Sur le LCT 1139 Au Tonkin 1947
Les accrochages et les embuscades étaient monnaie courante. Je me bornerai a évoquer quelques anecdotes de cette vie sur les fleuves et arroyos du Tonkin.
Il nous arrivait de nous transformer en déménageurs. Puisque le 1139 était une péniche, il était tout indiqué pour faire du transport, et la marine nous demanda parfois de prendre à bord du fret étonnant. Des cercueils vides, débarqués d’un cargo en baie d’Along ou bien des cercueils pleins, à transborder à bord du Pasteur pour être rapatriés en France.
Il y eut un voyage vers la garnison de Nam Dinh avec une douzaine de filles d’un BMC (b****l militaire de campagne), ayant pour mission d’évacuer le trop plein d’énergie d’un régiment de tirailleurs marocains, isolés dans cette petite cité. Ce fut pittoresque ! Et pour le retour vers Haiphong, une pleine barge de touques (petits pots de terre cuite contenant environ 2 litres) de Nuoc mam empilées en pyramides. Comme on le sait, ce condiment très apprécié dans la cuisine vietnamienne, a une odeur relativement forte et peu agréable lorsqu’il n’est pas dilué dans un bol de soupe. Et là, vraiment, nous étions gâtés. Mais la suite fut plus corsée. Pour faire le trajet de Nam Dinh à Haiphong, il faut descendre un bras du Fleuve rouge vers la mer, remonter quelques miles à travers les vagues et reprendre un autre bras du fleuve rouge pour retrouver notre port d’attache, Haiphong.
Un fleuve est relativement tranquille, mais la mer ! Ce qui devait arriver arriva. Les touques empilées sans être arrimées, finirent, avec le roulis et le tangage, de se désolidariser de leur belle pyramide, pour s’écrouler et se briser sur les tôles du pont en répandant, bien entendu, leur contenu odoriférant. Il en subsista cependant quelques unes entières, dieu merci ! Mais à l’arrivée, la corvée de nettoyage s’imposa rapidement avec force jet d’eau de la lance d’incendie afin de ne pas mourir asphyxié.
Les transports vers la baie d’Along étaient mon grand bonheur. Nous traversions ce dédale d’îlots rocheux pour aller ravitailler des postes militaires Port Wallut, Hongai, Pointe pagode, Moncay, à la frontière chinoise et Apowan, au sud de l’île de la Cat Bâ qui étaient à cette époque de véritables petits paradis. Port Wallut surtout, niché au fond d’une espèce de fjord bordé de rochers couverts d’une végétation très dense. Le village, situé au-delà du poste militaire, était encore entouré d’une palissade de hauts pieux de bambou pour se protéger de l’incursion de Ong cop, Monsieur tigre. Après le village, c’était la forêt vierge, remplie des cris d’oiseaux et d’animaux, une cacophonie de toute sorte, où nous allions nous plonger pour quelques heures et nous prendre pour des chasseurs de fauves.
Mais de tigre, point. Nous n’en vîmes même pas la queue, seulement les traces sous le couvert de la forêt profonde. Ong cop est un malin !
Parfois aussi le soir, nous allions nous dévergonder dans un lieu de perdition, la paillote du bacuan. Le bacuan est aux vietnamiens ce que la roulette est aux européens, un jeu de hasard qu’ils fréquentent assidûment car l’asiatique est très joueur. A Port Wallut, le tripot se situait dans une grande paillote, assez haute pour recevoir une petite mezzanine surplombant la table des jeux, d’où les joueurs en surnombre ne pouvant accéder autour de la table, descendaient leur mise dans un petit panier suspendu à une cordelette. Ce lieu pittoresque, mal éclairé, sentant la sueur, enfumé et bruyant, où je jouais quelques piastres de temps en temps, avait pour moi la saveur du meilleur film d’aventure.
Un vieux paysan du village, ancien tirailleur annamite et parlant un français légèrement écorché, me raconta un jour son aventure avec “ong cop” le tigre. Une nuit, la porte de bambou du village ayant été mal fermée, le fauve pénétra dans l’enceinte et se promena à travers les ruelles, cherchant une proie. Les paillotes restaient, elles aussi, souvent ouvertes surtout en été. Notre tigre attiré par l’odeur d’une petite chèvre qui dormait sous le bas-flanc de notre paysan, vint tout simplement pousser la porte de bambou, fragile rempart, et d’un coup de patte délogea l’animal pour l’emporter, sous le regard effrayé de son propriétaire couché juste au-dessus, réveillé par les grognements du tigre et les bêlements de sa victime. Ong cop retourna dans sa forêt, tranquillement comme il était venu, manger son repas.
Didier VIDAL Mémoires d’Indochine
LA BAIE D’ALONG 1947
Aujourd’hui elle a retrouvé son vrai nom, Baie de Ha long.
Après quelques jours de nouveau en transit à Saigon, et ma désignation pour les forces amphibies du nord je profitais d’une rotation du croiseur Tourville, une vieille unité des années trente, pour enfin pouvoir découvrir cette baie d’Along dont mes camarades ayant déjà fait le voyage, évoquaient son nom avec nostalgie dans leurs conversations.
Son nom, au charme et à la consonance exotique, avait certainement joué un rôle dans ma décision de me porter volontaire pour ce pays, l’Indochine, déchiré par une guerre longue et sanglante.
Les communiqués des journaux de l’époque n’étaient pas accompagnés de photos comme nous les connaissons aujourd’hui et de toute façon, leur mauvaise qualité d’impression ne nous donnait qu’une vague idée des paysages. J’imaginais donc une immense plage de sable fin bordant une baie en demi-lune où les cocotiers se balançaient au gré du vent marin avec en toile de fond, la ville d’Haïphong qui, comme tout port qui se respecte se trouve sur la côte.
Aujourd’hui, le voyageur arrivant sur un site peut se dire : « J’ai déjà vu cet endroit ». Oui, sur les magnifiques photos de catalogues d’agences de voyages !
Au matin du troisième jour, sachant que nous devions être en vue des côtes, je me levai très tôt jour pour profiter du spectacle extraordinaire et toujours nouveau de l’apparition d’une terre sur l’horizon. Sensation grisante de la découverte et du mystère entourant cette ligne grise qui émerge des eaux.
Qui sont les hommes qui l’habitent, comment vivent-ils ? Ils dorment maintenant. Certains vont travailler, d’autres font l’amour, des enfants se serrent contre leur mère, un chien aboie dans une cour parce qu’un coq chante à côté.
En débouchant sur le pont avant, je remarquai que le Tourville avait ralenti sont allure. L’étrave fendait doucement les flots sans soulever sa paire de moustache. Nous avancions entre de gros rochers en forme de pain de sucre de quarante à cinquante mètres de hauteur, espacés de trois à quatre cents mètres, parfois plus et couverts d’une épaisse végétation.
Cet ensemble de grosses masses sortant de l’eau me fit penser à un dédale de colonnes énormes d’un immense temple englouti dont seul le sommet émergeait. Mais où donc était ma baie d’Along ?
Lorsque notre route tangentait de plus près l’un de ces rochers, on pouvait entendre les cris perçants de petits singes qui se balançaient joyeusement et sautaient de branches en branches. Ils y en avait des centaines. C’est également sur ces rochers, je l’appris plus tard, que les sampaniers de la baie venaient recueillir les nids d’hirondelles de mer servant à confectionner de délicieuses soupes. En trouve-t-on encore aujourd’hui, ou bien sont-ce des nids d’hirondelles d’élevage utilisés par nos chinois du 21ème siècle ?
Sur le pont, d’autres marins, étaient déjà là pour profiter du spectacle.
Ha Long en vietnamien signifie « dragon descendant ».
Une légende raconte que le Viet Nam fut attaqué par un pays voisin et les dragons vinrent aider les défenseurs en lançant une multitude de perles dans la baie. Celles-ci devinrent des rochers qui aidèrent à barrer la route à l’armada des envahisseurs.
Une deuxième légende affirme qu’un énorme dragon vint s’installer dans cette région et que les battements de sa queue creusèrent de grands trous qui se remplirent d’eau créant ainsi le site actuel.
Pour ma part, je préfère la première légende.
Le Tourville stoppa au milieu d’un grand espace dégagé et mouilla son ancre. Nous étions à la fin de notre voyage ou presque. Il ne s’écoula pas plus d’une demi heure que, surgissant d’on ne sait où, des sampans entourèrent le bâtiment, manœuvrés avec une dextérité de vieux bosco, le plus souvent par une femme ou un enfant se tenant debout à l’arrière pour pousser un aviron articulé au bord du sampan sur un épieu de bois et fixé par une tresse de fibres de coco. Leur façon de ramer me fit penser à celle des gondoliers de Venise. Mais ne serait-ce pas eux qui auraient copié cette méthode comme ils l’ont fait pour les spaghettis sur des informations rapportées par Marco Polo ? ? ?
Ils arrivaient maintenant de partout. Qui les avait informés de notre arrivée ? Certaines embarcations plus volumineuses étaient recouvertes d’une toiture en demi tonneau formée de lattes de bambou tressé, sous laquelle vivait toute la famille et où tout était rangé. A l’avant, dans le fond de son bateau, sous le plancher, le sampanier gardait un peu d’eau de mer servant de vivier pour conserver le fruit de sa pêche excédentaire pendant plusieurs jours. Les ustensiles de cuisine rudimentaires était en fer forgé grossièrement, ou de bambou patiné par le temps. Quelques bols en porcelaine de Chine évidemment, pour manger le riz, mais tout ébréchés. Les femmes et les hommes étaient vêtus de toile de coton noir délavée par le soleil et la pluie. Seuls les enfants vivaient encore pratiquement nus à cette saison .
Les sampans s’agglutinèrent le long de la haute carcasse grise du croiseur et se balançaient mollement au gré de la houle en se heurtant à chaque mouvement de la mer, émettant un bruit continu de bois qui se choque et de crissement d’avirons dans leur tolet de cordage. Les matelots du bord blasés de ces haltes au mouillage, ne prêtaient pas attention a ce remue-ménage. Moi, je n’en perdais pas une miette.
Depuis des siècles ces habitants de la mer vivent en quasi permanence sur leur sampans et jadis, faisait de ce labyrinthe de rochers une forteresse naturelle où il pouvaient se protéger des éventuels pirates chinois qui pillaient les côtes de la mer de Chine.
Pour l’heure, une coupée fut amenée le long du bord par laquelle je vis monter un étrange personnage débarqué d’un des sampans. Un petit homme d’une cinquantaine d’années, la peau tannée par le soleil, vêtu d’un short sans couleur bien définie, d’une chemise blanche bien propre, des claquettes aux pieds et coiffé d’une casquette crasseuse de second maître. Il fut accueilli par le maître commis aux vivres avec qui il eut une longue conversation agrémentée de forces gestes. J’appris le fin mot de cette visite par un matelot du bord. Il m’expliqua que l’homme était le chef ou le représentant des sampaniers dont la fameuse casquette représentait sa fonction, qu’il portait fièrement comme un amiral venant de recevoir ses étoiles, . Il venait à bord de chaque bateau mouillant dans cette rade pour marchander des échanges de poisson, ou du corail contre des produits de vie courante comme le savon, du tabac, du riz, ou des légumes, qu’ils ne pouvaient acheter sans être obligé de naviguer jusqu’à Hongaï, la ville la plus proche distance de plusieurs nautiques.
En revenant quelques mois plus tard sur ce même mouillage avec mon LCT, le chef avait changé, détrôné par un petit malin qui lui, portait une casquette d’Enseigne de Vaisseau dont les galons brillaient au soleil ! ! !
Didier Vidal Mémoires d’Indochine
LCT : Landing Craft Tank (bateau transport et de débarquement de tank ou véhicule)
POURQUOI ?
Pourquoi les combattants, ceux du C.E.F.E.O. et tant de marins, aviateurs, légionnaires, ont-ils été envoûtes par ce pays, l’Indochine ?
Un sujet qui mérite de s’y attarder.
Bien que de nombreux auteurs aient écrit sur ce thème, comme je l’ai fait dans des mémoires personnelles, ce sentiment me semblait tout naturel.
Il est vrai que cette période de guerre qui a duré près de trente années, autant par l’occupation japonaise, qu’avec le conflit colonial, puis un autre affrontement américano-vietnamien. Aujourd’hui une question se pose, non plus sur les motifs de conflits successifs, mais sur l’emprunte du pays et de son peuple sur les hommes qui y ont participé.
Les anciens du corps expéditionnaire, anciens prisonniers, marins, paras, marsouins, etc… se regroupent au sein d’associations, organisent des réunions au cours desquelles ils se remémorent telles périodes de leur vie là-bas, des bons et mauvais moments. Les hommes qui y ont participé ne tarissent pas d’évoquer les souvenirs qui ont marqué au fer rouge, leur corps et leur âme d’une façon indélébile Beaucoup veulent revoir le pays, y retrouver les lieux, les postes de brousse, les marchands de soupe de la rue, les cyclos, les rizières, les villages traversés et leurs habitants, la rue Catinat, les jeunes filles en « ao daï » de soie blanche avec leur démarche de princesses inaccessibles.
Et s’ils disent parfois ne pas vouloir y retourner, c’est par peur de la déception de ne plus trouver ce qu’ils ont connu : l’Indochine de leurs vingt ans…
Je n’ai pas connaissance d’un envoûtement aussi fort pour ceux du djebel pendant la guerre d’Algérie. Et pourtant, quelle n’était pas une attirance forte vers les déserts, les souks, les femmes voilées, pour des esprits aventureux en voyant les films d’avant 39, comme « Le roman d’un spahi », La Bandera », « l’Atlantide » ?
Mais cette colonie plus proche de la France, apportait des information, des photos, par une traversée d’a peine vingt quatre heures en bateau. De riches colons ou cadres venaient « aux eaux » à Vichy et laissaient une trace plus vivante et plus vraie de leur villes Alger, Oran, Constantine, que les rares touristes Indochinois, plus jaunes que l’annamite local et devant affronter trente jours de mer sur des paquebots minables.
Lorsque les Evénements d’Indochine sont parvenus à la connaissance de sa population, dans les années 44/45, la France ne savait rien ou très peu de notre colonie lointaine, la perle de l’orient, qu’une carte au tableau noir. Des noms de province apprises par cœur sur les bancs de la communale : Cochinchine, Laos, Tonkin, Cambodge, Annam . Au même titre que nos comptoirs de l’Inde, Pondichéry, Chandernagor, Karical et Mahé...
Des films, comme « Forfaiture » montraient le colon, épave opiumane, le coolie-pousse obséquieus et sournois,
servant des planteurs d’hévéas, de jolies annamites qui partageait la couche et les plaisirs de nos fonctionnaires privilégiés.
Voici un portrait à peine déformé que nous diluaient les romanciers à l’eau de rose.
Sans télévision, sans les photos en couleurs des magasines et dépliants aguicheurs des tours opérateurs aujourd’hui, notre imagination était la seule image virtuelle de ce paradis. Et c’est peut-être justement la force de notre imagination qui a déclenché cette impression qui subsiste encore aujourd’hui chez tous ceux qui y sont allés, travailler ou combattre, sans esprit de haine.
A part quelques têtes brûlées sans foi ni loi, 95 % du corps expéditionnaire partait pour découvrir le relief d’une carte et mettre une image sur des noms. Car, comment haïr un peuple raffiné, inventif, besogneux, dont la culture remonte au fond des temps, que l’on côtoie à chaque instant, qui travaille avec nous, qui danse avec nous, qui prie dans nos églises, dont les enfants sont beaux et souriants, comme les femmes que nombreux ont fréquenté pour en faire leurs épouses plus tard. Et enfin, nous a aussi conquis par sa cuisine délicieuse.
Plus simplement, chacun de nous se rappelle les petits marchands de la rue, de soupes, de jus de canne à sucre, de gelée à la fleur d’oranger, servant leur production sur le trottoir. Lequel ne se souvient pas des longues soirées de palabres devant un « gnac soda », à la terrasse de « chez Jean » rue Catinat, ou sous le grand mat de la pointe des blagueurs ?
Et puis, comment les soldats français qui ont la réputation d’être de magnifiques combattants, ne peuvent-ils être admiratifs et reconnaître le courage du « bö doï », d’intelligence tacticienne de ses chefs qui les ont vaincus dans la cuvette de Dien Bien Phu.
La guerre ? nous en parlons très peu. Ce n’est pas le sujet principal de nos conversations. Je me souviens avoir suscité involontairement des énervements, des jalousies peut être, lors de réunions entre amis ayant « fait l’Indo », lorsque nous ne tarissions pas de parler « du pays » devant nos épouses ou d’autres personnes. Et aujourd’hui, par discrétion, nous nous réunissons en privé pour évoquer des moments très forts vécus ensemble.
Que peut-on dire de plus pour avoir une réponse à ce « pourquoi » ? On aime ce pays, parce-qu’on y a souffert certains jours d’avoir perdu un camarade, d’avoir eu peur un moment au milieu d’un arroyo bordé de palétuviers inquiétants, dû boire l’eau boueuse du fleuve quand sa gourde était vide, mais aussi parce qu’une petite fille vous avait offert une noix de coco, parce qu’un soir on avait pu sentir contre soi la chaleur du corps, pour une danse au « Grand monde » d’une jeune taxi girl en Aô daï.
La réponse est peut-être là tout simplement !
Le pays s’ouvre au tourisme et au monde, la démocratie s’installe peu à peu. Il faut reconnaître un paradis perdu. D’année en année, le courage, la volonté, l’intelligence de ce peuple, ont réussi ce miracle à une vitesse vertigineuse, même s’il reste encore beaucoup à faire. Et j’y retournerai, parce-que j’ai aussi été envoûté !
Didier VIDAL. Extrait de mes mémoires d'Indochine