beechcraft et les Lancaster semblaient dormir sous la chaleur d’un soleil déjà très fort pour cette fin d’hiver. Dans la tour de contrôle qui surplombait le bâtiment, aucun signe de mouvement particulier.
Je revins à la salle d’alerte préparer mon équipement et me rendis aux appareils pour effectuer les essais radio avant vol. Mais cette secousse m’avait intrigué et perturbé mon travail de routine. Interrogés, très peu de mes camarades avaient ressenti ce frémissement, et l’affaire fut vite oubliée.
Une semaine plus tard, le 29, à peu près à la même heure, une seconde secousse plus importante fut cette fois, bien remarquée. Les vitres tremblèrent, des meubles se déplacèrent légèrement et des verres tintèrent dans les placards. Là, plus de doute, le sol avait bien bougé.
Les commentaires allèrent bon train, mais sans inquiétude particulière. Simplement, un petit fait divers à raconter à la famille dans une prochaine lettre. La journée s’acheva comme d’habitude.
Avant le dîner, nous allâmes faire notre petite promenade avec les enfants dans la colline derrière la maison. J’aimais ce moment précieux où je retrouvais ma petite famille.
Juste au coucher du soleil, c’était la période du ramadan, le muezzin appela les fidèles à la prière de sa voix gutturale portant très loin dans l’air calme du soir. Aucun bruit ne la troublait, sauf parfois, le bêlement d’une petite chèvre encore dehors et qu’un petit berger poussait devant lui. Les ombres s’allongèrent sur le sol, il était temps de rentrer dîner.
En cette période, beaucoup de marocains étaient descendus des villages avoisinants pour célébrer en famille cette grande fête musulmane. L’activité des rues réduite dans la journée, ne s’animait qu ‘après la prière du soir. Il en montait de bonnes odeurs de cuisine. Les enfants se gavaient de beignets au miel pendant que les femmes préparaient les mets les plus fins réservés pour cette période sainte et seulement après que le soleil ne soit couché.
Les soirées se prolongeaient très tard pour les hommes, en longs palabres agrémentés de thé à la menthe, pendant que les femmes plus discrètes se retiraient dans un coin ou dans une autre pièce pour échanger les derniers potins, comme toutes les commères du monde.
Lundi 29 février 1960, 23 heures 47.
Le jour supplémentaire de cette année bissextile allait s’achever, lorsque dans un grondement monstrueux, inhumain, venant des entrailles de la terre, accompagné de secousses d’une violence inouïe, toute la maison craqua. Le sol allait et venait en secouant les murs, les meubles, notre lit. Les baies vitrées volèrent en éclats. Je me retrouvai jeté à terre sur le carrelage, incapable de me remettre debout. Je m’entendis hurler comme une bête, de terreur, comme je n’en avais jamais connu même aux pires moments des bombardements de la guerre. C’était l’effroi, cette peur qui vous glace le sang avec un sentiment d’impuissance devant une force énorme qui sort des entrailles de la terre.
Des gravats tombèrent du plafond et des murs. J’entendis un fracas de matériaux comme si un bulldozer entrait dans la maison pour tout casser. Ce cauchemar ne s’arrêterait donc jamais ? Pendant quarante cinq longues secondes, les secousses continuèrent leur mouvement de destruction et nous laissèrent anéantis, paniqués, incapables de penser, d’esquisser le moindre geste de protection. Le grondement et les secousses diminuèrent d’amplitude puis enfin cessèrent. J’avais été éjecté du lit et me retrouvais sur le sol.
D’un coup, je réalisai la situation, le tremblement de la semaine passée, celui de midi, furent des avertissements que personne ne sut déchiffrer.
J’entendis Michelle me crier :
« Les enfants ».
Je me levai d’un coup et cherchai l’interrupteur, me cognai dans des obstacles, trébuchai à chaque pas. La lumière ne marchait pas. Je réalisai que le courant devait être coupé. Dans quelle direction aller, j’étais perdu.
Finalement, je repérai la porte du couloir qui pendait de travers et tentai d’atteindre la chambre où dormaient Cathou et Robin qui pleuraient de peur. Le placard mural du couloir avait expulsé les vêtements, les étagères, les portes. Toutes les affaires encombraient le passage. Dans ma précipitation, je tombai, me redressai, entrai dans la salle de bain et compris mon erreur en sentant les odeurs de parfum dont les flacons devaient être brisés sur le sol.
J’arrivai enfin à la chambre des enfants, en pris un sous chaque bras et fis le chemin inverse pour sortir le plus rapidement de cette cage de béton.
Nous les installâmes dans la 2CV garée dans le jardin, et seulement après cela, nous commençâmes à reprendre nos esprits et nos sens habituels. Je m’aperçus alors que depuis la secousse, des klaxons de voitures hurlaient lugubrement dans la nuit sans interruption, tout près de nous. Ils provenaient de plusieurs véhicules garés devant les immeubles marine dont la corniche supérieure s’étaient détachée, tombant sur eux écrasant les tôles et provoquant des courts circuits. Personne ne s’en préoccupait bien entendu plus soucieux d’évacuer rapidement les bâtiments éventrés.
Petit à petit nous constatâmes les dégâts, car du haut de notre colline nous pouvions apercevoir presque l’ensemble de la ville en contrebas, sur laquelle des lueurs d’incendies rougeoyaient à travers un immense nuage de poussière s’élevant des immeubles et maisons effondrées. De temps à autre, une explosion secouait l’air. Vraisemblablement, provenant de bouteilles de gaz dans les locaux en feu.
Puis, des voix montèrent de ce fatras, des gens s’appelaient dans l’obscurité, cherchant un proche ou demandant de l’aide. Que faire ? Nous étions nous même désorientés, et les maisons autour de nous avaient l’air d’être debout. Il nous était impossible dans l’obscurité d’évaluer l’ampleur des dégâts en ville.
La famille Favre vint nous rejoindre avec les enfants que j’installai aussi dans la 2CV transformée en dortoir.
La nuit étant fraîche, je décidai de retourner dans la maison chercher quelques vêtements et couvertures. Avec prudence, j’avançai dans les pièces et par chance retrouvai une lampe de poche qui fonctionnait. La lumière me fis entrevoir un désordre indescriptible. Le canapé-lit sur lequel nous dormions se retrouvait au milieu du séjour, ce qui nous évita certainement d’être blessé par des portions de cloison formant un tas à l’emplacement où était notre tête.
Des objets jonchaient le sol mélangés aux débris des vitres. Dans la cuisine, une odeur de vinasse montait des 10 litres de vin rentrés la veille, maintenant répandus et mélangés à tout le contenu du placard, sucre, sel, pâtes, riz etc... En tournant vers le couloir, je compris mon erreur d’aiguillage de la nuit en voyant les portes de la penderie arrachées de leur dormant coincées en travers du couloir formant une sorte de labyrinthe qui m’entraîna dans la salle de bain.
Tout ce spectacle de désolation était à pleurer, mais je n’avais pas le temps ni le désir de m’attarder à ranger. Je m’activai, la peur au ventre d’une nouvelle secousse, à trier quelques vêtements que j’empilai dans un sac ou une valise, je ne me souviens plus, et filai à l’extérieur vers la sécurité de la voûte céleste.
Vers trois heures du matin, une voiture monta la route vers nous. Chacun se précipita aux informations. Un officier marinier de service à la base venait prendre des nouvelles de sa famille. Il avait dû traverser un parcours de destruction et de mort qu’il nous rapporta en quelques phrases. Les immeubles effondrés obstruant certains passages, des hommes cherchant dans les décombres, qui un parent, qui un ami. Impensable !
La base située à sept kilomètres de la ville, assez loin de l’épicentre, demeurait intacte et opérationnelle. Nous décidâmes avec Lucien Favre de regagner ce havre, puisqu’il n’était plus question de rentrer dans nos maisons, d’autant plus que de petites secousses telluriques continuaient de faire bouger le sol sous nos pieds.
Au fur et à mesure de notre progression, le récit de notre camarade s’avéra la triste réalité. Après maints détours pour trouver un passage, nous arrivâmes à la base où déjà de nombreux rescapés envahissaient les allées, pèle mêle, civils, militaires, femmes et enfants, marocains et français. Des marins canalisaient tant bien que mal ce flot hétéroclite vers un hangar où des lits “ picots “ dépliés à la hâte leur étaient offerts, ainsi que des boissons chaudes réconfortantes. Pour ma part, j’installai nos deux familles, pour y passer le restant de la nuit, dans un baraquement demi-tonneau en tôle, servant de magasin matériel, me paraissant le plus sûr des abris en cas de nouveau séisme.
Mardi 1er mars.
Vers sept heures, nous fûmes réveillés par les ronflements des turbopropulseurs d’avions gros porteurs C 130 américains venus des bases de Nouasseur et de Port Lyautey apportant du matériel de sauvetage et des tentes pour les sans abri. La cafétéria du mess, venant d’ouvrir nous permit de faire un ravitaillement en café, pain et confiture, qui nous remis les esprits en ordre pour envisager un avenir immédiat pas très réjouissant.
Lucien et moi, nous nous présentâmes à nos services respectifs afin de nous signaler en vie mais aussi pour nous rendre utile dans ces moments difficiles.
Lucien fut désigné pour faire le tri des blessés et des morts. Il participa également au déblaiement. Sale besogne s’il en est. Il eut le triste privilège de retrouver la famille Devaux, nos amis, lui, sa femme et leur bébé, tous les trois ensevelis sous les décombres de l’immeuble Bella vista. Nous leur avions donné quelques mois auparavant un petit chien magnifique de Tao notre chienne berger. Il est mort en leur compagnie.
Il fallut rassurer nos familles qui avaient dû entendre à la radio les informations sur ce drame. Par l’intermédiaire des transmissions de la marine, nous pûmes envoyer une liste des rescapés qui fut retransmise sur les ondes de la radiodiffusion française. Nous sûmes plus tard que les messages avaient été reçus, soit par l’intermédiaire de voisins ou de parents les ayant entendus.
En fin de journée, je m’échappai pour retrouver ma petite famille. Tout allait bien apparemment, les enfants jouaient avec ceux des Favre, Christine et Dominique. Peut être un peu plus grognon que d’habitude.
Une note affichée au bureau d’information nous annonça qu’une évacuation possible des familles pourrait avoir lieu le lendemain par des avions de l’escadrille 31 S de liaison ministérielle de la marine au Bourget. Je m’empressai d’inscrire Michelle et les enfants, Lucien en fit autant pour sa famille. Dans cette perspective, nous retournâmes aux appartements chercher des vêtements et affaires personnelles pour ce voyage sans retour.
Par la même occasion, nous fîmes un tour de la ville pour voir ce qu’il en restait.
A partir du quartier industriel où se regroupaient les sardineries et la plupart des industries ou dépôts, l’horreur commença. D’Agadir, il ne restait rien que maisons détruites, lézardées ou en bloc entier penché comme la tour de Pise. Passant devant l’immeuble Barault, je vis notre ancien studio effondré. Plus loin, sur la place du marché, c’est avec une peur rétrospective que je reconnus l’emplacement de l’immeuble Lali, dont il ne subsistait qu’un tas de gravats de trois ou quatre mètres de haut débordant sur la rue. Notre ancienne propriétaire, Madame Fromentin, qui y avait un appartement, se trouvait encore sous les décombres, mais je ne l’appris que plus tard à Hyères où j’eus la surprise de la retrouver. Elle resta ensevelie blessée aux jambes, plusieurs heures avant d’être extirpée de sa fâcheuse posture.
Je poussai jusqu’au Talbordj en faisant un détour par le front de mer, où du magnifique hôtel SAADA, plein des premiers touristes étrangers, on n’apercevait plus que l’enseigne de toit trônant sur les dalles de béton des quatre étages empilés les uns sur les autres. Des équipes de marins fouillaient les décombres un peu partout en ville, renforcées par les équipages des navires de guerre français en exercice près des côtes marocaines qui s’étaient détournés pour la circonstance.
Arrivé devant le quartier arabe, je dus reculer, dans l’impossibilité de poursuivre en voiture. Le Talbordj n’existait plus ! Seuls des tas de pierres sur lesquelles des marocains fouillaient à mains nues pour déblayer et retrouver leurs morts. Les constructions de pierres liées à la chaux et au sable s’étaient écroulées comme des châteaux de cartes ensevelissant leurs habitants en pleine festivité du Ramadan.
On évaluera plus tard à plus de 15 000 le nombre des victimes en majorité musulmanes et juives de ce quartier.
Je ne suis pas monté jusqu’à la Kasbah, mais je sus que les recherches de survivants quasiment impossibles, s’arrêtèrent très vite et le nivelage des ruines fut ordonné, servant de sépulture aux victimes. On peut encore voir la forteresse ainsi aujourd’hui. Seuls les remparts subsistent avec les stigmates du séisme dans ses pierres.
Après avoir récupéré dans la maison, le maximum de vêtements nécessaires et quelques objets personnels, je rentrai à la base avec dans les yeux la vision d’apocalypse de toutes les misères de cette ville heureuse, belle et maintenant martyre.
Nos familles embarquèrent le lendemain dans un avion de l’Aéronavale, pour la France où ils atterrirent au Bourget accueillis, en ce qui concerne Michelle et les enfants, par ma sœur Gisèle.
Mon affectation ne se terminant qu’en juillet suivant, je me retrouvai célibataire pour quelques mois. Ne voulant plus coucher dans des immeubles en dur, tout le monde logea dans des tentes de l’armée pour trente poilus. Les soirées se traînaient interminables en parties de pétanque et de cartes ou de lecture. En avril et en juin, les autorités organisèrent des vols vers la France qui nous permirent de faire des visites furtives à la famille. Je profitais de l’un d’eux pour rapatrier à bord d’un Lancaster notre chienne Tao dont je ne savais que faire à la base. Elle était devenue agressive et avait mordu un officier qui passait trop près d’elle. La menace d’être abattue planait sur elle, il était temps de la faire partir. Elle retrouva son caractère doux en faisant de grandes promenades en compagnie des enfants qu’elle adorait et qui le lui rendaient bien.
Début juillet, je chargeai la 2cv jusqu’à ras bord et pris la route du Nord, Casablanca, Port Lyautey, aujourd’hui Kénitra, où je fis une escale chez mon ami Carpentier, le rescapé de Dien Ben Phu qui faisait partie de mon équipage, puis Tanger la blanche, pour embarquer sur le ferry vers Gibraltar. Je traversai l’Espagne en touriste, au rythme de ma Gélinotte (la 2cv), c’est à dire à la vitesse moyenne de 60 à l’heure. Mais elle m’amena à bon port pour ce trajet de 8 jours et 3000 kms, au bout duquel je retrouvais ma famille.
Je suis revenu à Agadir, que le roi avait promis de reconstruire plus belle qu’avant, mais ce n’est plus le petit paradis que je connus jusqu’au 29 février 1960 à 23 heures 47. Il est devenu aujourd’hui, une usine à touristes qui ne connaîtront jamais le charme exotique de l’hôtel du Sous au Talbordj, près du souk aux légumes !
Didier Vidal Indicatif radio Delta Victor