Les lectures des matelots de Pierre Loti

Volontiers provocateur, mais toujours en douceur, Pierre Loti prétendait qu’il ne lisait jamais. On a peine à y croire. Néanmoins, il confesse dans une lettre d’avril 1887 à Edmond de Goncourt, que Daudet, indigné qu’il ne connaissait ni Goncourt ni Flaubert, lui avait donné Idées et Sensations et Salambo.Et il avoue à Juliette Adam avoir lu Daudet par devoir, en quelque sorte.

Reçu chez les Daudet, chez les Goncourt, il connaissait aussi Maupassant, qui n’était pas trop tendre avec lui, et Octave Mirbeau, beaucoup plus indulgent. Il s’était battu en duel (un duel théatral) avec Emile Zola, entretenait des relations épistolaires suivies avec Juliette Adam...Pour résumer, Loti était parfaitement intégré à la société littéraire de son temps. Né trente ans après Flaulbert, et quelques mois après Maupassant, il n’a vraisemblablement jamais rencontré le Maître de Croisset, mais il le cite à plusieurs reprises lorsqu’il évoque les lectures de ses matelots.

Les romans de Loti sont en partie autobiographiques et les hommes qui ont servi de modèle pour ses marins ont véritablement existé, à ceci près que Loti s’est assez largement écarté de la réalité. Ainsi, Pierre le Cor, qui a servi de modèle à Mon frère Yves, n’était pas l’alcoolique décrit dans le roman. Et contrairement à Jean Berny, le héros de Matelot, Léo Thémèze n’est pas mort des fièvres sur le transport qui le ramenait d’Orient. Et tandis que Berny, qui venait d’échouer à l’oral de Navale, se résolvait à s’engager comme simple matelot, le QM Thémèze, encouragé par son ami le LV Julien Viaud, était admis à l’école d’hydrographie et passait son brevet de capitaine au long cours à l’âge de 26 ans.

Loti nous décrit la vie quotidienne du gabier, faite de longues heures passées dans les vergues.
Et ces matelots trouvent peu de temps pour lire. De cela il ne faut point s’étonner. Le gabier ou le matelot de manoeuvre est presque toujours un inscrit maritime, un enfant qui a pris la mer comme mousse à 12 ans, et dont l’instruction s’est limitée à quelques leçons de catéchisme. Il est quasi-illettré. Tel n’est pas le cas du « frère » Yves, qui a bénéficié d’une instruction plus complète : entré à 14 ans à l’École des Mousses, il y a suivi outre l’enseignement pratique, des cours d’enseignement général. Yves Kermadec lit ce qui lui tombe sous la main. Loti le dépeint s’installant dans la chambre de son ami l’officier : il s’installait à lire mes livres ou mes papiers, sachant qu’il avait permission de tout regarder.

Les matelots de la machine sont des engagés, qui, après avoir reçu une formation professionnelle de mécanicien, électricien, ajusteur etc. suivent une formation militaire et maritime. Sans doute y-a-t-il parmi eux des jeunes gens qui ont fait d’excellentes études et qui ont pour objectif l’École des officiers mécaniciens. Mais ceux-là, Loti ne les connaît pas et n’en parle pas. Et puis il y a des profils atypiques comme Jean Berny, qui vient d’échouer à l’oral de Navale, et fréquente des « déclassés » comme lui.

En général, leurs lectures se limite à deux ou trois ouvrages, toujours les mêmes. - On imagine qu’ils lisent lentement, par fragments, et reprennent volontiers les mêmes passages. Yves lit un roman relativement oublié de George Sand, le Marquis de Villemer. Un critique contemporain l’avait comparé à Pamela de Richardson. La comparaison est quelque peu abusive, mais le thème principal est bien identique : la vertu d’une jeune fille exemplaire se trouve récompensée après bien des épreuves, par un mariage heureux, qui la met définitivement à l’abri du besoin. Lecture un peu inattendue pour un jeune matelot, d’autant que l’intrigue se déroule dans un milieu qui lui est totalement étranger : la noblesse terrienne de la région du Puy en Velay. La narration, qui procède avec lenteur, ne semble pas propice à susciter l’enthousiasme d’un lecteur novice. Pierre Le Coz, qui sert de modèle à Yves, a-t-il véritablement lu le Marquis de Villemer ? Ce n’est pas impossible puisque Loti suggère qu’il lit tout ce qui lui tombe sous la main.

Étonnante la passion de Jean Berny pour pour une curieuse nouvelle de Villiers de L'Isle Adam, intitulée Akëdysséril. Déjà , avant même d’embarquer sur un navire de commerce, Jean lit et relit cette première phrase du conte, qui le fascine par ses sonorités : La ville sainte apparaissait, violette, au fond des brumes d’or : c’était un soir des vieux âges : la mort de l’astre Souryâ, phénix du monde, arrachait des myriades de pierreries aux dômes de Bénarès. (Matelot,chapitre V). Akëdysséril, c’est de l'exotisme, de l'érotisme, du sang, de la violence, du fantastiques, mais le tout dans une langue très précieuse, dans le style "fin de siècle". Villiers de l'Isle Adam fréquentait Huysmans, c'est tout dire. Avant de figurer dans le recueil l’Amour suprême, le conte avait été publié dans la Revue contemporaine en 1885. Il n’est pas impossible que Léo Thémèze se soit délecté de la prose décadente fin de siècle de Villiers de l'Isle Adam. Car Thémèze n’est pas comme le disent un peu rapidement certains commentateurs « un simple marin dont Loti avait fait son ami ». Thémèze n’est pas resté bien longtemps « simple marin ». Sa réussite à l’âge de 26 ans à l’examen de capitaine au long cours est la preuve de connaissances sérieuses en mathématiques et en physique. Les écoles d’hydrographie françaises sont très réputées, et les connaissances exigées pour le brevet de capitaine au long cours sont comparables à celles des officiers de la Royale. Les lettres de Thémèze que l’on a conservées montrent une aisance à rédiger que l’on ne rencontre pas chez de « simples marins », et, sans être graphologue, on constate que son écriture témoigne de la maturité graphique d’un esprit cultivé.

Les jours de repos, cependant, quand les autres se mettaient à leurs jeux d’enfants ou allaient à la bibliothèque du bord chercher des ouvrages à leur portée, il arrivait bien à Jean de lire aussi des livres qu’un officier lui prêtait. Mais son choix pour un gabier, était étrange. Il avait retrouvé là Akédisséril, avec la phrase lapidaire qui pendant des années avait chanté dans sa tête. Il avait rencontré Hérodiade et Salammbo qui jetaient des enchantements inconnus et des tristesses nouvelles dans la vague immensité de son rêve. (Matelot, chapitre XXIII)

Jean se lie avec un autre matelot atypique, Morel, fils de pasteur, attiré par des voyages rêvés et par la mer inconnue. Et Moret est un grand lecteur ; il avait « une petite chambre de matelot à 10 francs par mois où il entassait des livres, sa seule possession terrestre et se retirait pour lire. Mais Jean se montre très difficile, dans cette bibliothèque pourtant déjà sélective. Les romans de mœurs de l’intéressent guère, mais il relit volontiers trois fois de suite un chapitre de l’Apocalypse ou la Tentation de Saint Antoine de Flaubert, ou quelque sombre vision antediluvienne de Rosny. (Matelot, chap XXVIII).

Matelot ayant été publié en 1893, l’allusion à Rosny ne peut concerner que les œuvres les plus anciennes comme les Xipehuz (1888) ou Vamireh (1891). Que dire d’Hérodiate et Salammbo… Le lecteur simple marin se trouverait submergé par des torrents d’édudition accumulés par Flaubert, et par une richesse de vocabulaire qui impose à chaque page le recours au dictionnaire. Et si l’on conçoit qu’un jeune homme puisse être fasciné par ces deux femmes fatales et la sensualité torride qu’elles dégagent , la violence et la cruauté ont de quoi effrayer. Salammbo comporte même des scènes d’anthropophagie. On peut imaginer que Loti prête à ses matelots ses propres goûts littéraires, mais ce n’est pas certain. Il est très vraisemblable qu’il s’agisse de lectures de matelots ayant véritablement existé. Le Figaro relate dans son numéro du 2 juillet 1898, la célébration de l’élection de Pierre Loti à l’Académie française à bord du Formidable, alors stationné à Alger.

Ce fut, ce soir-là, une fête inoubliable dans le carré des officiers. La joie de ses camarades se manifesta par une réception qui, pour être abritée sous un pont cuirassé en guise de coupole, n’en fut pas moins unique. Loti se laissa coudre des palmes de cocotier sur sa redingote à trois galons, et un matelot reçut l’ordre de le suivre partout avec un fauteuil de tapisserie trouvé parmi le vieux mobilier du bord. Ce matelot, taillé en Hercule, avait conquis le sobriquet de « Pelayo » à la suite d’une mémorable rencontre avec six marins espagnols qui lui avaient cassé trois dents.
À jeûn, Pelayo était doux comme les agneaux et avait des goûts de littérature ; quand il lui restait quelque argent en rentrant de bordée, il achetait des livres et avait passé un an à déchiffrer les lettres d’ Héloise et Abélard. C’est à cause de cela qu’on l’avait choisi pour suivre partout M. l’académicien dans son fauteuil.

Et les intérêts littéraires de Pelayo étaient effectivement surprenants. La correspondance publiée entre Héloise et Abélard intervient alors qu’ils sont désormais tous deux cloîtrés : leur passion se mue alors en un échange intellectuel et philosophique. Il ne s’agit pas d’un texte facile et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il ait passé une année entière à l’assimiler.

En évoquant les lectures de « ses » matelots, Pierre Loti ne fait vraisemblablement pas œuvre d’imagination, mais consigne ce qu’il a observé. Chroniqueur de la vie quotidienne des marins, il rend compte d’une réalité que connaissent tous ceux qui ont embarqué sur un navire de la Royale, qu’ils n’y aient fait qu’un bref passage ou accompli toute une carrière. On trouve sous le bachi la plus surprenante variété de talents, d’intérêts, de sensibilités, de connaissances, sans doute parce que les raisons qui conduisent à s’engager dans la Marine sont les plus diverses.

Philippe Rouyer, juin 2022