Bonjour à tous,
J'ai conservé au fond d'un tiroir le compte rendu d'une sortie en mer à bord de la Belle Poule le 7 décembre 1948, alors que je suivais le cour de gabier à Lanvéoc Poulmic.
Ce récit intéressera sans doute les anciens pour qui ces goélettes restent des véritables monstres sacrés, c'est pourquoi je vous en adresse une copie en p.j.
Pour information, ce document figure dans l'autobiographie que j'ai consacrée à ma découverte de la Marine Nationale intitulée "De la terre à la Mer" que j'ai publié en 2004, et dans laquelle je raconte mes souvenirs de l'école des mousses (10/47), mes premiers embarquements sur les RHM, et mon séjour en Indochine 1951/53.
Cet ouvrage peut vous être adressé dédicacé au prix de me demander par mp de transport sur simple demande.
Amicalement,
Jean Rouveret
Compte rendu de la sortie en mer
A bord de la goélette « La Belle poule »
Le Mardi 7 Décembre 1948.
- Spoiler:
Par un temps assez nuageux, nous embarquons pour un bref séjour à bord de la Goélette à hunier La Belle Poule.
Le Zarsis nous conduit à bord et nous prenons contact avec le voilier.
A 9 h 30 le coffre est largué, nous hissons les voiles, et dans l’ordre, la grand voile, la voile de cape, la misaine avec deux tours de rouleaux, la trinquette, le petit foc et le hunier également avec deux tours de rouleaux.
Nous sortons de la rade vent de travers, le vent fraîchi légèrement, le second maître nous indique nos postes de manœuvre, et pendant notre navigation jusqu’au goulet de Brest nous avons le temps d’examiner la goélette plus en détail.
C’st vraiment un très beau bâtiment, long d’environ 30 ml, possédant 8 voiles et lancé aux chantiers de Cherbourg en 1932 (tiens, l’année de ma naissance !)
Tout le navire est extrêmement propre car il est régulièrement entretenu par un équipage professionnel habitué à ce type de navigation.
Un appel du Commandant nous fait monter sur le pont et nous tenir prêts à manœuvrer car nous approchons du goulet.
Le timonier transmet un message en « Scott » au phare de Portzic et nous nous engageons dans la passe.
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Le goulet est très agité, les lames sont courtes et profondes en raison du fort courant de flot venant à la rencontre des rivières Aulne et Elorn.
Le vent debout nous oblige à tirer trois bordées, je dois avouer que la vue du bout dehors pénétrant dans l’eau jusque’à l’étrave nous collait une sacrée trouille…, injustifiée d’ailleurs car le bateau étalait très bien, mais le fait de posséder trop de voilure à l’avant déséquilibrait le navire et le foc fut amené.
Nous continuons notre route vers la pointe Saint Mathieu et virons de bord tout de suite après, la position vent de travers nous donne une forte gîte qui s’atténue en pénétrant dans l’anse de Camaret, les deux autres voiliers qui font route avec nous sont « l’Etoile et Notre dame d’Etel », il nous suivent à peu de distance.
Vers 15 h nous sommes au fond de la baie, et nous mouillons tribord, pendant qu’on affale les voiles. Les « sister-ships » mouillent à nos côtés.
Dans le poste d’équipage, le S/M nous fait un peu de théorie pour nous expliquer le mode de navigation que nous avons pratiqué depuis le départ.
A 17 h 30 le dîner est servi, et on mange tous de bon appétit ! le service de nuit est réparti entre plusieurs d’entre nous, et après avoir grées nos hamacs, nous sombrons dans un sommeil réparateur qui nous fait oublier cette dure journée.
Le lendemain matin, après la toilette et le petit déjeuner nous montons sur le pont, l’horizon est calme, le soleil se lève paresseusement sur la colline qui domine Camaret, l’ancre est dérapée à l’aide du gindeau, que nous actionnons à la main en souquant sur les « brinquebales », voile de cape, misaine, trinquette et petit foc sont envoyés, et nous appareillons vers le large pour une nouvelle journée.
Cette fois notre navigation est plus agréable que la veille, le roulis nous berge mollement, la matinée passe rapidement, vers 11 h 30 les hommes de l’équipe de quart vont déjeuner afin de prendre la relève.
Notre second Maître, Monsieur Vigouroux nous explique l’action de chacune des voiles et les phénomènes de dérives sont l’action combinée du vent et du courant.
En fin d’après midi nous apercevons les côtes de l’île d’Ouessant, la nuit est tombée quand nous virons de bord, nous sommes à environ quatre miles de la pointe Saint Mathieu et comme la veille nous reprenons le cap sur Camaret ou nous mouillons vers 20 h.
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A 21 h 30 toute la section tombe dans les hamacs…pour un sommeil réparateur.
23 h 15, le branle-bas nous réveille brutalement !
Allez ! allez, tout l’monde « s’ul »pont, et plus vite que ça !
Qu’est ce qu’il se passe ? y a l’ feu ou quoi ?
Nous ne tardons pas à recevoir l’explication, une tempête de suroit (sud ouest) est annoncée ! l’ordre est donné de déraper l’ancre, tandis qu’à l’aide du moteur auxiliaire nous nous éloignons de la côte.
Rassuré quant à la sécurité du navire, le commandant fait mouiller trois maillons, (un maillon = 30 mètres) estimant qu’en cas ou le mouillage chasserait, nous ne serions pas drossés sur les rochers.
Cette petite alerte terminée, nous retournons « à la bannette » !
A une heure du matin, on vient me réveiller pour prendre mon quart, la nuit est calme, la mer tranquille, rien ne permet de soupçonner la venue d’une tempête.
Un fort coup de vent se lève brusquement, (je regarde ma montre, il est 2 h 40) pendant que la pluie éclate, la goélette tire sur sa chaîne et fait une embardée, de toute part la mer se creuse, je courts alerter l’officier de garde, tout en claquant des dents ! (c’est ma première tempête ! !) quelques minutes après le comandant apparaît sur le pont, ça souffle à présent en rafale, et les creux atteignent déjà prés de trois mètres…
Faites sonner le branle-bas de l’équipage, dites au second Maître mécanicien de mettre le moteur en route !
L’espace d’un instant tout le monde est sur le pont, le hunier est viré à bloc pour offrir moins de prise au vent, le youyou embarque beaucoup d’eau et nous le déhalons jusque sous les bossoirs auxquels il va être hissé.
Un quartier maître prend la barre pour maintenir le navire bout au vent, le commandant semble très soucieux, il échange ses impressions avec le premier maître de manœuvre (le bosco), en effet, notre bâtiment va se trouver en réel danger si l’ancre venait à chasser…dans ce cas, nous risquons d’être drossés sur les récifs où le bateau sera éventré…
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Jojo, kiki et tous les copains sont à moitié morts de trouille…je n’en suis pas loin moi non plus !, le vent souffle à déraciner les chênes et nous hurle dans les oreilles, la pluie nous single la figure, et l’obscurité ajoute encore à nos inquiétudes !
Voyant que la tempête n’augmente pas, nous sommes divisés en deux bordées dont l’une assure la garde au cas ou un coup dur se produirait, fort heureusement, c’est la notre qui va se coucher !
Il n’est pas facile de trouver le sommeil…le bateau gigote comme un chien au bout de sa laisse… et les hamacs s’entrechoquent les uns les autres !
La nuit s’écoule, très agitée mais sans nouveaux incidents.
Nous nous réveillons encore tout ensommeillés de la nuit mouvementée que nous venons de vivre.
Comme les jours précédents nous appareillons, non vers le large cette fois, mais en direction du goulet que nous franchissons sans difficultés pour nous diriger vers l’anse de Frét, en face du petit village de Rostellec.
Pendant notre route nous croisons un Aviso auquel nous rendons les honneurs, nous dépassons bientôt le contre torpilleur Hoche au mouillage.
Quelques instants plus tard nous encrons dans l’anse du Frét, la grand voile est amenée ainsi que le reste de la voilure.
Après un copieux repas, nous dérapons et hissons les voiles pour nous diriger sur Landévénec.
Dans la rade la mer est beaucoup plus calme et nous naviguons très agréablement, nous croisons plusieurs remorqueurs de la Direction du Port de Brest (la D.P) qui surveillent les essais de torpilles qu’effectue le Hoche.
Nous remontons la rivière de Landévénec où un spectacle émouvant s’offre à nous en découvrant le cimetière marin…
En ces lieux, la mer parachève la lente destruction de célèbres bâtiments de guerre, nous sentons une légitime fierté nous envahir à la lecture des noms glorieux qui ornent encore la poupe de certains d’entre eux, tels que les torpilleurs Simoun et Ouragan, et le plus cher à nos yeux, le Forbin…que nous avons quitté il y a quelques mois.
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Beaucoup de ces bâtiments sont partiellement envasés, comme le trois mats barque « l’Armorique » que connurent si bien beaucoup de nos pères (hé ! le mien voulait s’engager à son bord en 1924 !)
Nous jetons l’ancre en face d’un bac, et après avoir pris nos dispositions pour la nuit, nous nous couchons.
Cette nuit là fut peuplée de rêves où les puissances de l’eau et du vent luttaient contre les frêles navires des hommes, où d’énormes masses flottantes s’affrontaient dans des roulements d’artillerie et le fracas de la mitraille.
Tous ces hauts faits d’armes nous les revivons une dernière fois avant de laisser derrière nous toute cette flottille de souvenirs.
Sur le retour, nous rencontrons, L’Yser, et la Meuse au mouillage, tandis que l’Orne fait route en sens inverse.
Une pluie fine tombe sur la rade, dans quelques instants nous allons arriver au terme de notre voyage, c’est à ce moment que je comprend mieux le dur métier de manœuvrier… qui est celui qui m’attend demain.
Nous débarquons avec beaucoup de regrets, et chacun de nous attendra avec impatience l’heure où il pourra prendre une part plus active aux actions de ces aines.
J’ai récolté un 17/20 à ce devoir…que mon examinateur a qualifié d’excellent ! (en toute modestie bien sur)
Jean Rouveret
1094 T 48