Veillée d’armes
Labbens a fait doubler les sentinelles. Lui aussi redoute que le calme apparent du secteur ne cache un danger. Seul, dans le chœur, il élabore un plan de défense rapprochée qu’il compte mettre en œuvre dès le lever du jour. Cette église entièrement close ne lui inspire qu’une confiance relative, il a décidé de faire percer des meurtrières dans les ouvertures.
- Spoiler:
- Il est minuit quand enfin il souffle sa bougie et s’endort. Dans son demi-sommeil, il entend, à côté de lui, l’enseigne de vaisseau Le Gouvello qui rentre de sa ronde et se couche à son tour.
- Rien à signaler, pense-t-il.
Dehors, deux hommes montent la garde. Depuis 23 heures, Yng s’est posté devant l’église, tandis que Gilbert Charlotte s’est installé sur l’arrière, à côté du “ presbytère ”, accroupi près d’une haie avec laquelle il se confond dans la nuit. Ils scrutent le no man’s land en avant de sa position, confiant dans les signaux que les camarades ont accroché aux haies voisines, des boîtes de conserve vides contenant des grenades défensives dégoupillées.
Les minutes s’écoulent, ponctuées du coassement profond des crapauds-buffles, du ricanement des grenouilles et, plus tenace, plus exaspérant, du zonzonnement des insectes suceurs de sang, les maringouins ou les moustiques. Mais Yng et Charlotte en ont l’habitude. Ils observent, tout en attendant la relève. Ils se sentent seuls, vulnérables, hors de l’abri des murs entre lesquels dorment les copains.
Il est minuit. Charlotte change de position, ramenant sous lui sa jambe engourdie. Geste réflexe, il frotte ses yeux de sa paume et bâille. Puis il sursaute. Loin, sans doute au pied des calcaires qui dominent le Day, une mitrailleuse fait entendre le roulement d’une longue rafale. Au bruit, Charlotte reconnaît le rythme d’une arme lourde, sans doute une 12, 7 auquel répond bientôt un autre engin.
- Ça barde, on dirait ?
Silencieusement, Yng s’est approché. Il achève son commentaire :
- Le “Pacha” m’a assuré qu’il n’y avait pas de troupes amies de ce côté-ci du Day. Ce sont sûrement les Viêts. Reste ici, je vais le réveiller...
- Ce sont les postes de Yen Phuc ou de Yen Ve, confirme quelques minutes plus tard le “Pacha” qui est sorti sur le parvis de l’église. Les pauvres se font sérieusement allumer...
Puis il réfléchit quelques secondes :
- Si les pitons rocheux se font accrocher, il se pourrait que ce soit bientôt notre tour. Je vais envoyer une patrouille ratisser les abords. Nous verrons bien.
La patrouille sort. Elle revient une demi-heure plus tard :
- Rien à signaler, les abords sont calmes...
- Restez en alerte à l’intérieur et détachez un groupe sur l’arrière de l’église, ordonne Labbens. On ne sait jamais.
Le groupe “C” de Poullelaouen est désigné. Avec lui, le quartier-maître Malécot, un robuste commando qui a presque aussi mauvais caractère que son chef, et les commandos Hochard, Le Corre et Burnichon (1). Burnichon, la “ Burniche ” pour ses camarades, est une sorte de vedette du commando, grand brun aux traits virils, très jeune premier de cinéma, d’une audace folle, d’un courage frisant l’inconscience. Nourri de la tradition de ses anciens, il rêve d’exploits fantastiques ou de bagarres désespérées. Il a vingt ans. On l’a désigné pour être en avant du groupe, au coin du bâtiment le plus éloigné. Il a accepté avec joie. Tout est calme autour de l’église. La nuit s’avance et rien n’indique un danger immédiat. À deux heures du matin, Yng et Charlotte sont normalement relevés par deux autres sentinelles, Bothorel et Masseboeuf :
- Passe-moi ton P.M., dit ce dernier à Gilbert Charlotte : je te donne ma carabine. S’il y a un incident, je préfère arroser le paysage à la MAT ; c’est plus efficace.
De temps à autre, le quartier-maître Malécot effectue un tour des postes de guet, rassure les sentinelles et leur indique la position de leurs voisins :
- Ça va bien se passer, dit-il.
En fait, lui ausi est inquiet, Vieux soldat, il a acquis au fil des années de campagne une sorte de sixième sens qui lui fait deviner les coups durs. Il affecte un optimisme qu’il n’éprouve pas, et ses inspections n’ont pour but que de rassurer les commandos isolés.
Masseboeuf veille, à l’abri de sa haie, le P.M. au creux du bras. Il a les oreilles pleines des bruits familiers de la rizière, les criquets de bambou, les grenouilles, les moustiques et le friselis du vent dans les rizières. Il lui semble aussi distinguer d’autres bruits insolites. Des craquements de branches mortes, des froissements de feuilles sèches et, sans qu’elles soient précises, des voix chuchotantes. Masseboeuf hésite à se manifester. La peur d’avoir l’air ridicule du “ bleu ” voyant des Viêts partout.
Un craquement, à sa gauche, plus net que les autres. Il n’y a pas à se tromper.
- Halte, crie-t il, puis il se déplace un peu, l’arme prête à faire feu. Rien ne répond et instantanément, les bruits se taisent. Masseboeuf pense à quelque animal, un rat affolé par la voix...
- Que se passe-t-il ?
Bothorel, son copain, placé à l’autre coin de l’église a entendu la sommation et vient au nouvelles :
- Je ne sais pas, dit Masseboeuf, mais je suis certain d’avoir repéré des bruissements, des...
- Tu as raison, moi aussi j’ai entendu. J’ai cru que c’était une bestiole.
Un bruit de pas, à quelques mètres. Les deux commandos font face :
- C’est moi, Malécot : j’ai entendu vos sommations. Quelque chose ne va pas ?
Les deux sentinelles l’informent.
- De notre côté aussi, il semble que ça grenouille ferme. D’ailleurs le second-maître Poullelaouen est allé avertir le “Pacha” : je crois qu’il se trame quelque chose. Mais ne vous inquiétez pas : nous sommes en alerte. Retournez à vos postes...
Dans l’église, Poullelaouen a réveillé son camarade Marceau Simon et il l’a renseigné sur ce qui se passait à l’extérieur. Prévenu à son tour, le “Pacha” décide d’envoyer le groupe Simon tenir la sacristie, le petit local attenant à l’église, derrière le chœur, Puis il met son commando en alerte :
- Équipez-vous dans le noir et en silence. Tenez-vous prêts à réagir au premier ordre.
Les commandos s’extraient de leurs couchettes, surpris en plein sommeil, la bouche sèche et les gestes mous. Soudain, assez loin, ils entendent une sourde explosion.
C’est un départ de mortier. Bothorel, qui se préparait à rejoindre son poste a tout juste le temps de s’aplatir contre l’un des piliers du porche. La torpille s’écrase sur le toit de l’église qui s’effondre en partie, à l’intérieur de la nef.
- Les vaches, pense Bothorel : ils ont drôlement préréglé leurs tirs. C’est sans bavures...
Mais il ne s’attarde pas. Brusquement, à quelques mètres de lui, sur sa gauche, des formes noires convergent vers l’entrée. Jusque-là, il avait cru voir des buissons. Mais il comprend. Il lâche de courtes rafales tout en hurlant :
- Alerte, les Viêts !
Il se cale contre la murette qui obstrue la porte arrose autour de lui. Une galopade lui fait tourner la tête. C’est Masseboeuf qui se replie :
- Fais attention, lui jette-t-il, derrière moi, il y a le groupe “ C ” de Poullelaouen. Ils se regroupent...
En effet, quelques secondes plus tard, surgis de l’ombre, les commandos qui se trouvaient auprès du presbytère refluent en bon ordre et pénètrent un par un dans la nef. Bothorel entre le dernier.
Tout le commando François est maintenant au complet dans l’église. Du moins c’est que pense le “Pacha” Labbens. En fait, trois hommes sont déjà manquants, les éclaireurs de queue du groupe “ C ” : Hochard, Le Corre et Burnichon. Ils sont seuls, coupés de leurs camarades, au milieu d’un régiment Viêt.