Autant dire que le pauvre chien ne ressemblait plus à grand-chose.
Reste qu'à bord, il était très apprécié et se sentait chez lui, allant et venant comme il le voulait.
A certaines heures, toujours les mêmes, il savait exactement où se trouver.
L'équipage était intimement convaincu que leur mascotte avait mis en place un véritable emploi du temps.
Comme Rex, chien emblématique de l'Amiral Charner, Popeye était le plus ancien du bord.
Il participa activement à l'armement du sous-marin et navigua neuf ans à son bord.
Comme tous ses congénères, sa présence était indispensable sur le bateau pour des raisons liées à la sécurité.
Raisons pour lesquelles il était hors de question que le sous-marin appareilla sans lui.
Comme beaucoup de chiens en mal de sensations fortes, il est pourtant arrivé à Popeye de ne pas répondre présent à l’appel.
Deux fois en effet, le départ fut retardé.
Naïvement, on attribuait ces petites fugues à quelque petite chienne qui, à l'occasion, faisait les yeux doux à Popeye en passant devant le sous-marin.
Quoique inattendues et récurrentes, les escapades du chien furent toujours excusées.
Popeye connaissait parfaitement les ordres diffusés à bord.
Quand il était à la passerelle et qu'il entendait retentir l’ordre, prendre la tenue de veille, il se précipitait près du panneau de descente.
Tous les marins le savaient de telle sorte que le premier qui descendait prenait le chien dans ses bras.
Confiant, l’animal mettait alors ses deux pattes sur les épaules de son attentionné porteur puis se plaquait contre son torse et se cramponnait pendant toute la descente.
Lorsque le sous-marin naviguait en surface et que Popeye décidait de prendre l'air, il se mettait au garde à vous devant l'échelle.
Le premier matelot qui grimpait dans le massif le prenait et le montait dans la baignoire.
Popeye étant prioritaire à bord, le pacha lui-même exécuta la manœuvre un nombre considérable de fois.
La nuit, et seulement la nuit, la mascotte dormait sur des chiffons posés sur le sol de la cuisine.
Le jour au contraire, il aimait faire de longues siestes au carré des officiers, invariablement couché sur la bannette de l'ingénieur mécanicien.
La bannette servait également de siège à la table du carré des officiers.
Curieusement, il n'en choisissait jamais une autre.
On se posa longuement la question de savoir ce que cette bannette avait de si particulier.
Pourquoi Popeye affectionnait-il celle là et pas une autre ?
La réponse se fit attendre alors qu’elle s’imposa d’elle-même.
A bord du sous-marin, l'ingénieur mécanicien ne faisait jamais de quart ; il pouvait donc s'étendre sur sa bannette quand il le voulait.
Si d'aventure Popeye squattait déjà la place, l'homme attendait patiemment que le chien daigne la lui céder pour pouvoir enfin s'allonger.
Pour le moins courtoise, cette attitude en surprit plus d’un parmi les membres d'équipage.
On su plus tard pourquoi l’ingénieur mécanicien le faisait.
Pour avoir le pied marin, il n'était jamais sujet au mal de mer et peu lui importait de devoir patienter pour que le chien consentît à libérer sa bannette ; il savait attendre et trouvait toujours à s'occuper ailleurs.
Le jour vînt où, muté sur une autre unité, l’ingénieur débarqua, immédiatement remplacé par un autre mécanicien.
Très différent de son prédécesseur, lui au contraire était sujet au mal de mer et vomissait à l’envi tripes et boyaux.
Dès le premier jour qu'il passa en mer, il fut épouvantablement malade.
Le pauvre joua de malchance car la mer ce jour là était particulièrement mauvaise.
Lorsque tournis, salivation, nausées et sueurs le prirent, il quitta le PC Opérations et se dirigea vers sa bannette dans l’espoir de pouvoir s'allonger un peu.
Seulement voilà, qui était là, bien au chaud qui dormait comme un bienheureux ?
Popeye, évidemment !
Malgré les injonctions de l'ingénieur mécanicien pour récupérer sa bannette, le chien fit la sourde oreille ; il n’est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ; pas question de céder la place.
Juste à côté, le commandant qui était dans sa chambre assistait à la scène, visiblement très amusé.
Comme Popeye, l’œil noir, ne voulait rien savoir, l’ingénieur le saisît par son collier et tira fortement, bien décidé à virer la mascotte de sa bannette.
C’était compter sans le pacha qui sortit alors de sa chambre et dit : pas question, c'est la place de Popeye !
Quand il partira de lui-même, vous reprendrez possession de votre bien !
Inutile de dire que depuis ce jour là, se tenant à distance l’un de l’autre, Popeye et l'ingénieur mécanicien se détestèrent cordialement.
Un jour de 1957, le commandant du sous-marin reçut l’ordre d’appareiller d’urgence pour aller à la recherche du sous-marin Sybille qui venait de disparaître.
C’est seulement après l’appareillage que l’on se rendît compte que Popeye n’était pas à bord.
Il avait manqué l’appareillage et personne ne s’en était rendu compte.
On avait oublié la mascotte !
C’est alors que l’on se rendît compte que les notes de service ne faisaient jamais mention de la mascotte du bord.
Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que son nom ne soit pas cité lors de l’appel.
Ne fait-elle pas partie de l’équipage ?
Bien sûr que si alors pas question pour le pacha de partir en mission de recherche sans sa mascotte.
Il donne l’ordre de faire demi tour pour aller chercher le chien.
Ce qui fut dit fut fait. Popeye attendait sur le quai.
Quelques mois plus tard, L’Africaine était en grand carénage à Lorient.
Débarqué, l'équipage logeait dans des casernements provisoires proches du bassin de radoub.
Vieillissant, Popeye commençait à manifester des signes de fatigue et de lassitude.
Visiblement, il en avait marre.
Comme beaucoup de mascottes embarquées, ce chien exceptionnel souffrait plus que la normale.
Mais exceptionnels, ne l’étaient-ils pas tous ?!
Le sous-marin devant repartir en opération, allait-on imposer à Popeye cette nouvelle mission ?
Après maintes discussions, il fut finalement décidé de le faire partir.
Peu avant l’appareillage, on téléphona au vétérinaire pour fixer un rendez-vous le lendemain.
Comme s'il avait deviné quel sinistre projet les matelots fomentaient à son endroit, Popeye se laissa mourir le soir même au coin du poêle de la chambrée.
Le lendemain, la mascotte fut embarquée sur le sous-marin qui largua ses amarres comme prévu.
Placé avec respect dans une boîte métallique lestée d’une gueuse d’une trentaine de kilos, on l’entoura du pavillon français sur lequel on apposa la Croix de guerre.
Croisant en surface au large, le pacha ordonna l'appel de l’équipage au poste de bande.
Quelques instants plus tard, tous étaient impeccablement alignés sur les plages avant et arrière.
Après une minute de silence, un bref et émouvant éloge funèbre, le commandant ordonna de déposer sur la mer la précieuse sépulture.
Voilà comment, après onze ans de bons et loyaux services, Popeye s’enfonça lentement dans les flots pour son ultime voyage.
A bord de L’Africaine, Fifille, la relève, était déjà là.
Après le désarmement de L’Africaine, elle succéda à Phallus sur le sous-marin Artémis.
Pour l’avoir côtoyé, Popeye était de ces chiens qu’aucun marin ne peut oublier, n’oublia et n’oubliera jamais.
Skagerrac
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