Ils se nommaient: Gloire, Montcalm, Georges-Leygues, La Galissoniière, Jean de Vienne, la Marseillaise ; je ne connais pas leur date de sortie de leur chantier respectif.
Après la guerre, seuls restaient les trois premiers nommés.
- Spoiler:
- En 1950, j'ai eu la chance d'embarquer sur le Georges et, de ce bateau, mon premier embarquement, j'en garde un souvenir impérissable, même si ce ne fut pas le meilleur de ma carrière.André Pilon
C'est le bateau où j'ai tout appris ce que doit connaître un matelot.
Voici donc le récit de mon arrivée à Bord, à la mi-décembre 1950.Les étonnements du nouvel embarqué :Un mercredi matin de la mi-décembre 1950, ce n'est pas peu fier que je franchissais la coupée du croiseur Georges-Leygues, auréolé d'ornements disposés sur chacune de mes manches, c'est-à-dire d'un galon de laine rouge, et puis, au haut du bras gauche, de l'insigne de timonier, marques que j'avais acquises le 30 novembre dernier, à la fin de mon cours de brevet élémentaire de cette spécialité, à la fin de ce cours de six mois qui avait eu lieu au fort du Cap-Brun près de Toulon. A la coupée de ce grand bâtiment de guerre, en faction, se tenait un Q/M canonnier, trônant avec importance du haut de son mètre et quatre vingt cinq centimètres, fronçant les sourcils, afin d'évaluer si j'avais correctement salué le pavillon national hissé à la poupe du navire, comme on nous avait enseigné à le faire au cours. Le grand croiseur se trouvait alors amarré à l'appontement de Milhaud 6, sa place habituelle. J'expliquai au quartier-maître, avec des vouvoiements plus longs que mes bras nouvellement galonnés, que j'embarquais sur le croiseur, ce qu'il put constater au vu de ma feuille de route et de mon sac rempli à bloc que je venais de poser près de lui, et aussi à la façon rigide et gauche dont j'avais pu saluer vers l'arrière. Ce Q/M important (Hery) - qui devint l'un de mes bons amis, ici, et plus tard sur un autre bateau (le Golo), en Indochine - ayant pu vérifier « que je n'étais pas un espion », appela un planton qui me dirigea vers le poste E tribord, dans lequel logeaient les timoniers, les radios et les transfilistes.
Les membres du logement E3 se trouvaient alors au poste de lavage, qui est le moment matinal pendant lequel tout l'équipage œuvre à la propreté du navire. Deux matelots du service Trans, peignaient ici ou là, au plafond, sur les parois, sur les barreaux d'où les tables avaient été descendues. Un autre astiquait avec une toile émeri les épontilles, un quatrième, à genoux grattait le pont blindé, lui aussi avec une autre toile émeri très épaisse et une brosse métallique.
- Ah ! un nouveau, annonce l'un de ces corvéables ; bah ! encore un tim, précise-t-il, au vu de mon insigne, déçu que le renfort ne fût point pour son service, la radio.
- Tu sais peindre, toi, au moins, interroge un autre, un tout petit, le pinceau à la main, une coiffe blanche de bonnet sur la tête, surnommé Quiquette (J.Jouines, plus tard du Golo), vu sa taille qui n'était pas beaucoup plus importante que l'organe du même nom, et voulant sans doute m'impressionner :
Et moi de répondre naïvement :
- Mais… je suis matelot timonier… je ne suis pas peintre, je n'y connais rien en peinture. Je n'embarque pas pour faire de la peinture.
- T'en fais pas, même si t'es pas doué pour le manche du pinceau, tu vas bien t'y faire, ah !ah !ah ! on va te réserver une place dans l'équipe de la peinture de coque, et ça commence lundi prochain.
Gageons que, vu la surface de coque du Georges-Leygues, je ne tarderai pas à devenir matelot peintre autant que matelot timonier ; et je peindrai peut-être, entre les passerelles, qui sont les lieux de travail des timoniers, et les corvées de coque où tout l'équipage avait l'occasion d'intervenir, des décamètres carrés de ce croiseur !
Survient alors, un matelot timonier, (G.Biens, plus tard du Golo également) sifflotant en descendant prestement l'échelle du poste, dos aux marches, comme tous les marins savent le faire au bout de quelques jours d'embarquement (tandis que moi j'avais descendu à reculons, le derrière en avant, tenant la rampe d'une main, et de l'autre cramponnant mon sac). J'avais, à ce moment même, entendu l'un des matelots présents dire : tiens ! un biffin ; je ne savais pas que cette exclamation s'adressait à moi.
- C'est donc toi le nouveau timonier ? me demande le siffloteur, allez viens avec moi, on va commencer à faire tes mouvements, je vais te guider.
- Je me mets en tenue de sport ?
- Mais non, couillon ! il s'agit de te présenter dans tous les bureaux du bord. Et puis chez le bidel et puis voir le capitaine de compagnie, mais chez le pitaine c'est le PM qui t'y mèneras… et puis tu verras bien. Tiens ! j'ai ta feuille de mouvements, il y a vingt signatures à obtenir, avec toute les fiches à remplir, on en a quasiment pour la journée. Là-haut, il sont tous entrain de repeindre la passerelle, aujourd'hui, je coupe à la corvée. On va pas trop se presser, ajoute-t-il, presque à voix basse, la main à la bouche… La matinée va passer comme ça…
- Tu m'en diras tant ; j'avais cru comprendre que nous allions faire des mouvements de gymnastique…
Le lendemain matin, branle-bas à six heures et demie comme sur tous les bateaux de la Marine Nationale au mouillage. Pour le petit déjeuner, les tables sont disposées par les hommes désignés et, quinze minutes plus tard, alors que tous les hamacs sont obligatoirement rangés dans les bastingages, les hommes de gamelles arrivent avec ce repas matinal. L'un est allé à la cuisine et en rapporte un bidon de café, contenu dans le récipient qui sert aussi pour le vin servi aux repas de midi et du soir ; l'autre revient de la cambuse avec son assiette métallique remplie de confiture et un gros pain provenant de la boulangerie de l'arsenal, le tout pour les huit personnes que nous sommes à la table.
Il est vrai que pour mon premier petit déjeuner sur le Georges-Leygues, c'est un peu maigre ; à l'école du Cap Brun, ce repas matinal était identique, j'étais habitué. Mais je rentre de permission, j'ai passé deux semaines chez mes parents où j'ai repris mes habitudes de paysan, c'est-à-dire faire un solide repas matinal avec du salé, des rillettes, du saucisson, du fromage, parfois des œufs, le tout arrosé d'un demi-litre de rouge (selon le règlement des paysans de chez nous), suivi du café et de la goutte.
Je fais donc comme mes sept camarades, dont je ne connais pas encore tous les noms, après avoir sorti le quart et l'assiette métallique du caisson, je mange mon pain trempé dans le café qui a été sucré en cuisine ; la part de confiture qui me revient est dans mon assiette. Tout en la mangeant avec ma petite cuiller, je les observe, j'observe leurs gestes, j'écoute leurs paroles ; un matelot qui embarque pour la première fois a tout à apprendre, et Dieu sait s'il y en à apprendre sur un grand navire ! et je ne désire pas me faire traiter de biffin.
Soit dit en passant, j'ai eu de la chance, je m'attendais à quelques tours de cochon, en tant que nouvel embarqué bien naïf, un bizutage en somme ; je n'ai eu droit à rien, les hommes du poste E ont été vachement sympa !
Tout en avalant ce déjeuner bien léger, à un certain moment, au hasard des paroles prononcées par mes camarades, je crois comprendre que tout le repas n'a pas été disposé sur la table, qu'il y aurait encore autre chose à manger. Ah bon, tant mieux ! je vais pouvoir me caler l'estomac, pensai-je ; c'est peut-être un croissant ? ou encore du pain bien frais ? En effet, quelque peu échelonnés dans le temps, un des hommes responsable de la gamelle de chacune de nos trois tables qui composent le poste E3, c'est à dire vingt-quatre personnes, grimpent l'escalier quatre à quatre. La-haut, dans la coursive, on entend des pas, des voix, ce doit être tous les hommes de gamelle des autres postes qui vont et viennent, apportant chacun un croissant au moins, à leurs camarades de tablée.
Alors sans plus attendre, pour moi ce fut une grande déception, mais aussi l'apprentissage d'une coutume de la marine de cette époque. Le matelot timonier Adelé ou Henry, homme de plat de ma table, pose sur celle-ci, la fameuse gamelle double, celle que des générations de marins ont connu, qui a maintenant disparu… car on en aurait perdu les plans… dérobés par l'espionnage soviétique ajoutent les rigolos. Ce récipient est rempli de patates crues et nom épluchées ! c'est bien de la nourriture, oui mais… pour le repas de midi.
Je prends bien soin de ne pas afficher ma déconvenue et, comme les autres, il ne me reste plus qu'à ressortir mon couteau de la poche où il était rangé. En effet, c'est tout simplement la corvée de pluches parfaitement répartie.
Une des principales actions, dit-on, dans les casernes de l'armée de terre, c'est la corvée d'épluchage des patates. Ici, sur un navire de guerre, cette corvée est donc faite par table ; le personnel de chacune d'elles va en éplucher une pleine gamellée, ce qui, somme toute, n'est pas une grosse corvée. Dans un instant, les frites soigneusement épluchées et biseautées vont s'accumuler dans un énorme récipient de la cuisine équipage sous l'œil scrutateur d'un second-maître cuisinier qui inspectera le contenu des gamelles afin de détecter les tables éventuellement resquilleuses (celles-là, inutile qu'elles se présentent pour le rab) ; ce gradé responsable les pointera sur le rôle de plat, un vaste tableau noir, sur lequel toutes les tables sont inscrites.
Embarqué pendant plus d'un an sur le Georges-Leygues, comme on y distribuait des frites le jeudi et le dimanche, j'aurai donc l'occasion d'éplucher ainsi les pommes de terre une centaine de fois.
Dernière édition par PILON le Mar 5 Aoû 2008 - 16:48, édité 3 fois