Le 7 mai 1954 à 15 heures, le Privateer 28F7 décolle de l’aérodrome de Cat Bi, près de Haïphong, à destination de Dien Bien Phu (delta bravo papa en langage radio), avec un chargement de 12 bombes « frag » de 225 kilos armées de fusées V.T. Depuis la première attaque des forces Vietminh durant la nuit du 13 mars et la perte du P.A. (point d’appui) Béatrice noyé sous un déluge d’obus d’artillerie et de mortier, D.B.P. vit son 56 ème jour d’incessants et meurtriers combats. Coïncidence, notre équipage entame sa 56 ème mission au-dessus du camp retranché. Le ciel est clair, les nuages qui ont tant gêné nos vols précédents ont disparu, c’est la fin de la mousson. Le soleil baigne toute la cuvette qui apparaît de très loin, flanquée de massifs montagneux sur les pentes desquels l’ennemi a disséminé son artillerie lourde et sa défense antiaérienne. Des gradins qu’ils occupent, tels des spectateurs de jeux de cirque antique, ils ont une vue plongeante sur ce gigantesque amphithéâtre où des gladiateurs s’affrontent jusqu’à la mort sur une aire de 50 kilomètres carrés criblée, du plus loin que l’on puisse voir, de cratère d’obus et de bombes comme si un cyclone s’était abattu sur cette terre éventrée, labourée, retournée de mètre en mètre et sillonnée de réseaux de tranchées enchevêtrées enclavant toutes nos défenses. Image de désolation; de là haut elle a l’apparence d’une mer grise, houleuse. L’approvisionnement des défenseurs, en vivres et munitions, tombé du ciel ces derniers jours constelle de corolles blanches la zone de parachutage située entre l’extrémité de la piste d’aviation nord et le centre de défense, la transformant en champ de marguerites. D’autres voilures flottent au fil de l’eau, accrochées aux méandres de la Nam Youn, cette rivière limoneuse qui traverse la plaine du nord au sud.
En l’absence des tirs de l’artillerie ennemie, il règne un calme insolite, à peine troublé, loin au nord, d’une haute colonne de fumée blanche au-dessus d’un hameau en feu. Comme d’habitude nous devons attaquer des batteries de D.C.A. situées sur les hauteurs au nord nord-est de la piste d’aviation sud. Sur les lieux deux SB2 C Helldiver de l’Aéronavale, mission accomplie, grimpent sec en zigzagant pour éviter les tirs ennemis. Soute à bombes ouverte, nous suivons trois B26 Invader de l’armée de l’Air qui sont en phase finale de bombardement du
même objectif que nous. Il est alors 17 heures. A trente secondes du largage de nos bombes, Torri Rouge clame par radio: « Stand by (1) César 7 », suivi de QRF qui signifie en code Q : retournez à votre base ! Surpris et inquiets nous insistons pour poursuivre notre mission mais le contrôle au sol nous confirme que son ordre est impératif.
Nous nous dirigeons alors vers Son La pour traiter, une fois de plus, le point sensible Méphisto sur la R.P.41. En approche nous repérons cinq camions Molotova dans l’un des lacets de franchissement du col. Dans la précipitation et maîtrisant mal la dérive due au vent, nos bombes tombent à 500 mètres sur la gauche dans une partie boisée. Raté ! Vexé, notre patron d’appareil Lorfeuvre interpelle à l’interphone le chef de bord, l’Enseigne de Vaisseau Monguillon: « Pilote de mécano, on les strafe(2) ? » Sans répondre le pilote met le cap sur Haiphong. Pressentiment ? Le lendemain, au même endroit, ayant accepté le mitraillage d’un convoi ennemi, il périra aux commandes du Privateer 28F 6, ainsi que six membres de son équipage. Il n’y aura que deux survivants qui réussiront à sauter en parachute de l’avion en feu après avoir été touché par la D.C.A., les Second Maîtres Carpentier et Kéromnès. Ce dernier, à son retour de captivité, nous dira que fait prisonnier, lors de son trajet pour interrogatoire au P.C. (poste de commandement) ennemi installé au sommet d’un piton, il avait dénombré une trentaine de canons de 37 millimètres ainsi que plusieurs canons de 40 millimètres, un véritable guet-apens. Dès l’atterrissage, à 19 heures, nous sommes informés que les derniers défenseurs du camp retranché ont cessé le combat à 18h30. Sans se le dire, nous nous doutions de cette issue du combat et comprenions les raisons de cet ultime message qui mettait fin à notre mission devenue inutile.
1 Stand by : se tenir sans intervenir.
2 Mitrailler l’ennemi à basse altitude
André Digo
de g. à d. Abarnou Mitbo, Sinquin Mecbo, Digo Mitbo, l'air décidé dans les rues de Saigon en 1954