La route fait une douzaine de km, elle franchit un rach au pont de Giong-ong-to, c’est la zone la plus sensible du parcours, les tours de guet et les postes militaires qui jalonnent la route sont tenus par des légionnaires, ils font souvent le coup de feu la nuit au contact direct avec les viêts.
Vers la fin du parcours on arrive au poste du Puits Layne, du nom du moteur du système de pompage situé sur la route de la base, la tenue de ce point d'eau est vitale pour l’alimentation de la base, un mirador surplombe le petit local de pompage.
Le portique d'entrée de la base comporte l'inscription d'origine de 1932, année de sa construction par la Marine.
A mon arrivée le commandement de la base vient de changer, le CC Combe remplace le CC Luthereau.
L’escadrille 8S est sous les ordres du LV Durival.
Dans un hangar isolé un tas de matériel japonais est toujours stocké y compris une assez grande quantité de moteurs d’Aichi de rechange.
Le matériel roulant de la base est assez disparate, comportant même quelques véhicules japonais.
Le poste des Officiers Mariniers se trouve alors près de l’entrée, il est commun de MP à SM.
J’y retrouve mes anciens copains de cours : Bayol, Hossine, Lelionnais ainsi qu’Herbert Coste et Maurice Grand et en rencontre des nouveaux : Gaby Agnel pilote breveté R.A.F, Jacques James, Jacques Fillâtre et Robert Bellieu dit la vigie Robert Paul et René Périé eux aussi anciens « anglais » comme on appelait alors ceux qui avaient démarré leurs cours en GB.
Je suis cette fois le seul radio-volant affecté à la base, sans supérieur direct dans la spécialité.
Aucun prédécesseur ne me passe vraiment sa suite, j’entends parler de Ouvrié et de Derlot, deux trapus paraît-il, mais ils ont déjà regagné la France...
Il faut dire que je fais partie de la deuxième fournée des départs en Indo depuis la fin de la Guerre, les premiers séjournant de fin 45 à fin 47.
Je prends possession du local radio situé au centre de la base dans une villa à étage.
Il est rempli d’une montagne de matériel japonais !
J’ai pour mission de m’occuper de l’atelier et du magasin, mais la priorité est de maintenir les équipements des avions en bon état de fonctionnement, car les missions augmentent.
Je fais la découverte des nouveaux équipements, le système émission-réception d’avion A.R.I. 5206 ainsi que les ensembles terrestres WS 19 et 22 anglo-canadiens et l’ensemble américain SCR 300, tous heureusement bien connus de Max Bayol dont l’aide est alors précieuse pour moi.
Mon copain Max Bayol possède le macaron 921A et moi le 922A, depuis son arrivée il a volé sur Aichi, qui à ses dires, possède un ensemble d’émission réception japonais excellent, il est également allé chercher les Sea-Otter à Trincomalee, dans l’île de Ceylan, expériences nouvelles pour lui, jeune radio fraîchement sorti du cours comme moi, situations auxquelles il a du faire face dans des conditions difficiles, en essayant toutes sortes de matériels sans trop de documentation.
L’avantage de ma situation est toutefois mon autonomie, on m’affecte bientôt un nouveau local.
Il s’agit d’un petit hangar situé au milieu de la base dont j’occupe l’extrémité et que j’organise à mon idée pour créer atelier et bancs d’essais.
La centrale électrique de la base est assez vétuste et les coupures de courant fréquentes, j’assure les besoins en courant continu avec un vieux groupe à moteur Bernard, avec lequel j’alimente des batteries en tampon avec les équipements, il n’existe pas de redresseurs suffisamment puissants pour faire du continu à bonne puissance à partir de l’alternatif produit par la centrale.
De même qu’à Tân-son-nhut les rechanges sont rares et les dépannages encore plus empiriques, heureusement le stock japonais permet la substitution de quelques pièces importantes.
Je n’ai guère le temps d’évaluer ce matériel japonais, mais à l’image des ensembles allemands il semble que des pièces soient communes entre émetteurs et récepteurs, en particulier les tubes électroniques, astuce alors méconnue des Français...
Arrivée d’une vieille connaissance : Simon Bizien Premier maître radio-volant, que j’ai connu comme instructeur en 45 à Arzew, il est affecté à l’escadrille 8S, c’est lui qui nous traitait de crasses de meule Hossine et moi !
Ce temps est révolu, en raison de mes fonctions à la base je deviens maintenant persona gratta à ses yeux.
Simon n’a toutefois pas beaucoup changé et s’emploie à en faire baver à quelques-uns, en particulier à Gaby Agnel, auquel il fait infliger 30 jours d’arrêt avec sursis pour manque de respect envers un supérieur, il faut dire que ce dernier lui avait répondu «je ne salue pas les cons» punition qui se transforme en arrêts de rigueur secs quand Agnel emporté par sa passion du pilotage effectue un passage à basse attitude sur l’Hôpital 415 de Cholon pour y saluer une connaissance féminine, malheureusement juste au moment où l’Amiral est en visite !
Heureusement il ne restera pas longtemps aux arrêts car l’escadrille manque alors de pilotes.
Occupées par les Japonais jusqu’en 45, les installations ont été restituées en assez bon état.
Les appareils présents à mon arrivée sont deux Aichi, un Loire 130 et une dizaine de Sea-otter, je ne connaîtrais pas le Rufe un mono moteur mono flotteur, dérivé du fameux chasseur Zéro, l’unique exemplaire s’est crashé en 46 tuant son pilote.
Je ne volerai pas non plus sur Aichi car le dernier en état de vol, le 8S 13 est condamné au mois d’août.
J’effectue mes premiers vols sur Sea-otter, drôle d’oiseau anglais biplan et amphibie, frère du Walrus, mais avec un moteur tractif, je fais des vols d’essais à la fois en hydro et en terrestre, des liaisons sur Mytho, Cantho, Vinh-Long et Sadec, mais la plupart du temps des réglages de tir dans la Plaine des Joncs et des parachutages...
Rien de comparable avec les vols de longue durée que j’effectuais à la 8F, et pas de missions au Tonkin.
L’équipement radio fonctionne bien ,mais ne vaut pas celui du PBY.
Je vole le plus souvent avec Gaby Agnel ou Dassule, excellents pilotes tous les deux.
Les viets n’aiment pas trop les Sea Otter, car contrairement au PBY nous leur arrivons souvent dessus à basse attitude, et même si la vénérable machine ne fait pas de straffing, cela suffit à les désorganiser.
En septembre 48, je fais plusieurs missions à Pnom-penh, dont l’une à deux avions, avec Dassule comme pilote, avec Bizien, qui est radio sur l’autre, nous avons le temps de jeter un coup d’œil aux temples d’Angkhor-vat.
Ce mois là nous avons la visite d’un Sunderland australien, obligé de se poser à Cat-Lai pour une avarie de son A.P.U (groupe auxiliaire), l’hydravion reste quelques jours en attendant des rechanges, nous recevons l’équipage dans les règles et visitons l’hydravion, pour constater son excellent équipement radio, un mélange anglo-américain des meilleurs matériels du moment, heureux Australiens !
C’est l’époque ou nous subissons les premiers attentats sur la route, une mine saute au passage de nos véhicules lors de la liaison du matin, je suis témoin du retour du camion sanglant à la base, nous déplorons sept blessés et trois morts, le Second-maître Darciaux et deux matelots.
Le Puits Layne est aussi attaqué.
Ces attaques nous rappellent les réalités de notre insécurité, l’époque des arrêts omnibus pour prendre les nhaqués et leurs canards est bien terminée.
Des mesures sont prises immédiatement pour remplacer les liaisons routières par une navette fluviale, les mécanos équipent à la hâte une barcasse japonaise avec un moteur de camion Nissan, je me charge du montage de l’équipement radio, un ensemble 19 canadien destiné à assurer des contacts phonie avec la base et l’Unité marine de Saigon.
Et c’est avec cet engin que nous faisons l’ouverture de la liaison en suivant le Donnaï, le bras du Nhàbe et la rivière de Saigon, il faut impérativement naviguer au milieu pour éviter de se faire allumer à partir des rives, par la suite l’équipage du canot assure seul les contacts radio en phonie sans présence d’un radio.
A l’époque les vacations radio entre la base et Saigon sont doublées une fois par mois par des vacations en Scott avec le poste marine du Nhabé comme relais,le projecteur est fixé en haut de la grue.
Mais la veille n’est pas constante et ces liaisons ne sont pas opérationnelles.
Peu après nous touchons un LCM que j’équipe également en radio avec un ensemble 22 britannique et une antenne fouet en V, comme la génératrice du bord ne délivre que du courant continu 120 Volts, une simple résistance japonaise de dissipation adéquate fait l’affaire pour obtenir les 24 Volts nécessaires car le Type 22 n’est pas gourmand en courant, le récepteur fonctionne avec un vibreur.
Chez les mécaniciens l’ingéniosité et les initiatives sont d’un autre calibre ; dans l’éventualité de liaisons d’urgence par le fleuve, René Périé déjà réputé excellent mécanicien-volant, trouve le temps, entre ses missions à l’escadrille, de faire rogner les plans d’un Aichi pour réaliser un hydroglisseur...
Il combine également un réservoir et un carburateur d’Aichi afin de transformer un Sea-Otter en avion d’épandage pulvérisateur de DDT...
A Cat-Laï les moustiques sont effectivement plus nombreux qu’à Tân-son-nhut.
Je fais connaissance avec les anophèles qui me flanquent ma première crise de paludisme !
Un repos d’une semaine au Cap Saint Jacques me sera accordé pour me remettre sur pieds, j’en reviens tout de même un peu amaigri et fatigué. ! Je m’en sors bien, car pour ceux qui contractent des dysenteries amibiennes c’est une autre paire de manches, le repos à Dalat n’est pas toujours suffisant et le rapatriement sanitaire reste souvent la seule solution
A mon retour du Cap d’autres attaques viêts continuent à viser la base, des sorties plus fréquentes du groupe d’intervention permet de montrer notre vigilance et de rassurer les populations des villages voisins placés sous notre protection, mais cela ne peut empêcher la main mise nocturne des viets sur les environs, prélude à un encerclement de la base.
La station de pompage du Puits Layne est souvent harcelée, et les risques de manque d’eau se font inquiétants, vu la proximité aucune veille radio n’existe alors entre le poste et la base.
Je procède à l’installation d’un SCR 300 pour assure les liaisons phonie, le SCR 300 est un appareil de campagne, l’alimentation en courant est autonome et se fait sans batterie avec un dynamotor à manivelle entre les jambes, je participe aux premières gardes nocturnes pour en vérifier le fonctionnement, la nuit avec leurs porte-voix, les viets nous promettent de nous couper des tas de choses et nous harcèlent avec les tirs de leurs Tako, fusils japonais appelés ainsi pour leur double claquement caractéristique…
Dès son arrivée, le Cdt Combe avait demandé de renforcer les défenses de la base, avec la mise en place de canons de 75 aux endroits clés ainsi que l’affectation d’un half-track.
Malgré la dégradation de la situation il s’était efforcé de redonner le moral à tous, en incitant même certains à faire venir leurs familles ! et quelques officiers le font.
Un half-track nous est bientôt affecté, j’installe aussitôt un autre SCR 300 sur l’engin afin de pouvoir reprendre des liaisons routières sur Saigon, j’effectue quelques ouvertures de route pour familiariser les hommes d’escorte avec son fonctionnement.
C'est l'époque ou l’insécurité commence à se manifester dans le centre ville, les Viets procèdent à des attaques à la grenade dans les endroits fréquentés.
C’est ainsi qu’avec Maurice Grand et Robert Paul nous échappons de peu à un attentat dans un restaurant de la rue Chasseloup, Laubat, Gaby Agnel est également présent ce soir là.
Notre table est située non loin d’une ouverture et je suis tourné dos à la rue, nous finissons notre repas quand une grenade quadrillée, lancée de l’extérieur me frappe à l’épaulette droite avant de rouler en chuintant sur ma tranche de fromage, j’ai juste le temps de réaliser qu’elle est dégoupillée, de la saisir et de la relancer derrière moi vers la rue en gueulant "A plat ventre une grenade !".
Mais elle explose presque aussitôt, heureusement dans l’encoignure d’une porte !
Après le fracas et la retombée de la poussière nous comptons seulement quelques blessés légers parmi les clients.
Par chance aucun de nous n’est touché, à part quelques égratignures, après coup Robert Paul s’aperçoit quand même qu’il l’a échappé belle, protégé grâce à son portefeuille découpé au ras de sa poche de poitrine par un éclat dévié par son macaron ! quant à moi j’ai une pétoche rétrospective pendant un bon moment.
Le patron nous offre le champagne et un journaliste présent nous félicite pour notre sang-froid, en nous promettant un article dans le Journal de Saigon, ce qui nous fait une belle jambe.
Mes dernières heures de vol en Indochine ont lieu en mai 49 sur Loire 130.
Du 18 au 29 Mai le Loire est utilisé comme PC transmissions pour coordonner les actions de l'Opération Paddy, destinée à anéantir des camps rebelles sur l’île de Lynhon, dans la zone de Vinh Long.
C'est mon premier et dernier vol sur Loire 130, c'est le 8S15 n° 69, le seul encore en service à Cat-Lai, il est arrivé de France en 46.
C’est un hydravion à coque catapultable des années 30 embarqué à l’origine sur les croiseurs et les bâtiments de ligne, il est robuste et relativement spacieux pour sa taille, il peut transporter trois ou quatre personnes en plus des trois membres d'équipage.
La mise en route du moteur Hispano Suiza se fait à l'aide d'un démarreur à air comprimé et d'une magnéto de départ entraînée la main, curieuse coïncidence avec l’entourage local, le démarreur est de la marque Viet !
Ce sera ma seule mission sur ce vénérable appareil, car début juillet 49 ma campagne arrive à sa fin et mon ordre de départ est établi.
Je quitte l'Indochine en juillet 49 à bord du paquebot Maréchal Joffre à destination de Marseille, c’est un vieux bateau à cheminées carrées des Messageries Maritimes, mais il est plus rapide que le Dixmude qui m’avait amené en 47, le retour en France s’effectue cette fois-ci en 28 jours, contrairement au voyage aller nous n'allons pas à terre à toutes les escales mais seulement à Colombo et Aden, ce qui me permet de revoir les trafiquants de cigarettes...
Au fil du voyage toutes les petits bobos du séjour, telles que bourbouille, dartres annamites et autres, disparaissent progressivement et c'est en assez bonne forme, mais tout de même amaigri par les crises de palud, que je débarque à Marseille, j'ai le temps d’entrevoir Notre Dame de la Garde (et de dire merci du voyage à la bonne mère) avant de prendre le train à la gare St Charles pour le retour sur Paris.
Cordialement